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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
16.3.2023
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 64594/19
ACURIS HOLDINGS LIMITED
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 16 mars 2023 en un comité composé de :

Carlo Ranzoni, président,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête no 64594/19 contre la République française et une société de droit britannique, Acuris Holdings Limited (« la société requérante requérant »), dont le siège social est à London, représenté par Me T. Marembert, avocat à Paris, a saisi la Cour le 12 décembre 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des affaires étrangères,

les observations des parties,

le fait que le gouvernement britannique n’a pas souhaité se prévaloir de son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 1 de la Convention),

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

OBJET DE l’AFFAIRE

1. L’affaire concerne les mesures prises contre la société requérante en raison d’articles publiés dans un journal qu’elle édite sur internet, relatifs à une procédure de prévention des difficultés. La société requérante se plaint d’une violation de l’article 10 de la Convention.

2. La société requérante, dont le siège social se trouve au Royaume-Uni, est un groupe de presse qui édite notamment le journal Debtwire, un journal d’analyse et d’investigation économiques accessible sur un site Internet par abonnement.

3. La requête concerne les décisions prises par le juge des référés puis par le juge du fond à la suite de la publication en 2012 sur ce site d’articles relatifs à une procédure de prévention des difficultés (dite « mandat ad hoc ») ouverte pour un groupe industriel européen, le groupe Consolis : la décision du juge des référés ordonnant à la société requérante de retirer ces articles de son site, sous astreinte de 50 000 euros (EUR) par jour de retard, et lui interdisant « de publier quelque article que ce soit relatif aux procédures de prévention concernant [ce] groupe », sous astreinte de 50 000 EUR par manquement constaté, lesdites astreintes courant jusqu’à l’issue des procédures de prévention (ordonnance du président du tribunal de commerce de Nanterre du 16 novembre 2012 ; arrêt de la cour d’appel de Versailles du 27 novembre 2013 ; arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2015 ; arrêt de la cour d’appel de Paris du 20 avril 2017 ; arrêt de la Cour de cassation du 13 février 2019) ; la décision du juge du fond la condamnant à payer 332 185,77 EUR de dommage-intérêts au groupe Consolis (jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 29 octobre 2015 ; arrêt de la cour d’appel de Versailles du 14 septembre 2017 ; arrêt de la Cour de cassation du 13 juin 2019).

4. Ces décisions sont fondées sur le non-respect par la société requérante de la confidentialité de la procédure de mandat ad hoc prévues par l’article L. 611-15 du code de commerce, aux termes duquel : « toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité ».

5. Publiés en 2012, avant l’aboutissement des pourparlers, les articles litigieux commentaient l’ouverture de la procédure de mandat ad hoc, la seconde en deux ans, faisaient état de la situation du groupe Consolis et contenaient des données chiffrées sur les propositions faites aux créanciers et des informations sur l’état des discussions en cours, les difficultés concrètes auxquelles la société devait faire face, les efforts consentis par les créanciers et les délais de grâce obtenus. Le 4 octobre 2012, le mandataire ad hoc avait mis la société requérante en demeure de respecter la confidentialité afin de ne pas entraver le cours des négociations. La société requérante avait néanmoins publié un nouvel article le 17 octobre 2012 comportant une analyse financière du groupe Consolis.

6. Le contenu des articles litigieux est résumé dans l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 20 avril 2017 de la manière suivante :

- article du 18 juillet 2012, intitulé Consolis underperformance facilitates second mandataire appointment; Oaktree boosts loan exposure : « alors que Maitre [B.] avait été designée mandataire ad hoc par ordonnance en date du 11 juillet, [l’]article [fait] mention de cette nouvelle désignation et comport[e] de nombreux résultats chiffrés du groupe Consolis » ;

- article du 26 juillet 2012, intitulé Consolis stakeholders line up advisers as second lien/mezzanine blocks come up for auction : « alors qu’une nouvelle réunion s’était tenue le 24 juillet 2012 au cours de laquelle le mandataire ad hoc avait rappelé les obligations des participants en matière de confidentialité, [l’]article relat[e] le déroulement de celle-ci, cit[e] de nombreuses données chiffrées relatives aux résultats et aux engagements financiers du groupe Consolis et expos[e] les demandes faites aux créanciers » ;

