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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
30.3.2023
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DIÉMERT c. FRANCE

(Requête no 71244/17)

ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) • Accès à un tribunal • Constat de la prescription de l’action indemnitaire du requérant en cours d’instance d’appel l’ayant privé d’un examen au fond sans lui faire supporter une charge procédurale excessive (en dépit de la négligence de la cour d’appel en matière d’audiencement)

STRASBOURG

30 mars 2023

DÉFINITIF

30/06/2023

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.
Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Diémert c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 71244/17) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Stéphane Diémert (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 25 septembre 2017,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 10 janvier, 7 février et 7 mars 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Partie civile poursuivante dans une affaire de diffamation, le requérant se vit opposer la prescription en cours d’instance d’appel, celle-ci ayant été acquise à la suite d’un renvoi ordonné à une date trop lointaine. Sous l’angle des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, il se plaint d’une atteinte disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1965 et réside à Paris. Il a été représenté par Me M. Delamarre, avocat à Paris.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Le requérant est un magistrat de l’ordre administratif. Il exerça diverses hautes fonctions au ministère de l’Outremer au cours de sa carrière, et fut détaché à compter du 1er août 2013 afin d’assumer la présidence du Haut Conseil de la Polynésie française.

5. M. Richard Tuheiava est un homme politique, qui fut élu sénateur en 2008, puis représentant à l’Assemblée de la Polynésie française en mai 2013.

6. Le 9 octobre 2013, le requérant fit citer M. Tuheiava devant la chambre correctionnelle du tribunal de première instance de Papeete du chef de diffamation envers un citoyen chargé d’un service public. Il lui reprocha d’avoir tenu, lors de la séance de l’Assemblée de la Polynésie française du 11 juillet 2013, les propos suivants :

« La fondation Progosa pour l’Afrique, créée le 7 novembre 2007 à Lomé, capitale du Togo – ça doit dire qu’que chose à madame Girardin ! [note du rédacteur : ancienne ministre de l’Outre-mer] Parce que ça dit qu’que chose à monsieur Diémert ! – afin de venir au secours des populations les plus vulnérables en Afrique de l’Ouest-Centrale, le tout, en remportant, face au concurrent sarkozyste, Vincent Bolloré, le juteux marché de la manutention portuaire du port autonome de Lomé au profit de la société franco-espagnole Progosa (...) »

Il se constitua partie civile et demanda à être indemnisé.

7. Par un jugement du 17 juin 2014, le tribunal de première instance relaxa M. Tuheiava, au motif que les propos poursuivis ne comportaient pas l’imputation d’un fait précis et déterminé. En conséquence, les demandes indemnitaires du requérant furent déclarées irrecevables.

8. Le requérant interjeta appel des dispositions civiles de ce jugement.

9. La cour d’appel de Papeete examina l’affaire pour la première fois lors de son audience du 9 octobre 2014, à laquelle les parties étaient présentes ou représentées. La juridiction fit droit à une demande de renvoi de M. Tuheiava et informa les parties que l’affaire serait examinée à l’audience du 12 février 2015. Elle procéda par simple mention au dossier.

10. Par la suite, huit autres renvois de l’affaire furent ordonnés.

11. En cours d’instance, le requérant, souhaitant remettre en cause les règles relatives à la prescription, souleva une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, tel qu’interprété par la Cour de cassation, avec les dispositions constitutionnelles garantissant le droit à un recours juridictionnel effectif et le droit à un procès équitable. Le 18 juin 2015, la cour d’appel refusa sa transmission à la Cour de cassation.

12. Par un arrêt du 10 mars 2016, la cour d’appel déclara l’appel du requérant recevable et constata la prescription de l’action civile du requérant en application de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, plus de trois mois s’étant écoulés entre l’audience du 9 octobre 2014 et celle du 12 février 2015.

13. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Il invoqua en particulier une violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention.

14. Par un arrêt du 28 mars 2017, la Cour de cassation rejeta son pourvoi par la motivation suivante :

« Attendu qu’en se déterminant ainsi, la cour d’appel a justifié sa décision, dès lors qu’il appartient à la partie civile de surveiller le déroulement de la procédure et d’accomplir les diligences utiles pour poursuivre l’action qu’elle a engagée, au besoin en faisant citer elle-même le prévenu à l’une des audiences de la juridiction, avant l’expiration du délai de prescription, et que cette obligation n’est pas incompatible avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme quand, comme en l’espèce, il n’existe pour elle aucun obstacle de droit ou de fait la mettant dans l’impossibilité d’agir ; (...) »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

  1. L’audiencement correctionnel devant la cour d’appel

15. L’article 511 du code de procédure pénale prévoit que le nombre et le jour des audiences correctionnelles devant la cour d’appel sont fixés à la fin de chaque année judiciaire pour l’année judiciaire suivante par décision conjointe du premier président et du procureur général.

