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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 58481/18
Stephane LENOIR RIZZO
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 19 janvier 2023 en un comité composé de :
Carlo Ranzoni, président,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 58481/18 contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Stéphane Lenoir Rizzo (« le requérant ») né en 1973 et résidant à Blay, représenté par Me I. Zribi, avocate à Paris, a saisi la Cour le 7 décembre 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des affaires étrangères,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La présente requête concerne la réalisation d’un test de dépistage du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) à l’insu du requérant, lors de son incorporation dans la marine nationale, le 9 juin 1995, afin de s’assurer de son aptitude à servir outre-mer.
2. En août 2006, le requérant sollicita la communication de son livret médical miliaire. En 2008, à la réception de celui-ci, il découvrit qu’à l’occasion d’une analyse sanguine, un dépistage du VIH avait été effectué sans qu’il en ait été informé au préalable. Ce test ne révéla pas de séropositivité.
3. Le 21 mars 2011, il saisit la Direction centrale du service de santé des armées afin d’obtenir des explications sur ce dépistage. Le 12 octobre 2011, ce service expliqua que le test avait été effectué en application de l’instruction no 196/DEF/DPMM/PA du 1er septembre 1994 relative aux normes médicales d’aptitude applicables au personnel militaire de la marine nationale qui subordonnait l’aptitude à servir en outre-mer à un dépistage des anticorps VIH. Le courrier indiquait, également, que les militaires appelés bénéficiaient de séances d’information sur le déroulement des opérations médicales d’incorporation, leur contenu et leur finalité notamment en termes d’aptitude médicale à servir dans certains emplois sans pour autant que soit prévu le recueil de leur consentement écrit à la pratique de certains examens.
4. Le 14 février 2014, le requérant présenta au ministère de la défense une demande indemnitaire préalable, chiffrée à 2 000 euros (EUR), en réparation des préjudices qu’il estimait avoir subis du fait de la réalisation de cette sérologie, en méconnaissance des dispositions des articles L. 1111-2 et L. 1111-4 du code de la santé publique (CSP, paragraphe 9 ci-dessous).
5. Cette demande ayant été implicitement rejetée, le requérant saisit la Commission de recours des militaires (CRM), au titre d’un recours administratif préalable obligatoire à la saisine du juge. Par une décision du 6 mai 2015, sur avis défavorable de la CRM, le ministre de la Défense rejeta son recours au motif qu’il n’avait pas établi avoir subi un préjudice, le résultat de la sérologie étant négatif.
6. Par un jugement du 20 octobre 2016, le tribunal administratif de Caen rejeta la requête du requérant tendant à ce que l’État lui verse la somme de 5 000 EUR au titre de son préjudice. Il retint que le service de santé des armées avait commis une faute mais considéra que le test de dépistage ne lui avait causé aucun préjudice pour les motifs suivants :
« Considérant que le fait de pratiquer un test de dépistage du VIH en 1995 sans en avertir expressément le patient au préalable constitue une faute, notamment au regard des règles du code de déontologie qui imposent aux médecins de fournir aux personnes qu’ils examinent une information loyale, claire, et appropriée sur les investigations qu’ils envisagent ; (...)
Considérant que la faute commise par le service de santé des armées (...) est de nature à engager la responsabilité de l’État pour faute à l’égard du requérant ; qu’il résulte toutefois de l’instruction que ce test qui est nécessaire pour éviter certaines contre-indications aux militaires naviguant outre-mer et qui a permis à l’intéressé de connaître son absence de séropositivité ne peut, dans cette mesure, être regardé comme lui ayant porté un quelconque préjudice ; que si l’intéressé invoque le caractère fortuit de sa découverte du test de dépistage du VIH pratiqué et mentionne son vif ressentiment à l’idée de n’y avoir pas consenti, alors que trois années se sont écoulées entre cette découverte en 2008 et sa demande de communication des motifs du dépistage en 2011, il ne verse aucun élément, notamment aucun témoignage, de nature à justifier l’existence d’un préjudice moral ; que le requérant, sans faire valoir d’autres éléments tels qu’une discrimination à son égard, se borne à soutenir que la circonstance qu’il n’a pas été informé de la réalisation du dépistage suffit à caractériser l’existence d’un préjudice dit d’impréparation, qui toutefois ne saurait se déduire de la seule méconnaissance des droits du patient à être informé et à donner un consentement libre et éclairé ; qu’ainsi [le requérant] n’établissant en l’espèce ni la réalité ni l’ampleur des préjudices allégués, ses conclusions indemnitaires doivent être rejetées (...) ».
7. Le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement en invoquant la violation de l’article 8 de la Convention.