- article du 9 août 2012, intitulé Consolis senior lenders organise informal group ahead of workout talks : « [l’]article indiqu[e] que des prêteurs seniors de Consolis, nommément designés, avaient organisé un groupe de travail informel et fai[t] le point sur l’état des discussions relativement à la restructuration de la dette ainsi que la situation financière de Consolis » ;

- article du 7 septembre 2012, intitulé Consolis restructuring talks kick start as earnings improve year-to-date to July : « [l’]article relat[e] l’état des négociations entre les parties à la procédure sous l’égide du mandataire ad hoc » ;

- article du 25 septembre 2012, intitulé Consolis suspends amortization and debt interest payments, enters conciliation : « dès le lendemain d’une réunion organisée entre les sociétés du groupe Consolis et ses prêteurs, [l’]article [mentionne] que, lors de celle-ci, la procédure est passée d’un mandat ad hoc a une conciliation, l’état des négociations entre les parties, de nombreuses données chiffrées relatives à la situation financière du groupe Consolis, les intentions des parties ainsi qu’un calendrier estimatif » ;

- article du 17 octobre 2012, intitulé Lenders come to the table as profitability decline puts covenants under pressure : « malgré la mise en demeure adressée par le conciliateur le 4 octobre 2012, un dossier de huit pages concernant les sociétés du groupe Consolis, retra[ce] la procédure de conciliation engagée par les sociétés du groupe, cit[e] les résultats obtenus ainsi que les négociations engagées avec les prêteurs ».

7. La société requérante dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention.

APPRÉCIATION DE LA COUR

8. Une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition, et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

9. En premier lieu, la société requérante soutient que l’ingérence dont elle est victime n’était pas « prévue par la loi » dès lors que, fondée sur l’article L. 611-15 du code du commerce, elle reposait sur une « loi imprévisible ». Selon elle, cette disposition se borne à imposer un devoir de confidentialité aux personnes appelées à la procédure et aux personnes qui en ont connaissance par leurs fonctions, ce qui n’inclut pas les journalistes.

10. Les principes concernant cette question sont résumés dans l’arrêt Chauvy et autres c. France (no 64915/01, §§ 43-45, CEDH 2004VI) notamment.

11. La Cour relève que l’article L. 611-15 du code du commerce oblige à la confidentialité non seulement « toute personne qui est appelée à (...) un mandat ad hoc », mais aussi toute personne « qui, par ses fonctions, en a connaissance ». La thèse de la société requérante revient à interpréter les termes « ses fonctions » comme renvoyant spécifiquement aux personnes qui exercent des fonctions en rapport avec la procédure de mandat ad hoc. La Cour de cassation a toutefois précisé dans l’arrêt qu’elle a rendu le 13 juin 2019 en la cause de la société requérante, que l’article L. 611-15 posait le principe de la confidentialité des informations relatives à cette procédure, lequel « se justifi[ait] par la nécessité de protéger, notamment, les droits et libertés des entreprises qui y recourent ». Elle a ajouté que l’effectivité de ce principe ne serait pas assurée si ce texte ne consistait pas à ériger en faute la divulgation, par des organes de presse, hormis dans l’hypothèse d’un débat d’intérêt général, des informations ainsi protégées. Or, d’une part, la société requérante ne saurait tirer argument du fait que l’article L. 611-15 ainsi interprété n’avait pas jusque-là servi de fondement à des poursuites civiles contre un organe de presse. On ne peut en effet soutenir qu’une disposition légale manque de prévisibilité du seul fait qu’elle est appliquée pour la première fois en sa cause (voir, notamment, Tête c. France, no 59636/16, § 52, 26 mars 2020). D’autre part, le but de l’article L. 611-15 étant manifestement de garantir par la confidentialité le bon déroulement de la procédure de mandat ad hoc dont peuvent bénéficier les entreprises en difficulté, l’interprétation qu’en a retenu la Cour de cassation en l’espèce était prévisible, tout particulièrement pour l’éditrice d’un média d’analyse et d’investigation économique qu’est la société requérante.

12. En deuxième lieu, la Cour constate que l’ingérence poursuivait deux des buts légitimes prévus par le second paragraphe de l’article 10, puisqu’qu’elle visait à protéger les droits d’autrui et à empêcher la divulgation d’informations confidentielles.