16. La date à laquelle un appel sera examiné à l’audience est portée à la connaissance des parties par voie de citation à comparaître. En vertu de l’article 551 du code de procédure pénale, la citation est délivrée à la requête du ministère public, de la partie civile ou de toute administration qui y est légalement habilitée, par un huissier de justice.

17. À l’audience, la juridiction correctionnelle peut reporter l’examen de l’affaire à une date ultérieure si la bonne administration de la justice l’exige, à charge pour elle de fixer la date de renvoi (Cass. crim., 20 mai 1987, no 8696.649, Bull. crim. no 210, et 2 juin 1999, no 9884.139). La Cour de cassation précise que l’affaire doit être renvoyée à une autre audience utile (Cass. crim., 21 mars 1995, no 93-81.642, Bull. crim. no 116).

  1. La prescription de l’action civile en matière d’infractions à la loi sur la liberté de La presse

18. L’article 65 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse se lit comme il suit :

« L’action publique et l’action civile résultant des infractions à la loi sur la presse se prescrivent à l’échéance d’un délai de trois mois, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait. »

19. La prescription est acquise à l’expiration du délai précité, à moins que son cours ait été suspendu ou interrompu.

20. La Cour de cassation juge que la prescription est suspendue au profit de la partie poursuivante lorsqu’un obstacle de droit ou de fait la met dans l’impossibilité d’agir (Cass. crim., 17 décembre 2013, no 1286.393).

21. Or, elle considère que le seul fait d’introduire l’instance ne suffit pas à suspendre la prescription, mais ne fait que l’interrompre. Elle juge en effet que le droit de poursuivre l’audience pour faire juger l’affaire appartient à toutes les parties et que la partie civile, comme le ministère public, peuvent assigner le prévenu à une des audiences de la juridiction de jugement (Cass. crim., 26 janvier 1884, Bull. crim. t. 89, no 22, pp. 35-37, et 30 mai 2007, no 0686.256, Bull. crim. no 142), une telle citation interrompant la prescription.

22. Selon une jurisprudence constante et bien établie, il incombe à la partie civile de surveiller le déroulement de la procédure et d’accomplir les diligences utiles pour poursuivre l’action qu’elle a engagée, en faisant citer elle-même le prévenu à l’une des audiences de la juridiction avant l’expiration du délai de prescription au besoin (voir, parmi beaucoup d’autres, Cass. crim., 2 décembre 1986, no 86-91.698, Bull. crim., no 364, 27 juin 1990, no 8985.008, Bull. crim. no 267, 21 mars 1995, no 9381.642, Bull. crim. no 115, et 11 avril 2012, no 11-83.916). Si ces décisions concernaient pour la plupart des cas dans lesquels des appels avaient été tardivement audiencés, la Cour de cassation a également appliqué cette jurisprudence dans une hypothèse où la juridiction correctionnelle avait ordonné un renvoi à plus de trois mois en cours d’instance (Cass. crim., 20 octobre 2015, no 1487.122, Bull. crim. 2015, no 225).

23. Elle juge que cette obligation procédurale n’est pas incompatible avec les articles 6 et 13 de la Convention (Cass. crim., 21 mars 1995 et 20 octobre 2015, précités).

24. Par ailleurs, la décision de renvoi de l’examen d’une l’affaire à une audience ultérieure prononcée par un jugement ou un arrêt, en présence du ministère public, constitue un acte interruptif de prescription (Cass. crim., 21 mars 1995, no 93-81.531, Bull. crim. no 116, et 9 octobre 2007, pourvoi no 07-81.786, Bull. crim. no 239). La Cour de cassation reconnaît également le caractère interruptif d’un renvoi ordonné à l’audience, mais non formalisé par une décision, à la double condition qu’il ait été prononcé contradictoirement et qu’il ait été constaté sur les notes d’audience (Cass. crim., 28 novembre 2006, nos 0187.169 et 0585.085, Bull. crim. no 298).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 et 13 DE LA CONVENTION

