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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE OPREA ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 16732/15)
ARRÊT
STRASBOURG
13 décembre 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Oprea et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Branko Lubarda, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,
Vu la requête (no 16732/15) dirigée contre la Roumanie et dont cinq ressortissants de cet État (« les requérants ») – la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe –, représentés par Me Iulia Ţuţuianu, avocate à Bucarest, ont saisi la Cour le 30 mars 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), ainsi que le souhait de poursuivre la procédure exprimé par une lettre du 29 avril 2021 par Mme Veronica Oprea et M. George-Laurenţiu Oprea, les héritiers du cinquième requérant, M. Gabriel Oprea, décédé le 19 avril 2021,
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 novembre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le rejet, en raison de l’application rétroactive d’un changement législatif intervenu au cours de la procédure, de l’action civile que les requérants avaient engagée contre l’État et la ville de Bucarest afin de faire constater à leur profit une acquisition de terrain par prescription acquisitive.
2. Le 30 juin 2010, la première requérante, Mme Tudora Oprea, et son époux, M Constantin Oprea, introduisirent une action civile pour faire constater l’intervention à leur égard de la prescription acquisitive relativement à un terrain de 819 m2 sis à Bucarest et composé de deux parcelles, dont notamment celle, d’une surface de 253 m2, sur laquelle ils avaient édifié leur maison et pour laquelle ils payaient l’impôt sur les immeubles. Ils expliquèrent qu’ils avaient acquis cette dernière parcelle par un acte sous seing privé conclu avec un tiers en 1964 et qu’à partir de cette époque, ils avaient également occupé la seconde parcelle, avoisinant la première, qu’ils avaient nettoyée des ordures qui s’y trouvaient et dont ils avaient fait un jardin potager. Ils arguèrent qu’ils possédaient l’ensemble de ce terrain depuis 1964 de manière continue, publique et paisible, et fondèrent leur action sur les dispositions du code civil en vertu desquelles la prescription acquisitive concernant les biens immobiliers était de trente ans.
3. Par un jugement du 6 novembre 2013, le tribunal de première instance de Bucarest débouta les requérants. Tout en constatant qu’il ressortait des pièces du dossier que les intéressés avaient exercé une possession ininterrompue, pendant plus de quarante ans, sur le terrain revendiqué, le tribunal releva que l’ancien propriétaire du terrain n’était pas connu, et il présuma qu’il était décédé sans héritiers. Il fit donc application de l’article 26 (1) de la loi no 18/1991 dans sa version issue de la loi no 158/2010, entrée en vigueur le 22 juillet 2010, selon lequel les terrains sis à l’intérieur des communes et des villes et ayant appartenu à des personnes décédées sans héritiers étaient considérés comme acquis à la propriété publique d’unités administratives territoriales. Il jugea en conséquence qu’en vertu de ces nouvelles dispositions législatives, les terrains en cause faisaient désormais partie du domaine public des communes et des villes, et ne pouvaient donc plus être acquis par des particuliers par l’effet de la prescription acquisitive.
4. La première requérante et son époux formèrent un recours (recurs) contre ledit jugement. Ils exposèrent entre autres que le changement législatif qui avait conduit au rejet de leur action était entré en vigueur le 22 juillet 2010, soit après l’introduction le 30 juin 2010 de leur action, et ils soutinrent, entre autres, qu’en vertu du principe constitutionnel de non-rétroactivité des lois, cet amendement législatif n’était pas applicable à leur action en justice. À cet égard, ils invoquèrent également l’article 6 de la Convention et, en substance, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
5. L’époux de la première requérante étant décédé en 2014, en cours d’instance, les quatre enfants du couple, M. George Oprea, Mmes Nuţi Niculae et Daniela Oprea et M. Gabriel Oprea, qui sont également les quatre autres requérants ayant introduit la présente requête, poursuivirent la procédure en leur qualité d’héritiers de leur défunt père. Par un arrêt définitif du 8 septembre 2014, le tribunal départemental de Bucarest rejeta ledit recours, considérant que les nouvelles dispositions de la loi no 158/2010 étaient applicables aux litiges en cours à la date de l’entrée en vigueur de celle-ci.