13. En troisième lieu, s’agissant de la nécessité, la Cour, qui renvoie aux principes énoncés notamment dans l’arrêt Stoll c. Suisse [GC] (no 69698/01, §§ 101-107, CEDH 2007V), relève que la société requérante a pu, dans l’ordre interne, faire valoir, au regard de l’article 10, ses droits, dans le respect du principe du contradictoire, à la faveur de procédures dont l’équité n’est pas en cause. Elle note que les juges internes ont dûment examiné l’affaire à l’aune de cette disposition de la Convention ainsi que cela ressort, en particulier, des arrêts de la cour d’appel de Paris du 20 avril 2017 et de la cour d’appel de Versailles du 14 septembre 2017. Après avoir rappelé que la liberté d’expression que garantit cette disposition peut être restreinte par une mesure proportionnée et nécessaire à la protection des droits d’autrui, cette dernière en a déduit que la divulgation d’informations confidentielles, non justifiée par le devoir d’information sur une question d’intérêt général, et portant atteinte aux droits d’autrui, pouvait constituer une faute de nature à engager la responsabilité civile. Elle a ensuite constaté que, contrairement aux articles publiés dans d’autre médias, qui se limitaient à des informations très générales, les informations dont la publication était reprochée à la société requérante étaient précises et chiffrées, portaient sur le contenu même des négociations en cours et leur avancée, et n’avaient pu être obtenues qu’auprès de sources qui avaient participé aux opérations dans le cadre du mandat ad hoc, et qui étaient, à ce titre, tenues par l’obligation de confidentialité. Elle a en outre considéré que la société requérante ne pouvait se prévaloir de ce que la divulgation de ces informations participait à un débat sur des questions d’intérêt général et répondait au droit du public à recevoir des informations, dès lors qu’il s’agissait d’informations précises qui intéressaient non pas le public en général, mais les cocontractants et partenaires des sociétés du groupe Consolis.

14. La société requérante fait valoir qu’elle est un organe de presse, que la liberté de la presse était en jeu, et que l’État défendeur ne disposait en conséquence que d’une marge d’appréciation restreinte pour décider de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression. La Cour ne met en cause ni la qualité d’organe de presse de la société requérante, ni le fait que les difficultés financières rencontrées par un groupe industriel tel que le groupe Consolis sont susceptibles de constituer un sujet d’intérêt général. Elle note cependant, à l’instar des juridictions internes, que les informations litigieuses comportaient des données précises et chiffrées relatives au contenu et à l’avancée des négociations menées dans le cadre de la procédure de mandat ad hoc, concernant notamment les propositions faites aux créanciers, les efforts consentis par eux et les délais de grâce obtenus. Ainsi que l’a relevé la cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 14 septembre 2017, de telles informations intéressaient les cocontractants et partenaires des sociétés appartenant au groupe Consolis plutôt que le public en général. Elles étaient, en réalité, destinées à un lectorat spécifique, susceptible d’être concerné par l’évolution de la situation du groupe Consolis. Dans ces conditions, la société requérante ne peut se prévaloir d’une protection renforcée au regard de l’article 10. La Cour en déduit que, contrairement à ce que soutient cette dernière, dans les circonstances de l’espèce, l’État défendeur disposait, pour décider de la nécessité de l’ingérence litigieuse, d’une marge d’appréciation qui n’était pas restreinte.

15. Quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour relève la nature purement civile des mesures prises par les juridictions internes. Elles tendaient non à sanctionner la société requérante en raison de la publication des articles litigieux, mais à faire cesser le trouble que cette publication avait illicitement causé au groupe Consolis puis à réparer son préjudice. Par ailleurs, elles étaient limitées à la publication d’informations relatives spécifiquement à la procédure de mandat ad hoc en cours. En outre, si le montant des dommages et intérêts est élevé, la société requérante, qui le qualifie d’exorbitant, n’apporte pas d’élément permettant d’en mesurer l’impact sur sa situation, ni ne contredit l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il « n’était pas de nature à menacer les fondements économiques » de cette dernière. Enfin, ce montant n’a pas été fixé arbitrairement ainsi que le soutient la société requérante mais, comme cela ressort des motifs de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 14 septembre 2017, résulte d’une évaluation explicite du préjudice subi par le groupe Consolis.

16. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 6 avril 2023.

Martina Keller Carlo Ranzoni
Greffière adjointe Président