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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
28.9.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

TROISIÈME SECTION

DÉCISION FINALE

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 66400/01
présentée par Şükrü TAPKAN et autres
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 28 septembre 2006 en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
R. Türmen,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 27 novembre 2000,

Vu la décision partielle du 10 février 2004,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Les requérants, dont les noms et années de naissance figurent en annexe, sont des ressortissants turcs. Ils sont représentés devant la Cour par Me T. Aslan, avocat à Izmir.

Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Le 25 février 1999, les requérants, détenus à la prison de type E d’Aydın, adressèrent au ministère de la Justice une requête sous forme de pétition par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire. Cette requête, dans sa partie pertinente, se lit comme suit :

« Les attaques et complots contre notre leader national, le président APO, symbole d’avant-garde de la libération nationale, sociale et universelle contre la colonisation, l’impérialisme et le conservatisme régional, ont été menés jusqu’à nos jours sans jamais perdre en force et en vitesse. Cette attaque a culminé en dernier lieu le 9 septembre (...) notre leader national, le président APO, a été emmené en Turquie le 16 février 1999 (...) ce complot international n’était pas dirigé uniquement contre les Kurdes et leurs leaders, mais une attaque dirigée contre les droits régionaux et mondiaux écrasés et contre les nations libres (...) Cela s’est vu encore aujourd’hui. La venue de notre leader a donné lieu [non pas] au désespoir et à l’abattement mais au soulèvement d’un peuple important et notre peuple et ses amis se sont resserrés autour de notre leader national, le président APO, dans les montagnes, dans les cachots, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, dans les métropoles de Turquie, [cela] a enflammé la résistance massive. Nous, les prisonniers du PKK et du DHP à la prison de type E d’Aydin, nous sommes au lieu central de cette résistance enflammée, de cette opération de lien avec le leader. Aucune force, aucune pression ni attaque ne pourront nous faire renoncer à cette résistance sacrée et à notre attachement. Dorénavant, non seulement notre vie, mais notre respiration sera liée au principe d’attachement au leader, le président APO (...) La venue de notre leader national, le président APO, en Turquie a justifié à notre égard toute forme de résistance et d’opération. Nous allons utiliser jusqu’au bout notre droit de résistance légitime. Nous prévenons la République de Turquie pour qu’elle respecte le droit international (...) afin d’obtenir les revendications ci-dessous, nous [entamons] une grève de la faim illimitée.

1. Que soit assurée la sécurité de la vie de notre leader national, le président APO, et que ne soient pas développées des pratiques déshonorantes ;

2. (...) que le jugement soit fait en vertu du droit international, et que la procédure assure l’égalité des parties ;

3. Que l’on permette aux observateurs internationaux de faire leur travail dans le cadre de l’affaire et ce sans entrave ;

4. Que notre leader national, le président APO, puisse s’entretenir avec ses conseillers juridiques et ses avocats et ce sans aucune entrave ;

5. Que la République de Turquie agisse en vertu du droit international de la guerre ;

6. Que soit dénoncé par les autres puissances et états le complot développé par la République de Turquie, Israël et les États-unis, et, en ce sens, qu’il soit fait pression sur la Turquie ;

7. Que soit organisée une conférence internationale kurde et que le parti PKK, qui est la volonté du peuple kurde, participe à cette conférence.

(...) nous voulons qu’il soit passé à l’action afin de satisfaire sans attente à nos revendications. Que soit maudit le complot international, vive APO ! (...) »

Le 8 mars 1999, à toutes fins utiles, le ministère de la Justice transmit cette requête au procureur de la République d’Aydın.

Le 15 mars 1999, le procureur de la République ordonna l’expertise de cette requête afin de déterminer si, de par son contenu, elle était susceptible de constituer une infraction.

Le 24 mars 1999 fut remis au procureur de la République un rapport d’expertise établi par un comité de trois experts, aux termes duquel la requête litigieuse ne constituait aucunement, de par son contenu, une incitation au crime au sens des articles 311 et 312 du code pénal. Toutefois, ce rapport conclut que ladite requête présentait les caractéristiques d’une propagande séparatiste contre l’intégrité territoriale de l’État, au sens de l’article 8 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Le rapport énonce notamment :

« B) Appréciation au regard de l’infraction de propagande terroriste (article 8 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme) :

(...)

