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Rozsudek
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FILAT c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 72114/17)
ARRÊT
STRASBOURG
31 janvier 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Filat c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Jovan Ilievski, président,
Lorraine Schembri Orland,
Diana Sârcu, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 72114/17) contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Vladimir Filat (« le requérant »), né en 1969 et résidant à Chișinău, représenté d’abord par Me I. Popa, avocat à Chișinău, ensuite par Mes V. Munteanu et T. Osoianu, avocats à Chișinău et Ialoveni, a saisi la Cour le 9 août 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. O. Rotari, les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la non-publicité du procès pénal du requérant et de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention concernant la non‑convocation de témoins à décharge et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
la décision de traiter en priorité la requête (article 41 du règlement de la Cour (« le règlement »)),
les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 janvier 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne la non-publicité des débats pendant le procès pénal du requérant et l’impossibilité alléguée d’obtenir la comparution des témoins à décharge.
2. Entre 2009 et 2013, le requérant fut Premier ministre de la République de Moldova. À partir de 2014, il exerçait un mandat de député.
3. Le 15 octobre 2015, le Parlement leva son immunité parlementaire en raison des soupçons de corruption passive et de trafic d’influence. Le même jour, le requérant fut arrêté.
4. Pendant la phase de jugement, le tribunal de première instance ainsi que la cour d’appel accueillirent, malgré le désaccord du requérant, la demande du parquet de tenir des audiences à huis clos. Les juges motivèrent cette décision par le souci de ne pas préjudicier l’enquête pénale dans une autre affaire du requérant, disjointe de celle faisant l’objet de leur examen. L’affaire disjointe concernait d’autres chefs de corruption passive et de trafic d’influence, en lien avec la fraude massive dans le système bancaire moldave. Les juges soulignèrent que certains témoins dans la présente affaire devaient également être auditionnés dans le cadre de la procédure disjointe et que les dossiers du cas d’espèce et de l’affaire disjointe contenaient ou pouvaient contenir à l’avenir des informations et des preuves qui devaient être protégées dans l’intérêt de la justice.
5. En même temps, le tribunal de première instance autorisa l’audition de quatorze témoins à décharge sur une liste de trente noms fournie par le requérant. Certains de ces témoins ne s’étant pas présentés, le tribunal leur adressa à plusieurs reprises des citations. Par la suite, il rejeta la demande du requérant de les faire comparaître de force. Finalement, seulement sept témoins à décharge comparurent devant la première instance ou la cour d’appel. Parallèlement, vingt-huit témoins à charge furent auditionnés par les juges.
6. Le procès s’acheva par la décision définitive de la Cour suprême de justice du 22 février 2017. La Haute juridiction déclara notamment irrecevables les pourvois formés par les parties et confirma la condamnation du requérant à neuf ans d’emprisonnement pour corruption passive et trafic d’influence, prononcée par les instances inférieures. Les juges fondèrent la condamnation sur les dépositions d’un homme d’affaire connu, I.S., qui avait déclaré avoir donné des pots-de-vin au requérant, sur les dépositions d’autres personnes de l’entourage de I.S. et du requérant, ainsi que sur un nombre important de preuves écrites.
7. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence d’audiences publiques dans son affaire pénale. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, il allègue également que les juridictions internes n’ont pas pris des mesures effectives pour garantir la comparution à l’audience des témoins à décharge et que l’équité globale de son procès pénal s’en est trouvée atteinte.
APPRÉCIATION DE LA COUR
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION relative à l’absence de publicité des débats
8. Constatant que le grief tiré de l’article 6 § 1 concernant la non-publicité des débats pendant le procès pénal du requérant n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
9. La Cour examinera le présent grief à l’aune des principes généraux relatifs à la publicité des procédures, énoncés dans sa jurisprudence (voir, notamment, Martinie c. France [GC], no 58675/00, §§ 39-40, CEDH 2006‑VI, Yam c. Royaume-Uni, no 31295/11, §§ 52-54, 16 janvier 2020, et Kartoyev et autres c. Russie, nos 9418/13 et 2 autres, §§ 56-57, 19 octobre 2021). L’accès de la salle d’audience peut être interdit au public pendant la totalité ou une partie du procès dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, notamment lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice ; la nécessité de cette exclusion du public des débats doit être évaluée en mettant en balance le principe de la publicité des débats et les impératifs de protection des intérêts de la justice (ibidem).
