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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 55761/20
Marie-Antoinette BOUILLE et autres
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 9 février 2023 en un comité composé de :
Carlo Ranzoni, président,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 55761/20 contre la République française et dont trois ressortissants de cet État, (« les requérants » ; la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe), représentés par Me P. Spinosi, avocat à Paris, ont saisi la Cour le 16 décembre 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des affaires étrangères,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La présente requête concerne le suicide en prison du défunt mari et père des requérants, quelques mois après son placement en détention provisoire, à la suite de sa mise en examen pour différentes infractions en lien avec son mandat de maire.
- L’information judiciaire pour recherches des causes de la mort
2. Mis en examen et placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Perpignan le 17 décembre 2008, J.B. se suicida dans la nuit du 24 au 25 mai 2009. Il fut découvert par un surveillant pénitentiaire, aux alentours de 3 h 40, pendu aux barreaux de la fenêtre de sa cellule. Des représentants du ministère public et des services de police se rendirent immédiatement sur les lieux, à 4 heures du matin. Un médecin, le docteur G., procéda à un examen à 5 h 25 et confirma le décès par suicide. Le jour même, le parquet ouvrit une information judiciaire pour recherche des causes de la mort.
3. Le juge d’instruction saisi de l’affaire procéda à de nombreux actes. Il interrogea le magistrat instructeur chargé de l’information judiciaire ayant conduit à l’incarcération de J.B. et se fit communiquer le compte rendu d’examen psychiatrique de ce dernier, son dossier disciplinaire en détention, ainsi que certaines de ses correspondances. Le 24 mai 2009, il délivra une commission rogatoire aux fins de poursuivre les investigations, en particulier en procédant aux auditions de personnes ayant eu des contacts avec J.B. Plus de vingt personnes furent entendues (proches, membres du personnel, intervenants extérieurs et personnes détenues au même centre pénitentiaire). Par ailleurs, une autopsie réalisée le 25 mai 2009 par le docteur B. conclut au suicide par pendaison, sans intervention d’un tiers, ce qui fut ultérieurement confirmé par une analyse des prélèvements anatomopathologiques. Des courriers et les dossiers médicaux de J.B. furent saisis. Une analyse toxicologique, ordonnée par le juge d’instruction avant même qu’elle ne soit demandée par A.M.B., la veuve de J.B., conclut à l’absence d’intoxication médicamenteuse ou via des produits stupéfiants. A.M.B. reçut copie des différents rapports pour observations éventuelles. En outre, le juge d’instruction demanda la communication du cahier des rondes de l’établissement pénitentiaire. Il fit également droit à une demande d’audition de deux surveillants présents la nuit du décès, ainsi qu’à une demande d’expertise toxicologique complémentaire, qui exclut l’existence d’un surdosage ou d’un sevrage de nature à aggraver les volontés suicidaires. Il accueillit enfin la demande d’A.M.B. d’avoir accès au registre de jour de l’établissement pénitentiaire.
4. En revanche, il rejeta la demande d’audition de sa collègue magistrate en charge de l’information judiciaire qui avait conduit au placement en détention de J.B., ainsi qu’une nouvelle demande d’expertise toxicologique complémentaire.
- L’information judiciaire pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger
5. Le 14 avril 2010, la première requérante, A.M.B., déposa une plainte avec constitution de partie civile devant le tribunal judiciaire de Perpignan pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger. Les enfants de J.B., les deuxième et troisième requérants, se constituèrent également partie civile.
6. Une demande de renvoi pour cause de suspicion légitime devant une autre juridiction fut déclarée irrecevable par la Cour de cassation le 9 juin 2010 mais, à la demande du procureur général près la cour d’appel de Montpellier, l’affaire fut néanmoins dépaysée. Le 30 mars 2011, le tribunal judiciaire de Perpignan fut dessaisi au profit de celui de Toulouse. Compte tenu de l’ouverture d’une nouvelle information judiciaire, la procédure pour recherche des causes de la mort fut close et le dossier transmis à Toulouse.
7. Le 24 janvier 2012, les requérants furent auditionnés par le juge d’instruction, qui recueillit les observations d’A.M.B. quant aux diligences restant à effectuer.
8. Le 23 février 2012, le directeur de l’établissement pénitentiaire fut auditionné et placé sous le statut de témoin assisté. Le 3 avril 2012, une confrontation fut organisée entre les docteurs G. et B., afin de préciser l’heure de la mort.
9. Le 16 novembre 2012, les requérants demandèrent la réalisation d’actes complémentaires, notamment une expertise du dossier médical de J.B. Cette dernière fut ordonnée. Le 27 mai 2015, les experts conclurent que les médicaments retrouvés dans la cellule ne révélaient pas l’existence d’un sevrage de J.B. et que le traitement psychotrope qui lui avait été prescrit ne pouvait être à l’origine du suicide.