Le [principe] juridique que l’on veut protéger par cet article est le fondement unitaire de l’État de la République de Turquie, garanti par l’article 2 de la Constitution, et sa conséquence naturelle et obligatoire qui est l’intégrité territoriale. Il est reconnu que le PKK, dont Abdullah Öcalan est le leader, est une organisation terroriste ayant pour objet de fonder un État kurde indépendant dans une partie définie de la Turquie. Dans la requête faisant l’objet du présent examen, Abdullah Öcalan, le leader du groupement terroriste PKK, [est qualifié de] « leader national », [et] les activités terroristes menées à la tête du PKK de « droit de résistance légitime ». Faisant valoir l’acceptation du groupement terroriste PKK comme « la partie en guerre » et, pour cette raison, la demande qu’Abdullah Öcalan, leader de ce groupement, soit jugé selon le droit international, ladite requête apparaît comme la conclusion d’une compréhension prenant directement pour cible l’intégrité territoriale de l’État de la République de Turquie [(...) illisible]. A la lumière de ces explications, dans cette affaire, sont réunies les caractéristiques de l’infraction de propagande séparatiste contre l’intégrité territoriale énoncée à l’article 8 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme. »

Le 13 juillet 1999, le procureur de la République inculpa les requérants du chef de propagande séparatiste contre l’intégrité territoriale et nationale de l’État de la République de Turquie et requit leur condamnation en vertu de l’article 8 § 1 de la loi no 3713.

Le 7 septembre 1999, la cour d’assises d’Aydın, agissant sur commission rogatoire de la cour de sûreté de l’État d’Izmir, tint une audience au cours de laquelle elle procéda à la lecture de l’acte d’accusation du procureur et énonça aux accusés les faits reprochés. A cette occasion, les requérants, qui n’étaient pas assistés par un avocat, déclarèrent ne pas avoir obtenu notification de l’acte d’accusation et ne pas avoir été informés à temps des motifs de leurs poursuites. Ils sollicitèrent en conséquence un délai pour préparer leur défense. Au terme de cette audience, la cour d’assises ordonna la notification de l’acte d’accusation aux requérants et leur accorda un délai pour préparer leur défense.

Le 23 septembre 1999, en l’absence des requérants, la cour de sûreté de l’État procéda notamment à la lecture du procès-verbal d’expertise, du rapport d’expertise et de la requête adressée par les requérants au ministère de la Justice. Elle prononça un report d’audience dans l’attente des dépositions des accusés faites devant la cour d’assises.

Le 24 septembre 1999, la cour d’assisses procéda à l’audition des accusés et lut leurs dépositions faites devant le procureur de la République. Neuf accusés présents à l’audience présentèrent leur défense et nièrent les faits qui leur étaient reprochés ; ils déclarèrent avoir simplement voulu exprimer leur opinion et, en aucune façon, commettre une infraction. Un accusé présent à l’audience refusa de présenter sa défense.

Le 22 octobre 1999, la cour d’assises entendit neuf accusés en leur défense, lesquels nièrent les faits reprochés, déclarant s’être contentés d’exprimer leur opinion.

Le 14 décembre 1999, la cour de sûreté de l’État nota que les requérants réitéraient leurs conclusions en défense, telles que soumises à la cour dans leurs mémoires en défense des 24 septembre et 22 octobre 1999, dans lesquels ils contestaient l’insuffisance et la partialité des conclusions du rapport d’expertise. Après avoir entendu le procureur de la République dans ses réquisitions au fond et avoir procédé à l’examen des éléments de preuve qui lui furent soumis, elle condamna les requérants à une peine de dix mois d’emprisonnement et à une amende de 666 666 666 livres turques (TRL) [environ 1 260, 50 euros (EUR)] en vertu de l’article 8 § 1 de la loi no 3713.

Relevant que l’accusé M. Tapkan avait fait l’objet d’une précédente condamnation par le tribunal correctionnel d’Antalya, elle augmenta sa peine en vertu de l’article 81 § 1 du code pénal et le condamna en conséquence à une peine de onze mois d’emprisonnement et à une amende de 672 116 666 TRL [environ 1 271 EUR].