10. En l’espèce, la Cour ne saurait perdre de vue que l’enquête pénale disjointe, en vue de laquelle les audiences ont été tenues à huis clos dans la présente procédure, concernait la fraude massive qui a ébranlé le système bancaire moldave. Elle ne saurait non plus exclure que le fait de rendre publics certains témoignages, éléments de preuve ou renseignements pouvait porter atteinte au bon déroulement de cette enquête, et qu’il pouvait y avoir un intérêt légitime à préserver leur confidentialité pendant la procédure suivie dans la présente affaire. Cependant, la Cour rappelle que les juges internes devaient limiter l’exclusion du public des débats à ce qui était strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, c’est-à-dire les intérêts de la justice. Elle fait remarquer que le tribunal de première instance, tout comme la cour d’appel ont tenu des audiences à huis clos durant l’intégralité du procès pénal du requérant. Or, ces instances ont motivé cette décision de manière plutôt générale, sans donner ne serait-ce que quelques indices quant aux témoignages et autres informations dont la confidentialité devait être préservée et sans démontrer que ces éléments étaient pertinents et indispensables pour la présente affaire ainsi que pour l’enquête pénale disjointe. La Cour relève également que les juges internes ont invoqué la nécessité de préserver la confidentialité des futurs éléments de preuve. À cet égard, elle redit que la possibilité théorique que des informations confidentielles soient examinées à un moment donné de la procédure ne saurait justifier la mise à l’écart du public pendant toute la durée de celle-ci (comparer Kartoyev et autres, précité, § 59). Elle observe que les instances internes n’ont pas envisagé de prendre des mesures pour limiter les effets de l’absence de publicité, par exemple en limitant l’accès aux témoignages et informations litigieux uniquement et/ou en tenant à huis clos seulement certaines audiences (ibidem).
11. À la lumière de ce qui précède et à supposer même que les autres droits de la défense aient été respectés (comparer avec Kilin c. Russie, no 10271/12, §§ 111-12, 11 mai 2021), la Cour considère qu’il n’a pas été prouvé que l’exclusion du public du procès pénal du requérant devant le tribunal de première instance et devant la cour d’appel était strictement nécessaire au regard des circonstances de l’espèce. En outre, elle relève que la Cour suprême de justice s’est prononcée seulement sur la recevabilité des pourvois exercés par les parties, sans tenir d’audience, et que cette juridiction n’a nullement remédié au défaut de publicité de la procédure devant les instances inférieures (comparer avec Izmestyev c. Russie, no 74141/10, § 94, 27 août 2019, et Kartoyev et autres, précité, § 62).
12. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 D) DE LA CONVENTION relative à la convocation des témoins à décharge
13. Eu égard aux faits de l’espèce, aux arguments des parties et à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention quant au défaut de publicité de la procédure, la Cour estime avoir examiné la principale question juridique soulevée par la requête. Elle en conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention relatif à l’impossibilité alléguée d’obtenir la comparution à l’audience des témoins à décharge (voir, notamment, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014, et K.I. c. France, no 5560/19, § 149, 15 avril 2021).
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
14. Le requérant demande 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il réclame également 8 400 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Il ne fournit pas de justificatif pour étayer cette prétention.
15. Le Gouvernement soutient que les sommes réclamées sont non étayées et excessives.
16. Statuant en équité, la Cour octroie au requérant 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
17. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour ne saurait en revanche accueillir la demande du requérant au titre des frais et dépens, dans la mesure où celle-ci n’est fondée sur aucun justificatif pertinent (article 60 § 2 du règlement).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Déclare le grief concernant le défaut de publicité de la procédure pénale du requérant recevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du défaut de publicité de la procédure pénale du requérant ;
- Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention relatif à une impossibilité d’obtenir la comparution des témoins à décharge ;
- Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, la somme de 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothee von Arnim Jovan Ilievski
Greffière adjointe Président