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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 47064/20
Eric Marcel Robert MAUVOISIN DELAVAUD
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme cinquième section, siégeant le 16 février 2023 en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 47064/20 contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Eric Mauvoisin Delavaud (« le requérant ») né en 1964 et résidant à Le Perrier, a saisi la Cour le 19 octobre 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La présente requête concerne la condamnation du requérant pour diffamation. Celui-ci invoque les articles 6 § 1 et 10 de la Convention.
2. Le requérant est réalisateur. Les 1er et 13 septembre 2018, en tant que directeur de publication de la page Facebook « Et les cloches se sont tues » et de la chaîne YouTube « Erick Dick », il tint des propos qui lui valurent d’être cité par la société Monts Fournils enseigne « La Mie Câline » (la société) devant le tribunal correctionnel (TC) sur le fondement des articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse qui répriment la diffamation publique. Étaient en cause la publication d’une vidéo le montrant acheter un sandwich au poulet dans un magasin à l’enseigne précitée dont il se fait préciser le caractère halal du contenu ainsi que ses commentaires sur l’absence d’information et de choix du client à cet égard, dont le suivant : « D’autant plus qu’il faut savoir que l’entreprise qui vous vend, donc, ces sandwichs, reverse une taxe à l’état islamique, en fonction du poids et du kilo de viande achetés aux abattoirs halal ».
3. Le 6 décembre 2018, le TC des Sables d’Olonne condamna le requérant pour diffamation à une amende de 10 000 euros (EUR) avec sursis, et, à titre de peine complémentaire, à la publication de la décision dans le journal Ouest France et sur ses pages Facebook et YouTube durant un mois. Il le condamna également à payer à la société la somme de 2 500 EUR au titre du préjudice moral ainsi que la somme de 2 000 EUR au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale. Le tribunal retint les éléments suivants :
« (...) Attendu que cette entité état islamique est connue pour la diffusion de vidéos représentants des égorgements de personnes otages de confession non musulmane, la réalisation de tels actes, d’actes de barbarie, d’asservissement, notamment des femmes, de provocation à la commission de meurtre et d’actes terroristes dont elle se prévaut régulièrement ou de les financer, la référence d’une taxe reversée à une telle entité constitue nécessairement des propos de nature diffamatoire que ne peut ignorer une personne se présentant au surplus comme auteur de documentaire.
Attendu que le but louable d’information du consommateur doit s’exercer avec la prudence qui sied à tout journaliste ou documentariste qui a le devoir de vérifier ses informations et de ne pas les déformer, (..) il appartenait au [requérant] de rapporter la preuve que l’enseigne « La Mie Câline » reversait bien une taxe à l’entité précitée, preuve non rapportée de sorte que le tribunal ne peut qu’entrer en voie de condamnation.
Attendu qu’il convient d’une part de prévenir le public du caractère diffamatoire des propos, la publication du dispositif du présent jugement sera ordonnée (...), qu’il convient d’autre part de prévenir le renouvellement d’une telle infraction, il sera condamné à une forte peine d’amende avec sursis ».
4. Le requérant interjeta appel. Dans son mémoire, il fit notamment valoir que le financement du terrorisme par le « halal » constituait un sujet d’intérêt général, comme le montrait des études réalisées au Canada et aux USA, et que ses propos reposaient sur une base factuelle suffisante, le lien entre la certification halal et le terrorisme ou l’opacité des circuits financiers du halal français ayant été mis en évidence par des journalistes, l’International civil liberties alliance ou encore une sénatrice.
5. Le 4 juillet 2019, la cour d’appel Poitiers confirma le jugement en réformant la peine. Elle retint ce qui suit :
« (...) Le requérant apporte aux débats des éléments d’enquête tendant à prouver le lien existant entre le « halal » et le financement du terrorisme islamique en ce que les entreprises procédant à des abattages selon le rite halal reverseraient des sommes à des organismes finançant « l’état islamique ». Il indique que c’est de bonne foi et sans animosité personnelle qu’il a voulu délivrer des informations sur le fait que la Mie Câline en achetant du poulet abattu selon le rite halal, a versé de l’argent à des abattoirs qui reverseraient des taxes à l’état islamique et aurait ainsi indirectement versé de l’agent à cette entité en fonction de l’importance de ses achats.