En outre, relevant que M. Kıran avait été antérieurement condamné avec sursis à une peine d’un an et huit mois d’emprisonnement et à 44 666 666 TRL d’amende, elle prononça la levée de ce sursis et l’exécution de la peine y afférente. Elle fit de même s’agissant de M. Vural qui avait été antérieurement condamné à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis.

Le 11 janvier 2000, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur déclaration en pourvoi, ils critiquèrent le contenu du rapport d’expertise, remirent en cause son impartialité et déclarèrent que la juridiction de première instance s’était prononcée sans prendre en considération le contexte et les circonstances dans lesquelles s’inscrivait la déclaration litigieuse, statuant ainsi uniquement sur la base d’un rapport d’expertise qui ne saurait pourtant la lier. Ils soutinrent que, lors de la procédure en question, leur droit de défense n’avait pas été respecté et demandèrent en conséquence l’annulation du jugement de première instance.

Le 2 mai 2000, la Cour de cassation débouta les intéressés de leur pourvoi, suivant en cela l’avis du procureur général en date du 6 avril 2000 qui n’avait pas été communiqué aux requérants.

Le 1er juin 2000, le texte de l’arrêt fut versé au dossier de l’affaire près le greffe de la juridiction de première instance.

Le 23 décembre 2000, M. Ertaş bénéficia d’une libération conditionnelle.

Le 27 février 2001, la cour de sûreté de l’État sursit à l’exécution de la peine de M. Çetinkaya en vertu de la loi no 4616.

Le 2 mars 2001, elle prononça la libération conditionnelle de M. Kıran.

Le 11 avril 2001, elle sursit à l’exécution des peines de MM. Tan, Ertaş, Vural, Gülmez, Polat, Korkut et Keklik en vertu de la loi no 4616. La décision relative à M. Vural porte sursis à sa condamnation à dix mois d’emprisonnement et à une amende pour propagande séparatiste mais ne contient aucune mention quant à la peine antérieure dont le sursis avait été annulé en raison de la procédure litigieuse.

Le 27 avril 2001, elle sursit de même à la peine de M. Budak.

Le 30 avril 2001, elle sursit à l’exécution de la peine de MM. Kıran, Elbir, Dayan, Olsoy et Ay. La décision relative à M. Kıran précise que ce sursis vaut tant pour sa condamnation à dix mois d’emprisonnement et à une amende prononcée le 14 décembre 1999 que pour la peine antérieure dont le sursis avait été annulé en raison de la procédure litigieuse.

Le 18 mai 2001, elle sursit à l’exécution de la peine de M. Doğan.

Le 3 mars 2003, la cour d’assises de Nazilli prononça la libération conditionnelle de M. Elbir s’agissant de sa condamnation initiale pour laquelle il se trouvait incarcéré lors des faits litigieux.

Le 31 mars 2003, la cour d’assises de Bergama prononça de même la libération conditionnelle de M. Ay, s’agissant de sa condamnation initiale. Celle-ci fut effective le 12 novembre 2003.

Le 25 avril 2003, la cour de sûreté de l’État prononça également la libération conditionnelle de M. Gülmez en ce qui concerne sa condamnation initiale.

Le 6 août 2003, la cour de sûreté de l’État prononça la levée de la peine de M. Tapkan, ce eu égard à l’abrogation de l’article 8 § 1 de la loi no 3713.

Le 19 août 2003, la cour d’assises de Tekirdağ prononça la libération conditionnelle de M. Polat, s’agissant de sa condamnation initiale. Celle-ci devint effective le 28 août 2003.

Le 17 octobre 2003, la cour d’assises d’Aydin prononça la libération conditionnelle de M. Çetinkaya quant à sa condamnation initiale.

Le 27 septembre 2004, la cour d’assises d’Izmir prononça la libération conditionnelle de M. Vural quant à sa condamnation initiale.

Le 23 juin 2005, la cour d’assises d’Izmir prononça la levée de la peine des requérants, hormis M. Tapkan, assortie de toutes ses conséquences juridiques, en vertu de l’article 19 de la loi no 4928 portant abrogation de l’article 8 de la loi no 3713.