25. Le requérant se plaint d’avoir été privé d’un examen au fond de son appel en raison de l’acquisition de la prescription en cours d’instance. Il invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, estime approprié d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 6 § 1, qui est ainsi rédigé :

Article 6

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

  1. Sur la recevabilité

26. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable à une plainte avec constitution de partie civile dès lors qu’elle va de pair avec une demande tendant à la réparation d’un préjudice ou à la protection d’un droit de caractère civil, à l’instar du droit de jouir d’une bonne réputation (Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 69-71, CEDH 2004-I). Elle constate qu’une demande indemnitaire a été présentée en l’espèce et que par ailleurs le Gouvernement ne discute pas du caractère réel et sérieux de cette contestation. La Cour en déduit que la requête est compatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

27. Le Gouvernement soulève cependant son irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement, au motif que ni la règle de prescription prévue à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ni la jurisprudence rendue par la Cour de cassation en la matière ne portent une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un tribunal. À cet égard, il fait valoir que la Cour a précédemment déclaré manifestement mal fondés deux griefs tirés de la violation de l’article 6 § 1, liés à l’application de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 (Chalabi c. France, no 35916/04, §§ 48-51, 18 septembre 2008, et BrunetLecomte et autres c. France, no 42117/04, §§ 54-56, 5 février 2009).

28. Toutefois, dans les affaires précitées, les griefs tirés de l’article 6 § 1 n’étaient pas relatifs au droit d’accès à un tribunal : les requérants se plaignaient au contraire du fait que les juridictions internes avaient refusé de constater la prescription de l’action engagée à leur encontre, en invoquant en substance une erreur de droit. La Cour estime donc que la présente requête s’en distingue nettement.

29. À la lumière des arguments des parties, la Cour considère que la présente requête soulève, sous l’angle de la Convention, des questions de droit et de fait qui appellent un examen au fond. Il s’ensuit qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

30. La Cour relève enfin que la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité et la déclare donc recevable.

  1. Sur le fond
    1. Thèses des parties

31. Le requérant soutient que l’interprétation de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 faite par la Cour de cassation est excessivement formaliste. Cette jurisprudence impose à la partie civile de surveiller le déroulement de la procédure et de faire citer elle-même le prévenu à l’une des audiences de la juridiction s’il s’avère nécessaire d’interrompre la prescription. Il considère que cette obligation procédurale est excessive et qu’elle cesse de servir la sécurité juridique lorsqu’elle est appliquée en cours d’instance. Il fait valoir que la prescription ne devrait plus être opposée au justiciable ayant saisi la juridiction compétente en temps utile. S’il admet que la brièveté de la prescription en matière d’infractions de presse peut contribuer à la protection de la liberté d’expression, il relève cependant que celle-ci n’est pas absolue et qu’elle peut être restreinte ou sanctionnée afin de protéger la réputation ou les droits d’autrui. Il considère que la restriction en cause est particulièrement disproportionnée à hauteur d’appel. Il fait valoir qu’il a été sanctionné, en l’espèce, pour n’avoir pas remédié à une erreur procédurale pourtant imputable à la cour d’appel de Papeete.

32. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il soutient que la disposition litigieuse, telle d’interprétée par la Cour de cassation, tend à garantir la sécurité juridique et à protéger la liberté d’expression. Il fait valoir que le requérant ne s’est pas opposé au renvoi ordonné le 9 octobre 2014, alors même que celle-ci a été ordonnée contradictoirement. Il souligne que le requérant a omis de surveiller le bon déroulement de la procédure et d’accomplir les diligences utiles à la poursuite de son action en justice. À cet égard, il avance que le requérant, qui était assisté d’un avocat, a eu connaissance de la date de renvoi choisie le jour même et qu’il s’est abstenu de faire citer son contradicteur à une audience intermédiaire dans les trois mois qui ont suivi, alors que rien n’y faisait obstacle. Il ajoute que la cour d’appel de Papeete et la Cour de cassation ont examiné contradictoirement la question de la prescription, et que le requérant a pu solliciter la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité. Il objecte enfin qu’il était loisible au requérant de porter sa cause devant les juridictions civiles.

  1. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

33. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333-B). Ce droit n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours ; les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, §§ 114115, 15 mars 2018, et Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 343, 15 mars 2022).