8. Le 7 juin 2018, le Conseil d’État, après avoir annulé le jugement pour une irrégularité procédurale, réglant l’affaire au fond, rejeta le pourvoi par une décision fondée sur l’absence de faute :
« (...) 6. Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’à l’occasion d’un prélèvement sanguin effectué en juin 1995 et auquel [le requérant] avait consenti en vue de son incorporation dans la marine nationale, le service de santé des armées a réalisé un test de dépistage sérologique du VIH ; que ce test était prévu pour le personnel de la marine nationale par l’instruction (...) du 1er septembre 1994 (...), en vigueur au moment des faits en cause, pour déterminer l’aptitude du personnel à servir outre-mer ; que [le requérant] ne peut utilement se prévaloir des dispositions de l’article R. 4127-36 du [CSP, paragraphe 9 ci-dessous] relatives au consentement du patient, qui n’étaient pas en vigueur à l’époque ; que, par suite, il n’est pas fondé à soutenir que le service de santé des armées aurait commis une faute en pratiquant ce test sans recueillir son consentement préalable ; qu’il n’est pas non plus fondé à soutenir que le service de santé des armées aurait manqué à son devoir d’information à son égard, alors que le test de dépistage du VIH était prévu par la réglementation en vigueur ; »
9. En France, l’article 36 du code déontologie médicale, tel qu’issu du décret no 95-1000 du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale, prévoit la recherche du consentement systématique du patient. Par ailleurs, la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a inséré dans le CSP les articles L. 1111-2 et L. 1111-4 relatifs au devoir d’information et à la recherche d’un consentement libre et éclairé du patient. L’article R. 4127-36 du CSP prévoit également que « Le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas ». Enfin, l’instruction no 4392/DEF/DCSSA/AST du 18 décembre 2002 a précisé que « Le dépistage systématique à l’engagement, avant départ et après retour d’outre-mer ou d’opérations extérieures n’est plus indiqué ».
10. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit au respect de sa vie privée, aux motifs qu’il aurait été porté atteinte à la confidentialité de ses données personnelles à caractère médical et au droit de consentir à la destination des produits de son corps.
APPRÉCIATION DE LA COUR
11. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’article 35 § 3 b) de la Convention, aux termes duquel :
« 3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :
(...)
b) que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond. »
12. Le Gouvernement soutient, en premier lieu, que le requérant n’a pas subi de préjudice important à raison de la réalisation du test du VIH. Ce test, pratiqué en sus d’une analyse sanguine à laquelle il a consenti, et son résultat, ne lui auraient causé aucun préjudice personnel ou professionnel, au point qu’il n’en a eu connaissance que de nombreuses années après. En outre, le résultat du test figurait uniquement dans son dossier médical militaire qui est couvert par le secret médical. Enfin, selon le Gouvernement, le requérant n’a pas démontré que l’enjeu et l’issue de la procédure revêtait un intérêt majeur à ses yeux dès lors qu’il a attendu trois ans, après avoir obtenu les résultats (négatifs) de son test, pour présenter sa réclamation à l’administration, sans faire état de difficultés qui l’aurait empêché d’agir avec plus de célérité.
13. Le Gouvernement soutient, en second lieu, que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas un examen de la requête au fond. La requête ne pose pas, selon lui, une question de principe qui serait nouvelle, qu’il s’agisse du consentement du patient (décisions de la Commission dans les affaires X. c. Autriche, no 8278/78, 13 décembre 1979, Acmanne et autres c. Belgique, no 10435/83, 10 décembre 1984 et Peters c. Pays-Bas, no 21132/93, 6 avril 1994) ou de la confidentialité des données médicales (Z c. Finlande, 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Il souligne, par ailleurs, que le grief du requérant ne présente plus qu’un intérêt historique dès lors que le cadre juridique en vigueur à l’époque des faits a été abrogé et/ou a évolué (paragraphe 9 ci‑dessus). Enfin, il fait remarquer qu’en l’état de ses recherches, aucun autre militaire n’a engagé d’action en responsabilité similaire à celle du requérant. Les faits de l’espèce ne révèleraient donc pas l’existence d’un problème systémique.
14. Le requérant soutient que, en ne recueillant pas son consentement, les autorités militaires ont porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée, lui causant nécessairement un préjudice moral. Il précise que ce préjudice est corroboré par les témoignages de son entourage, qu’il produit devant la Cour, et qui font état de perturbations d’ordre psychologique dont il a souffert. Il ajoute que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention exige que son affaire soit examinée au fond car, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, elle concerne une question que la Cour n’a pas encore tranchée, d’une part, et porte sur une problématique toujours d’actualité, d’autre part, comme le montrerait l’existence récente de pratiques similaires dans le monde sportif professionnel (comme les tests de grossesse pratiqués à l’insu de joueuses de handball).