6. La décision du tribunal départemental était ainsi motivée :
« La première instance a dûment analysé les preuves administrées devant elle, déduisant de celles-ci que les requérants possédaient depuis plus de quarante ans, sans interruption, les parcelles de terrain d’une surface, selon les indications de l’expertise topographique, de 253 m2 et de 565 m2 respectivement, et que sur le terrain de 253 m2, selon le rapport de l’expert technique, un bâtiment à destination de logement avec des bâtiments annexes avaient été édifiés.
La première instance a justement considéré qu’il convenait d’appliquer en l’espèce l’article 26 de la loi n o 18/1991 sur le fonds foncier tel qu’en vigueur à la date du prononcé du jugement objet du présent appel, soit dans sa rédaction actuelle après modification par la loi n o 158/2010. Cette disposition se lit ainsi :
« (1) Les terrains qui, étant situés dans les agglomérations des communes et des villes (în intravilanul localităţilor) et ayant appartenu à des personnes décédées et / ou sans héritiers, sont restés à la disposition des autorités de l’administration publique locale, deviennent, après l’établissement par un notaire d’un certificat de vacance successorale (în baza certificatului de vacanţă succesorală eliberat de notarul public), la propriété publique des unités administratives territoriales et sont administrés par les conseils locaux de ces dernières.
(2) Tout changement de régime de propriété des terrains (schimarea regimului juridic al terenurilor) visés au paragraphe (1), qui relèvent de la propriété publique des unités administratives territoriales, est interdit et sanctionné de nullité absolue. »
Se fondant sur ces dispositions législatives, le tribunal de première instance a conclu à bon droit qu’il n’était pas possible d’acquérir un droit de propriété, par prescription acquisitive, sur les terrains faisant l’objet de l’action en justice des requérants. »
APPRÉCIATION DE LA COUR
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
7. Constatant que le grief des requérants formulé sur le terrain de l’article 6 n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
8. Les principes généraux concernant l’équité de la procédure ont été résumés, entre autres, dans l’arrêt Virgil Ionescu c. Roumanie (no 53037/99, §§ 43‑44, 28 juin 2005). Les principes généraux concernant l’application en cours de procédure d’une loi rétroactive ont été résumés récemment dans l’arrêt Vegotex International S.A. c. Belgique ([GC], no 49812/09, §§ 92-94, 3 novembre 2022).
9. L’article 6 implique, entre autres, à la charge du « tribunal », une obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve soumis par les parties à une procédure (Dulaurans c. France, no 34553/97, § 33, 21 mars 2000).
10. La Cour note qu’en l’espèce, par un arrêt définitif du 8 septembre 2014, le tribunal départemental de Bucarest a confirmé le rejet de la demande des requérants, lequel était fondé sur l’article 26 de la loi no 18/1991 sur le fonds foncier tel que modifié par la loi n o 158/2010 du 12 juillet 2010 – soit à une date postérieure à celle de l’introduction de l’instance (paragraphes 2‑3 ci-dessus). Force est de constater que l’application immédiate de ce changement législatif par les tribunaux saisis en l’espèce a eu pour conséquence de priver les requérants de toute chance d’obtenir gain de cause dans l’action intentée par eux aux fins de faire constater un droit de propriété découlant de la prescription acquisitive sur le terrain litigieux (paragraphe 6 ci-dessus).
11. Toutefois, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si la disposition législative en cause a porté atteinte au caractère équitable de la procédure menée par les requérants en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige les opposant à l’État et à la ville de Bucarest (Vegotex International S.A., précité, §§ 95-123) car, en tout état de cause, la procédure intentée par les requérants n’a pas été équitable pour les raisons exposées ci-dessous.