34. Les principes applicables à l’examen des restrictions d’accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l’affaire Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 80-86, 5 avril 2018). Lorsqu’elle statue sur la proportionnalité de telles restrictions, la Cour se montre particulièrement attentive à trois critères, à savoir i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure (Zubac, précité, §§ 90-95, et Willems et Gorjon c. Belgique, nos 74209/16 et 3 autres, §§ 80 et 87-88, 21 septembre 2021 ; voir, également, Barbier c. France, no 76093/01, §§ 27-32, 17 janvier 2006) et iii) la question de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif » (Zubac, précité, §§ 96-99, et Walchli c. France, no 35787/03, §§ 29-36, 26 juillet 2007). Par ailleurs, pour apprécier si les exigences de l’article 6 § 1 ont été respectées à hauteur d’appel ou de cassation, la Cour tient compte de la mesure dans laquelle l’affaire a été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulève des questions concernant l’équité, et du rôle de la juridiction concernée (Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, §§ 45-49, Recueil des arrêts et décisions 1996V, et Zubac, précité, § 84).

35. Enfin, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, d’interpréter la législation interne, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011).

b) Application en l’espèce

36. En l’espèce, la Cour relève que l’acquisition de la prescription de l’action indemnitaire du requérant a restreint son droit d’accès à un tribunal, en le privant d’un examen au fond de son appel. Si le requérant a pu présenter ses observations sur la prescription devant la cour d’appel et la Cour de cassation, la Cour rappelle qu’un tel accès aux juridictions de degré supérieur ne satisfait pas toujours aux impératifs de l’article 6 § 1 (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, §§ 56-57, série A no 93, et Bellet, précité, § 36).

37. S’agissant du but poursuivi par cette restriction, la Cour rappelle que la réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique (Walchli, précité, § 27, et Clinique Sainte Marie c. France (déc.), no 24562/03, 29 avril 2008). En outre, elle admet que les exigences procédurales prévues par la loi du 29 juillet 1881 ont également pour but de protéger la liberté d’expression (Vally et autre c. France (déc.), no 39141/04, 17 juin 2008) et reconnaît la légitimité d’une telle finalité. Dès lors, il reste à la Cour à déterminer s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction en cause et les buts qu’elle visait.

38. À cet égard, la Cour constate d’emblée que les prétentions du requérant ont fait l’objet d’un examen sérieux en première instance. Le tribunal de première instance de Papeete les a rejetées par un jugement motivé, au terme d’une procédure dont l’équité n’est pas discutée.

39. Elle relève ensuite que le régime du délai de prescription litigieux est précisément défini par la loi, dont l’application fait l’objet d’une jurisprudence constante (paragraphes 1821 cidessus). Elle précise que le devoir de surveillance de la procédure incombant à la partie civile, s’il fait certes peser sur le requérant une responsabilité lourde de conséquences, n’en est pas moins établi par une jurisprudence claire, accessible et bien établie (paragraphe 22 cidessus et Clinique Sainte Marie, décision précitée). La restriction en cause était donc prévisible.

40. La Cour note que le requérant ne conteste ni le principe ni la brièveté du délai de prescription litigieux. Il se plaint d’une application excessivement formaliste de son devoir de surveillance de la procédure, et fait valoir, plus largement, que la déclaration d’appel devrait avoir pour effet de suspendre la prescription (paragraphe 31 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que les délais de péremption ou de prescription figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal (Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020). Elle réaffirme ensuite que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans l’élaboration de la réglementation relative à l’accès aux tribunaux. La Cour n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce qui pourrait être la meilleure politique en la matière. En revanche, il lui appartient de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Zubac, précité, § 78).

41. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il lui revient de déterminer si la combinaison des règles procédurales en cause a fait peser sur le requérant une charge excessive. À cette fin, il convient d’abord d’identifier les raisons qui, en définitive, ont restreint le droit d’accès à un tribunal du requérant (Zubac, précité, § 90).

42. S’agissant d’une part du rôle joué par la cour d’appel de Papeete, la Cour relève que le droit interne confère aux décisions de renvoi prises par la juridiction de jugement un effet interruptif de prescription (paragraphe 24 ci-dessus) et qu’il impose à celle-ci de fixer la date de renvoi en déterminant l’audience à laquelle l’affaire pourra utilement être examinée (paragraphe 17 ci-dessus). Or, à l’audience du 9 octobre 2014, la cour d’appel a reporté l’examen de l’affaire à plus de trois mois, c’est-à-dire au-delà de l’échéance du délai de prescription (paragraphe 18 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la cour d’appel ne pouvait ignorer qu’une telle décision entraînerait la prescription. Elle estime donc que la date fixée n’était pas une « date utile » au sens du droit interne, et que l’audiencement de l’affaire procède d’un dysfonctionnement du service public de la justice.