15. La Cour renvoie aux principes développés dans sa jurisprudence concernant le critère d’absence de préjudice important (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, CEDH 2010, Giusti c. Italie, no 13175/03, §§ 24-36, 18 octobre 2011, Musa Kaya c. Turquie et 3 autres requêtes (déc.), no 6992/18, 19 janvier 2021).
16. En particulier, elle rappelle que la notion de « préjudice important » renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale. Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint un tel seuil, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera en particulier l’enjeu de la procédure nationale ou son issue. Enfin, la gravité d’une violation doit être appréciée compte tenu à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée (Korolev, décision précitée).
17. La Cour reconnaît que les faits litigieux soulèvent une question de principe pour le requérant. Cela est néanmoins insuffisant pour conduire la Cour à conclure qu’il a subi en l’espèce un préjudice important. En effet, l’impression subjective d’un requérant quant aux conséquences des violations alléguées de la Convention doit pouvoir être justifiée par des motifs objectifs (Korolov, précité). Or, la Cour ne décèle pas de justifications semblables en l’espèce.
18. En effet, elle relève, premièrement, que la sérologie du requérant s’est avérée négative et qu’il n’a donc pas subi de préjudice moral lié à la divulgation d’une affection dont il aurait été porteur (comparer avec les affaires Z, précité, § 96, et Y.G. c. Russie, no 8647/12, §§ 44-45, 30 août 2022). Elle constate, deuxièmement, que le résultat du test litigieux figurait uniquement dans le dossier médical militaire du requérant, couvert par le secret médical, le préservant ainsi de toute communication d’éléments confidentiels se rapportant à sa santé. Elle souligne, troisièmement, après avoir relevé que le requérant avait attendu onze ans pour solliciter la communication de son livret médical, qu’il a demandé au service de santé des armées la communication des motifs du dépistage dont il avait fait l’objet trois années après en avoir pris connaissance et attendu encore trois ans à compter de la réception de ces informations pour présenter une réclamation. La Cour considère qu’un tel manque de diligence de la part du requérant qui soutient pourtant avoir enduré de lourdes souffrances morales est de nature à contredire tant ses allégations que les témoignages qu’il a produits quant à l’importance du préjudice prétendument subi.
19. Dans ces conditions, la Cour considère que rien au dossier produit devant elle ne permet d’établir que, dans les circonstances de l’espèce, les faits dénoncés par le requérant ont eu des conséquences significatives sur sa situation personnelle telles qu’il puisse se prévaloir d’un préjudice important du fait de la violation alléguée.
20. Reste donc à savoir si la clause de sauvegarde trouve à s’appliquer.
21. À cet égard, la Cour relève qu’il est avancé par le Gouvernement, sans être contesté par le requérant, que les tests de dépistage systématiques du VIH dont il est question en l’espèce ont été supprimés par une instruction de 2002. Elle note également que la législation française a consacré en 2002 l’obligation de recueillir le consentement libre de la personne examinée ou soignée (paragraphe 9 ci-dessus). Elle en déduit que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas un examen de la requête au fond. Elle rappelle qu’une telle conclusion peut être tirée de la seule circonstance que la question dont elle est saisie a été réglée au plan interne, de sorte que l’affaire ne présente plus qu’un intérêt historique sur ce point (voir, par exemple, mutatis mutandis, Kiril Zlatkov Nikolov c. France, nos 70474/11 et 68038/12, § 65, 10 novembre 2016). La Cour rappelle, par ailleurs, que des questions similaires à la présente espèce ont été résolues dans d’autres affaires portées devant elle (voir sur l’importance du consentement des patients, Seyit Baytüre et autres contre Turquie (déc.), no 3270/09, 12 mars 2013 et, plus récemment, l’ensemble des références citées dans Reyes Jimenez c. Espagne, no 57020/18, §§ 29 et 30, 8 mars 2022 ; voir, également, en matière de dépistage du VIH dans les prisons, Cătălin Eugen Micu c. Roumanie, no 55104/13, § 56, 5 janvier 2016 ; voir, enfin, sur le droit à être informé sur son état de santé et le respect du caractère confidentiel des informations sur la santé, notamment des informations relatives à la séropositivité, Z et Y.G., précités, § 96 et §§ 44-45, ainsi que, récemment, M.K. c. Ukraine, no 24867/13, § 34, 15 septembre 2022). Un examen au fond de la présente requête n’apporterait pas de nouvel élément à ce sujet.
22. Au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, la Cour accueille l’exception du Gouvernement et conclut que cette requête doit être déclarée irrecevable pour « absence de préjudice important » en application de l’article 35 § 3 b) de la Convention, tel qu’amendé par les Protocoles nos 14 et 15.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 9 février 2023.
Martina Keller Carlo Ranzoni
Greffière adjointe Président