Cependant en indiquant que « l’entreprise reverse une taxe à l’état islamique », [le requérant] n’a pas utilisé le conditionnel ni laissé entendre qu’un lien indirect existerait entre l’achat de viande halal et le financement d’organisation liées à l’État islamique. Il a, pour le moins, manqué de prudence en indiquant, sans à aucun moment en apporter la preuve par une enquête sérieuse, que la Mie Câline verse de l’argent à l’état islamique. Le procédé employé est incompatible avec la bonne foi dont il se prévaut.
(...)
Compte tenu de la gravité des faits, s’agissant de la diffamation d’une entreprise qui en a subi un important déficit d’image, compte tenu aussi de la personnalité et du comportement de l’auteur déjà condamné à six reprises et notamment pour des faits de violences il convient de prononcer une peine significative. La peine d’amende est cependant disproportionnée par rapport à ses ressources déclarées. La peine d’amende de 1500 euros dont 1000 euros seront assortis avec sursis répond davantage aux exigences [des dispositions pertinentes du code pénal]. Les peines complémentaires prononcées par le tribunal ne sauraient être confirmées puisqu’elles ne sont pas légalement encourues pour la commission de l’infraction sanctionnée.
(...)
Les vidéos ont été vues sur le réseau Internet à de très nombreuses reprises par des personnes, dont certaines convaincues par les propos diffamants, ont appelé au boycott de l’enseigne la Mie Câline. (...) le jugement (...) sera infirmé sur l’estimation des dommages et intérêts (...) le requérant sera condamné à payer à la société (...) 4 000 euros (...) ».
6. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt, invoquant la violation de l’article 10 de la Convention.
7. Le 21 avril 2020, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis.
8. Les dispositions de droit interne pertinentes en matière de diffamation ont été rappelées par la Cour dans son arrêt Morice c. France [GC], no 29369/10, § 54, CEDH 2015)
9. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence de motivation de la décision de la Cour de cassation. Invoquant l’article 10, il soutient que sa condamnation est contraire à son droit à la liberté d’expression.
APPRÉCIATION DE LA COUR
10. La Cour considère que la condamnation pénale du requérant pour diffamation publique envers un particulier constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Cette ingérence était « prévue par la loi », en l’occurrence les articles 29 et 32 de la loi de 1881 (Lacroix c. France, no 41519/12, § 36, 7 septembre 2017), et poursuivait un but légitime, celui de protéger la « réputation ou des droits d’autrui ».
11. En ce qui concerne l’appréciation de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, la Cour renvoie aux principes généraux résumés dans l’arrêt Morice précité (§§ 124 à 127).
12. Elle rappelle également les critères qui doivent guider son appréciation – et, surtout, celle des juridictions internes – de la nécessité d’une ingérence lorsque le droit à la liberté de la presse est mis en balance avec le droit à la réputation commerciale d’une société : la contribution à un débat d’intérêt général, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (OOO Regnum c. Russie, no 22649/08, § 67, 8 septembre 2020, Uj c. Hongrie, no 23954/10, §§ 19 à 24, 19 juillet 2011).
13. La Cour rappelle enfin que si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, les avantages de cet outil s’accompagnent d’un certain nombre de risques liés à leur capacité à emmagasiner et diffuser l’information et à porter atteinte aux droits de la personnalité (Société éditrice de Mediapart et autres c. France, nos 281/15 et 34445/15, § 88, 14 janvier 2021). Cela étant, il ne faut pas perdre de vue la différence entre une atteinte à la réputation d’une personne du point de vue de son statut social, susceptible d’entraîner des répercussions sur la dignité de celle-ci, et une atteinte à la réputation d’une société commerciale, laquelle n’a pas de dimension morale (OOO Regnum c. Russie, précité, § 66).