43. S’agissant d’autre part du rôle joué par le requérant, la Cour rappelle que le droit interne lui imposait de surveiller le déroulement de la procédure et de veiller à ce que son action en justice, toujours pendante, échappe à la prescription (paragraphe 22 ci-dessus). Or, la décision de renvoi du 9 octobre 2014 a été prononcée contradictoirement, de sorte que le requérant pouvait effectivement faire citer son contradicteur à l’une des audiences de la cour d’appel pour interrompre la prescription. Les juridictions internes ont donc pu considérer que celui-ci avait manqué à son devoir de surveillance sans que cette conclusion puisse passer pour arbitraire ou déraisonnable.

44. La Cour en conclut que la cour d’appel de Papeete et le requérant ont tous deux contribué à l’acquisition de la prescription. En pareilles circonstances, pour déterminer si le requérant a dû supporter une charge procédurale excessive, la Cour doit tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire, considérée dans son ensemble, en recherchant en particulier i) si le requérant était assisté d’un avocat et s’il a agi avec la diligence requise, ii) si les erreurs commises auraient pu être évitées dès le début, iii) et si les erreurs sont principalement ou objectivement imputables au requérant ou aux autorités compétentes (Zubac, précité, §§ 91-95).

45. À cet égard, la Cour constate en premier lieu que le requérant a été assisté par un avocat spécialisé en droit pénal devant la cour d’appel et qu’il est luimême un professionnel du droit. Elle estime donc qu’il ne pouvait ignorer l’étendue de ses obligations procédurales. La Cour remarque que le requérant est à l’origine des poursuites pénales engagées à l’encontre de M. Tuheiava, et elle admet que cette circonstance peut lui conférer une responsabilité particulière dans la conduite de l’instance.

46. En deuxième lieu, elle observe que l’avocat du requérant aurait pu présenter des observations sur la demande de renvoi présentée par le prévenu à l’audience du 9 octobre 2014 ou interpeller la juridiction sur le problème lié à la fixation par les juges d’une date d’audience entraînant prescription. Or, il ne résulte pas des documents produits devant la Cour qu’il ait fait usage de cette faculté. Au contraire, le requérant reconnaît dans ses observations que son avocat s’est « [laissé] surprendre par la prescription ».

47. En troisième lieu, la Cour souligne que le requérant a eu connaissance de la date de renvoi dès le 9 octobre 2014 et qu’il a disposé d’un délai de trois mois pour faire délivrer aux parties une citation à comparaître à une autre audience. Elle considère que cette formalité procédurale, bien qu’étant nécessairement de nature à générer un coût supplémentaire pour le requérant, était simple et accessible. À cet égard, la Cour rappelle que droits procéduraux et obligations procédurales vont normalement de pair et que les parties sont tenues d’accomplir avec diligence les actes de procédure relatifs à leur affaire (Zubac, précité, § 93, et, par exemple, Clinique Sainte Marie, décision précitée).

48. Dans ces conditions, et en dépit de la négligence dont la cour d’appel de Papeete a fait preuve en matière d’audiencement, la Cour juge que le requérant n’a pas eu à supporter une charge procédurale excessive.

49. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour juge qu’en constatant la prescription de l’action du requérant en cours d’instance d’appel, les juridictions internes n’ont ni porté une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un tribunal du requérant, ni porté atteinte à la substance même de ce droit. Par conséquent, il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

  1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
  2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée commune des juges MourouVikström et Elósegui.

G.R.
V.S.


OPINION DISSIDENTE
DES JUGES MOUROU-VIKSTRÖM ET ELÓSEGUI

Nous ne partageons pas la position de la majorité de la chambre qui a conclu à une non-violation de l’article 6 de la Convention, estimant que le requérant, M. Diémert, n’avait pas subi une atteinte disproportionnée à son droit d’accès à un Tribunal.