Le 24 juin 2005, le procureur de la République établit un procès-verbal aux termes duquel aucun des requérants ne fut placé en garde à vue ni détenu en exécution de la condamnation à la peine de dix mois d’emprisonnement et à l’amende prononcée à l’issue de la procédure litigieuse. Ce procès-verbal ne porte aucune mention quant à l’exécution ou non des peines afférentes aux condamnations antérieures de MM. Kıran et Vural, dont le sursis avait été annulé.

Le 29 décembre 2005, M. Budak bénéficia d’une libération conditionnelle.

B. Le droit interne pertinent

L’article 8 § 1 de la loi no 3713, tel que modifié par la loi no 4126 du 27 novembre 1995, se lisait comme suit :

« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État de la République de Turquie ou à l’unité indivisible de la nation sont prohibées. Quiconque poursuit une telle activité est condamné à une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et à une amende de cent à trois cents millions de livres turques. En cas de récidives, les peines infligées ne sont pas converties en amende. »

Cette disposition a été abrogée par la loi no 4928 du 19 juin 2003.

En vertu de l’article 251 du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, lorsque l’instruction définitive paraît terminée, la parole est donnée en premier lieu à la partie intervenante, s’il y en a une. Ensuite, le ministère public prononce son réquisitoire final. Enfin, la parole est donnée au prévenu.

GRIEFS

1. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 b) combiné avec l’article 14 de la Convention, les requérants prétendent avoir subi à maints égards, pendant les poursuites pénales engagées contre eux, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense. Ils allèguent notamment ne pas avoir été informés à temps de l’existence et du contenu du rapport d’expertise et de n’avoir pu présenter de défense après les réquisitions au fond du procureur. Ils soutiennent également que les exigences du procès équitable non pas été respectées durant la procédure devant la Cour de cassation en raison du défaut de notification de l’avis du procureur général.

2. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants allèguent une violation de leur droit à la liberté d’expression, dans la mesure où ils ont été condamnés pour avoir exprimé leur opinion sur l’arrestation d’Abdullah Öcalan.

EN DROIT

A. Exceptions préliminaires

1. Sur la qualité de victime des requérants

Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004), le Gouvernement excipe de l’absence de qualité de victime des requérants. Il précise à cet égard que leur condamnation a été déclarée nulle et non avenue par une décision judiciaire prononcée par la cour d’assises d’Izmir le 23 juin 2005, de sorte qu’ils n’ont en rien été affectés par le jugement de condamnation prononcé à leur encontre.

Les requérants contestent ces arguments.

La Cour a déjà eu l’occasion de préciser que la non-survenance d’un jugement de condamnation constitue, en vertu du droit national, un mécanisme juridique spécifique ayant pour effet d’effacer la condamnation pénale et éteindre les peines afférentes. En outre, il se présente comme un mécanisme d’apurement du casier judiciaire (Aslı Güneş, décision précitée).

Dans les circonstances d’espèce, la Cour constate que les juridictions nationales ont prononcé la levée de la peine litigieuse respectivement les 6 août 2003 et 23 juin 2005, s’agissant de M. Tapkan et des autres requérants. En outre, cette levée de peine emporte en principe effacement de la condamnation des intéressés et de sa mention sur leur casier judiciaire, mettant ainsi fin à toutes les conséquences dommageables afférentes au grief tiré du défaut d’équité de la procédure devant la cour de sûreté de l’État. En l’occurrence toutefois, aucun élément du dossier ne permet d’établir ce qu’il est advenu de l’annulation du sursis dont les peines antérieures de MM. Kıran et Vural ont fait l’objet lors de la procédure litigieuse.

Partant si les autres requérants n’apparaissant plus affectés en rien, quant à ce grief, par la condamnation dont ils ont fait l’objet et ne sauraient prétendre avoir intérêt, au sens de l’article 34 de la Convention, à poursuivre l’examen de cette partie de la requête (voir Aslı Güneş, décision précitée), les éléments dont disposent la Cour ne lui permettent pas de procéder à une telle assertion s’agissant de MM. Kıran et Vural.

Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention pour autant qu’elle concerne les requérants hormis MM. Kıran et Vural. Quant à ces derniers, la Cour estime que cette branche de l’exception pose des questions étroitement liées au fond du grief tiré de l’article 6 de la Convention. Partant, elle décide de la joindre au fond.