10. Le 27 juin 2016, un premier avis de fin d’information fut communiqué aux parties. Le 21 septembre 2016, les requérants sollicitèrent des actes complémentaires, notamment une nouvelle expertise médicale. Par un arrêt du 11 mai 2017, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Toulouse ordonna cette dernière et rejeta les autres demandes.
11. Le 3 juillet 2018, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non‑lieu, qui fut confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Toulouse, le 18 avril 2019. Le 17 mars 2020, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants par un arrêt ainsi motivé :
« (...) En l’état de ces énonciations, la chambre de l’instruction a, sans insuffisance ni contradiction, justifié sa décision sans méconnaître l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que l’administration a pris les mesures médicales et de surveillance nécessaires et adaptées à la situation du détenu et qu’une enquête impartiale et complète a été effectuée avec célérité sur les circonstances du décès (...) »
- Les demandes indemnitaires
12. Les 8 et 19 octobre 2009, A.M.B. déposa une requête tendant à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des services pénitentiaires devant le tribunal administratif de Montpellier. Par un jugement du 19 avril 2011, ce dernier reconnut la négligence fautive de l’administration pénitentiaire et octroya une somme de 25 000 euros (EUR) à A.M.B. en réparation des préjudices subis à la suite du décès de son époux. Ce jugement est définitif.
13. Les deux autres requérants introduisirent une réclamation préalable indemnitaire en réparation de leur préjudice moral. L’administration proposa le versement d’une somme de 10 000 EUR à chacun d’entre eux. Le 21 décembre 2011, ils acceptèrent cette proposition et rédigèrent un acte de désistement en reconnaissant que « moyennant le paiement de cette somme, [ils étaient] entièrement indemnisé[s] du préjudice subi du fait du décès de [leur] père ». Ils précisèrent toutefois que cela n’emportait pas renonciation à la plainte instruite à Toulouse et à leur constitution de partie civile. Les sommes furent versées le 15 juin 2012.
14. Les requérants invoquent la violation de l’article 2 de la Convention, sous ses volets matériel et procédural.
APPRÉCIATION DE LA COUR
- Volet matériel de l’article 2 de la Convention
15. Le Gouvernement considère que la requête doit être rejetée en raison de la perte de la qualité de victime des requérants, compte tenu tant du jugement définitif prononcé en faveur d’A.M.B. le 19 avril 2011 par le tribunal administratif de Montpellier, que de la transaction conclue entre l’administration pénitentiaire et les deux autres requérants.
16. Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de cette violation, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. De plus, lorsque le décès n’a pas été causé intentionnellement, l’octroi de dommages-intérêts par le biais d’une procédure civile ou administrative peut offrir une réparation appropriée (Molga c. Pologne (déc.), no 78388/12, § 72, 17 janvier 2017). En outre, sous le volet matériel, en matière de négligences imputables à l’État, la Cour a déjà conclu qu’au vu du règlement amiable de l’affaire au civil, compte tenu de l’utilisation des remèdes internes disponibles, de l’obtention d’une somme substantielle en dédommagement et de la renonciation à la continuation de l’affaire, on ne saurait plus se prétendre victime du grief soulevé sous l’angle du volet matériel de l’article 2 (Penati c. Italie, no 44166/15, § 154, 11 mai 2021, et Bailey c. Royaume‑Uni (déc.), no 39953/07, 19 janvier 2010).
17. D’une part, la Cour constate que la première requérante, A.M.B., qui a saisi la juridiction administrative d’un recours indemnitaire, a obtenu la condamnation de l’État à lui verser une somme de 25 000 EUR en réparation des préjudices subis, par un jugement du tribunal administratif de Montpellier dont elle n’a pas relevé appel. Ce jugement relève que « (...) dès lors qu’un risque suicidaire était présent, le maintien à la disposition de l’intéressé de la ceinture de son peignoir et de ses lacets constitue, en l’espèce, une négligence fautive ayant permis le passage à l’acte ». D’autre part, la Cour relève que les deux autres requérants ont accepté la proposition de l’État de verser 10 000 EUR à chacun d’entre eux à titre de réparation du préjudice subi du fait du décès de leur père et qu’ils ont déclaré, dans un acte de désistement, être ainsi entièrement indemnisés.
18. Dans ces conditions, la Cour considère que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes du grief qu’ils soulèvent sous l’angle du volet matériel de l’article 2 de la Convention. Cette partie de la requête est donc incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être déclarée irrecevable au sens de l’article 35 §§ 3 et 4.
- Volet procédural de l’article 2 de la Convention
19. Les requérants se plaignent, sous l’angle du volet procédural de l’article 2, des insuffisances de l’enquête réalisée à la suite du décès de leur proche (Penati, précité, § 163).