Rappelons que le requérant souhaitait interjeter appel d’une décision de relaxe rendue en première instance dans le cadre d’une procédure en diffamation qu’il avait engagée à l’encontre de M. Tuheiava suite aux déclarations politiques de ce dernier devant l’Assemblée de la Polynésie française. Lors de l’audience du 9 octobre 2014, à laquelle l’appel devait être examiné, le prévenu, M. Tuheiava sollicita un renvoi. Le tribunal fit droit à sa demande mais fixa une date trop lointaine au regard du délai de prescription abrégée de trois mois applicable en matière de diffamation en vertu de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881.

Les juridictions nationales constatèrent la prescription de l’action, tout en indiquant que le requérant était tenu à un devoir de surveillance du déroulement de la procédure, faisant ainsi peser sur lui la responsabilité de l’acquisition de la prescription

Le requérant a donc été privé du réexamen de l’affaire au fond, la relaxe de M. Tuheiava décidée en première instance étant devenue définitive.

À certains égards, la diffamation est conçue comme étant la « chose des parties ». La jurisprudence de la Cour de cassation a d’ailleurs confirmé un devoir de veille permanent des parties civiles auxquelles il est demandé de « prendre en main la procédure » et d’avoir un rôle actif, notamment dans le lancement des citations devant les tribunaux. Nous comprenons parfaitement cette exigence.

Dans l’affaire Clinique Sainte-Marie contre France, la Cour a d’ailleurs estimé que face à l’inaction du Parquet, la partie civile aurait dû suppléer sa carence et prendre elle-même en charge la citation.

1. L’obligation procédurale pesant sur le requérant

Mais cette obligation ne doit pas faire peser un poids excessif sur les épaules des parties, et en l’occurrence du requérant, en sa qualité de partie civile.

En l’espèce, la question demeure : qu’aurait donc dû faire le requérant pour échapper au jeu de la prescription ? Deux solutions s’offraient à lui :

soit intervenir par l’entremise de son avocat, lors de l’audience, et indiquer aux juges que la date qu’ils venaient de choisir était de nature à faire encourir la prescription à leur action. Il aurait donc fallu contredire la décision du tribunal et relever publiquement une erreur des magistrats, ce qui n’est pas chose aisée. Même si le choix de la date a été décidé en présence des parties, rien n’indique qu’elle a fait l’objet d’un débat contradictoire et que les parties ont pu prendre la parole et faire valoir leurs arguments sur ce point ; seuls les magistrats disposant du calendrier des audiences, ils demeurent maître des audiencements et de la détermination d’une date « utile » conformément à la loi.

soit, prendre postérieurement à l’audience, et à ses frais, l’initiative de la citation, à une date anticipée par rapport à la date choisie.

Nous estimons que de telles exigences procédurales sont très lourdes ; reste à déterminer si elles ont déjà fait l’objet d’une validation par la Cour.

2. La jurisprudence de la Cour

L’affaire Clinique Sainte Marie est citée dans le jugement de la chambre comme un précédent fort de notre Cour qui justifierait la non-violation et validerait les exigences pesant sur la partie civile. Selon nous, la décision Clinique Sainte-Marie, qui n’est d’ailleurs pas une affaire de principe et qui pose une ligne de jurisprudence dure, se distingue de surcroît clairement de la présente affaire.

En effet, la Cour a considéré dans l’affaire Clinique Sainte-Marie que la partie civile qui avait obtenu gain de cause en première instance et n’avait donc nullement l’intention d’exercer une voie de recours, aurait dû vérifier le registre des appels et ainsi prendre connaissance du recours formé par le prévenu. Elle aurait ensuite dû faire elle-même citer le prévenu, et suppléer ainsi à l’inaction du ministère public, qui avait formé un appel incident sans toutefois formaliser une citation. Ce rôle pro-actif qui est attendu de la partie civile est bien différent ne peut pas être transposé dans la présente affaire où il demandé à la partie civile d’aller à l’encontre d’une décision d’administration judiciaire, prise par un tribunal.

La position de la majorité revient à estimer que le requérant aurait dû corriger l’erreur, ou à tout le moins la négligence des magistrats et redresser ce qui est identifié dans l’arrêt de la chambre comme un « dysfonctionnement du service public ».

Peut-on raisonnablement exiger autant d’une partie civile à un procès sans priver de sens son droit d’accès à un tribunal ?

Nous pensons qu’une telle exigence va bien au-delà du devoir de surveillance et a fait peser une charge excessive sur les épaules du requérant, ce qui est constitutif d’une violation de l’article 6 de la Convention.