12. Le Gouvernement a soumis devant la Cour, comme exemples de la pratique interne, des décisions de justice rendues par des tribunaux du ressort de diverses cours d’appel, couvrant la majorité de la carte judiciaire du pays. Or la Cour note que la pratique des juridictions nationales ainsi invoquée ne va pas unanimement dans le sens d’une application rétroactive aux procédures en cours de l’article 26 de la loi n o 18/1991 sur le fonds foncier tel que modifié par la loi n o 158/2010 du 12 juillet 2010. Bien au contraire, il ressort de la jurisprudence versée au dossier que de nombreux tribunaux ont considéré que cette disposition législative n’était pas applicable aux actions en constatation de prescription acquisitive qui étaient pendantes à la date de son entrée en vigueur, ce d’autant plus lorsque le délai de trente ans, applicable en matière de prescription acquisitive, était échu depuis longtemps au moment de l’entrée en vigueur, en juillet 2010.
13. De plus, la Cour observe que le tribunal départemental, dans son arrêt définitif, n’a pas répondu au moyen principal soulevé par les requérants, tiré de l’application rétroactive d’un changement législatif intervenu au cours de la procédure engagée par eux (paragraphe 4 ci-dessus). De même, le tribunal n’a pas expliqué pourquoi la disposition législative litigieuse, qui prévoyait notamment que les terrains « restés à la disposition des autorités de l’administration publique locale, deviennent, après l’établissement par un notaire d’un certificat de vacance successorale, la propriété publique des unités administratives territoriales », était applicable au litige entamé par les requérants. En particulier, l’arrêt définitif du 8 septembre 2014 est muet au sujet de l’incidence, en l’espèce, des conditions requises par la disposition législative précitée, dont l’établissement préalable d’un certificat de vacance successorale (paragraphe 6 ci-dessus).
14. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que le tribunal départemental n’a pas réalisé un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve soumis par les parties à une procédure (Dulaurans c. France, précité, § 33, Virgil Ionescu, précité, §§ 44-47).
15. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE de l’article 1 du Protocole No 1
16. La Cour constate que le grief formulé sur le terrain sur l’article 1 du Protocole no 1 se confond largement avec celui fondé sur l’article 6. Eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire et au raisonnement qui l’a conduite à conclure à la violation de cette dernière disposition, elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Dimopulos c. Turquie (n o 37766/05, § 45, 2 avril 2019).
- SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
17. À titre principal, les requérants considèrent que la mesure de réparation la plus adéquate concernant le préjudice matériel qu’ils disent avoir subi serait de rouvrir la procédure.
18. La Cour estime, eu égard à la nature de la violation constatée, qu’en principe, le moyen le plus approprié de la redresser serait une réouverture de la procédure (Dimopulos, précité § 49). À cet égard, elle note qu’en vertu de l’article 509, paragraphe 1 point 10 du code de procédure civile, un arrêt de la Cour concluant à une violation d’une disposition de la Convention constitue un motif spécifique de réouverture d’une procédure.
19. Les requérants demandent conjointement 5 000 euros (EUR) pour dommage moral, ainsi que 6 691 lei roumains (RON) au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 5 100 EUR pour couvrir les honoraires de l’avocat qui les a représentés dans la procédure devant la Cour.
20. Le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi par les requérants. Quant aux frais et dépens relatifs à la procédure interne, il soutient qu’une partie des prétentions des requérants, correspondant à un montant de 1 285 RON, doit être rejetée comme étant non étayée.
21. La Cour considère que les requérants ont subi un préjudice moral du fait de l’intervention de la loi litigieuse. Statuant en équité, elle leur octroie conjointement 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
22. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, ainsi que des justificatifs soumis par les requérants, la Cour juge raisonnable de leur allouer conjointement la somme de 6 500 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et de celle menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Déclare la requête recevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
- Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
- Dit
a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
- 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
- 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Crina Kaufman Branko Lubarda
Greffière adjointe f.f. Président
ANNEXE
Liste des requérants
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
1. | Tudora OPREA | 1936 | Roumaine | Bucarest |
2. | George OPREA | 1962 | Roumain | Bucarest |
3. | Nuți NICULAE | 1966 | Roumaine | Bucarest |
4. | Daniela OPREA | 1968 | Roumaine | Bucarest |
5. 6. | Gabriel OPREA, succédé par : Veronica OPREA George-Laurenţiu OPREA | 1969 (décédé en 2021) 1969 1995 | Roumain Roumain Roumain | Bucarest Bucarest Bucarest |