20. La Cour rappelle qu’une procédure civile, susceptible d’offrir une réparation appropriée au regard du volet matériel de l’article 2, ne saurait satisfaire à l’obligation procédurale de l’État d’enquêter sur les circonstances du décès d’une personne décédée qui se trouvait sous la responsabilité des autorités nationales (voir Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 130, 14 avril 2015, ainsi que Penati, précité, § 157‑158, Molga, précitée, § 79 et les jurisprudences citées, et Bailey, précitée). Elle note d’ailleurs que, dans le cadre de leur « acte de désistement » de toute action indemnitaire devant le juge administratif, les enfants de J.B., deuxième et troisième requérants, ont précisé ne pas renoncer à leur constitution de partie civile dans le cadre de la plainte instruite à Toulouse. Dans ces conditions, la Cour rejette l’objection du Gouvernement quant à l’absence de la qualité de victime des requérants au regard du volet procédural de l’article 2. Elle rejette également l’exception tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes, les requérants ayant poursuivi la procédure jusqu’à la Cour de cassation.
21. Sur le fond, la Cour renvoie aux principes généraux concernant l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations de violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention, tels qu’ils sont exposés dans de nombreux arrêts (voir, par exemple, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/18, §§ 229 et suivants, 30 mars 2016, ainsi que Semache c. France, no 36083/16, §§ 105-106, 21 juin 2018, et Taïs c. France, no 39922/03, § 105, 1er juin 2006).
22. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que, le jour même du décès de J.B., une première information judiciaire a été ouverte pour rechercher les causes de sa mort. Le juge d’instruction saisi de l’affaire a ordonné de nombreux actes susceptibles d’aider à la manifestation de la vérité : la communication de documents pertinents, notamment relatifs à l’état de santé, en particulier sur le plan psychiatrique, de J.B. et à l’établissement pénitentiaire où il était détenu ; l’audition de plus d’une vingtaine de personnes ayant eu des contacts avec l’intéressé, en particulier au sein de l’établissement pénitentiaire ; la réalisation de l’autopsie de J.B., ainsi que d’une analyse toxicologique, par ailleurs ultérieurement demandée par la première requérante. Le magistrat instructeur a également fait droit aux demandes de cette dernière tendant à l’audition supplémentaire de deux surveillants de la maison d’arrêt et à la communication du registre de jour de cet établissement.
23. La Cour relève ensuite que le dossier de cette procédure a été transmis à Toulouse, où avait été ouverte une autre information judiciaire pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger. Malgré le rejet pour irrecevabilité de la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime présentée par A.M.B., l’affaire avait en effet été dépaysée à l’initiative du procureur général de la cour d’appel de Montpellier. Dans le cadre de cette information judiciaire, les requérants ont été auditionnés par le juge d’instruction et associés à la conduite des investigations, qui ont conduit au placement sous le statut de témoin assisté du directeur de l’établissement pénitentiaire et à la confrontation organisée entre les docteurs G. et B. Enfin, le juge a fait droit à une demande d’actes complémentaires sur le dossier médical de J.B. et, alors que l’instruction allait s’achever, la cour d’appel a ordonné une nouvelle expertise médicale à la demande des requérants.
24. Il apparaît ainsi qu’à toutes les étapes de la procédure, les requérants, assistés de leurs avocats, ont été mis à même d’exercer effectivement leurs droits et de faire valoir leur position sur les différents points en litige. Informés du déroulement de la procédure, ils ont pu présenter des demandes d’actes, exercer des recours et formuler des observations.
25. Si les requérants se plaignent du rejet de certaines de leurs demandes, la Cour considère, eu égard aux diligences des autorités compétentes et à l’ensemble des actes ordonnés, que les refus litigieux ne sont pas, par eux‑mêmes, de nature à remettre en cause l’équité de la procédure, prise dans son ensemble (Al Fayed c. France (déc.), no 38501/02, § 81, 27 septembre 2007 ; voir également, mutatis mutandis, El Kodwa Arafat c. France (déc.), no 82189/17, § 26, 10 juin 2021). Si la Cour peut comprendre, au regard de leurs attentes, les critiques des requérants quant à certains des choix effectués et quant à l’appréciation de certains des éléments de preuve recueillis, ces désaccords ne sont pas de nature à caractériser l’existence de lacunes dans l’enquête ou de défauts entravant la capacité à établir les circonstances du décès (Al Fayed, précitée, § 82).
26. Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour considère, ainsi que l’a relevé la Cour de cassation par des motifs pertinents et suffisants, qu’aucune méconnaissance des exigences du volet procédural de l’article 2 ne peut être relevée dans les circonstances de l’espèce, les autorités compétentes ayant mené une enquête effective en vue d’établir les circonstances et la cause du décès.
27. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 9 mars 2023.
{signature_p_1} {signature_p_2}
Martina Keller Carlo Ranzoni
Greffière adjointe Président
ANNEXE
Liste des requérants
No | Prénom NOM | Année de naissance | Lieu de résidence |
1. | Marie-Antoinette BOUILLE | 1946 | Saint-Cyprien |
2. | François BOUILLE | 1981 | Paris |
3. | Frédérique BOUILLE | 1976 | Cahors |