14. En l’espèce, la Cour relève que les juridictions internes ont considéré que les propos du requérant relatifs à la filière halal poursuivaient un but légitime d’information du consommateur. Elles ont par ailleurs jugé que le requérant, professionnel de l’information, n’apportait pas la preuve de ses déclarations et lui ont refusé le bénéfice de la bonne foi compte tenu de son manque de prudence dans l’expression.
15. Pour sa part, la Cour constate que le requérant se présente comme réalisateur et auteur de documentaires. Les critères énoncés plus haut sont donc susceptibles de s’appliquer.
16. Elle relève que les propos litigieux visent une société commerciale, laquelle se doit de faire preuve d’un plus grand degré de tolérance à l’égard des critiques. En effet, les grandes entreprises s’exposent inévitablement et sciemment à un examen attentif de leurs actes et, comme pour les femmes et hommes d’affaires qui les dirigent, les limites de la critique admissibles sont plus larges en ce qui les concerne (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 94, CEDH 2005‑II).
17. La Cour admet que les juridictions internes, sans l’indiquer expressément, ont considéré que les propos litigieux s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général car, outre l’information des consommateurs, ils visaient un débat sur l’existence d’un lien entre la filière halal et le financement du terrorisme.
18. Elle rappelle toutefois qu’en plus de l’intérêt général que revêt un débat libre sur les pratiques commerciales, il existe un intérêt concurrent à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises pour le bénéfice des actionnaires et des employés, et pour le bien de l’économie en général. Le fait que la plaignante est une société commerciale ne la prive pas en principe du droit de se défendre contre des allégations diffamatoires ni ne relève le requérant de son obligation de prouver la véracité des déclarations formulées (idem).
19. Or, s’agissant des propos litigieux, elle relève qu’ils contiennent une accusation de versement d’une taxe à l’« État islamique » via la filière halal. En attribuant à la société nommément désignée le financement d’un groupe terroriste, et, donc la commission potentielle d’un délit, la Cour considère que le requérant a affirmé l’existence d’un fait dont la réalité aurait dû être démontrée, seule « l’exception de vérité » étant de nature à l’exonérer de sa responsabilité. Elle rappelle que si un jugement de valeur ne se prête pas à une démonstration de son exactitude, la matérialité d’un fait peut se prouver (Morice, précité, § 126). Le requérant devait donc s’attendre à ce qu’on lui demande de fournir des éléments de nature à accréditer ses propos. Les juridictions internes, en tenant compte de son statut d’auteur de documentaires, et donc de professionnel de l’information, ont constaté qu’il avait failli à produire tout élément susceptible d’étayer ses imputations. En l’absence de base factuelle, et compte tenu de la gravité de l’accusation portée, la Cour considère que les motifs avancés par les juridictions nationales pour condamner le requérant étaient pertinents et suffisants.
20. Dans ces conditions, elle n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation portée par les juridictions nationales.
21. S’agissant, enfin, de la peine prononcée, la Cour relève que la cour d’appel a ramené le montant de l’amende infligée au requérant à 1 500 euros (EUR) dont 1 000 avec sursis, ainsi qu’à payer des dommages‑intérêts d’un montant de 4 000 EUR en réparation du préjudice moral subi par la société. Elle a fixé le montant de ces peines en tenant compte à la fois de l’impact de la diffusion, des ressources du requérant et de ses condamnations antérieures. Compte tenu de ces éléments et eu égard aux éléments développés ci-dessus, la Cour estime que la peine infligée au requérant n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi.
22. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que le grief tiré de l’article 10 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
23. S’agissant du grief du requérant tiré de l’article 6 de la Convention, la Cour rappelle que la procédure par laquelle la Cour de cassation rejette un pourvoi par une décision non spécialement motivée, en raison de l’absence de moyen de nature à entraîner la cassation, a été jugée conforme à la Convention (Magnin c. France (déc.), no 26219/08, 10 mai 2012).
24. Il s’ensuit que ce grief est également manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 9 mars 2023.
Martina Keller Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe Présidente