Quant au grief tiré de l’atteinte à la liberté d’expression, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une décision ou mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 73, CEDH 1999VI). Or, en l’occurrence, la levée de la condamnation litigieuse ne prévient aucunement ni ne répare les conséquences d’une procédure pénale dont les requérants ont directement subi les dommages en raison de l’atteinte en découlant à l’exercice de leur liberté d’expression. Partant, quant à ce grief, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement concernant l’absence de qualité de victime des requérants.

2. Sur la tardiveté de la requête

Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la présente requête pour non-respect du délai de six mois. Il soutient pour ce faire que l’arrêt de la Cour de cassation est daté du 2 mai 2000, alors que la présente requête a été introduite le 4 décembre 2000.

Les requérants contestent cette affirmation.

La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, lorsque le requérant est en droit de se voir signifier d’office une copie de la décision interne définitive, il est plus conforme à l’objet et au but de l’article 35 § 1 de la Convention de considérer que le délai de six mois commence à courir à compter de la date de la signification de la copie de la décision (voir Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997V, p. 1547, § 33). Or, lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, comme en l’espèce, la Cour estime qu’il convient de prendre en considération la date de la mise à disposition de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (voir, notamment, Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, §§ 2729, 9 juillet 2002).

En l’espèce, la Cour constate que l’arrêt de la Cour de cassation daté du 2 mai 2000 a été mis à la disposition des parties au greffe de la cour de sûreté de l’État d’Izmir le 1er juin 2000. Or, la présente requête a été introduite le 27 novembre 2000, soit dans un délai de six mois. Il convient donc de rejeter cette exception du Gouvernement.

B. Grief tiré de l’article 10 de la Convention

Les requérants soutiennent que leur condamnation pour propagande séparatiste a porté atteinte à leur droit à la liberté d’opinion et d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention, en vertu duquel :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) »

Le Gouvernement rappelle que la lettre des requérants faisait l’apologie d’un dirigeant terroriste, de sorte que l’ingérence litigieuse doit s’analyser au regard de l’article 10 § 2. Il précise que la peine des requérants a été assortie d’un sursis de sorte que ces derniers n’ont pas été inquiétés outre mesure.

Les requérants contestent ces allégations. Ils soulignent qu’hormis eux-mêmes et les agents de l’établissement pénitentiaire, personne n’avait pu lire l’écrit litigieux de sorte que l’infraction de propagande ne saurait avoir été constituée. Ils précisent en outre que leur écrit ne comporte aucun appel ni incitation à la violence mais se contente de faire part de leurs souhaits, lesquels n’ont bénéficié d’aucune publicité, de sorte que l’on ne saurait parler de séparatisme.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

C. Griefs tirés de l’article 6 de la Convention

MM. Kıran et Vural prétendent avoir subi à maints égards, pendant les poursuites pénales engagées contre eux, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense, eu égard notamment à l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation. Ils invoquent l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention en vertu duquel :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(...) »

Le Gouvernement conteste ces allégations.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ces griefs posent de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ces griefs ne sauraient être déclarés manifestement mal fondés, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Décide de joindre au fond l’exception tirée de la qualité de victime de MM. Kıran et Vural quant au grief tiré de l’article 6 de la Convention ;

Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, le grief que tous les requérants tirent de l’article 10 de la Convention, ainsi que ceux de MM. Kıran et Vural au regard de l’article 6 de la Convention ;

Déclare la requête irrecevable pour le surplus.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président


ANNEXE

Liste des requérants

1. Şükrü TAPKAN, né 1954

2. Dilaver KEKLİK, né en 1959

3. Murat DOĞAN, né en 1966

4. Mehmet Hazbin KORKUT, né en 1970

5. Hilmi OLSOY, né en 1968

6. Fuat AY, né en 1974

7. Ali BUDAK, né en 1973

8. Celalettin POLAT, né en 1971

9. Ahmet ERTAŞ, né en 1966

10. İlhami GÜLMEZ, né en 1965

11. Hamdullah KIRAN, né en 1965

12. İbrahim ELBİR, né en 1966

13. Welat ÇETİNKAYA, né en 1974

14. Hüseyin VURAL, né en 1972

15. İlhan DAYAN, né en 1974

16. Rıza TAN, né en 1974