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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
6.12.2022
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

QUATRIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 83460/17
Constantin RĂDUCAN
contre la Roumanie

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant le 6 décembre 2022 en une chambre composée de :

Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 4 décembre 2017,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. Le requérant, M. Constantin Răducan, est un ressortissant roumain né en 1978 et résidant à Bucarest. Il a été représenté devant la Cour par Me M. Enache, avocat exerçant à Bucarest.

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

Les circonstances de l’espèce

3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

4. Le requérant était l’associé unique d’un club de musique. Par un réquisitoire du 6 septembre 2013, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest (« le parquet ») ordonna son renvoi en jugement avec douze autres personnes. Il était notamment reproché au requérant et à ses coïnculpés de pratiquer l’usure, infraction réprimée par l’article 3 de la loi no 216/2011 portant interdiction de l’usure (« la loi no 216/2011 » ; paragraphe 28 cidessous), dont le texte fut repris par la suite à l’article 351 du code pénal (« le CP », paragraphe 29 ci-dessous). Dans son réquisitoire, le parquet indiquait que les inculpés faisaient partie d’un groupe criminel qui disposait de sommes d’argent importantes et que ceux-ci proposaient des prêts à intérêt, notamment dans des casinos. Il ajoutait que certains membres de ce groupe, dont le requérant, étaient connus pour avoir commis des actions très violentes et que, par des décisions définitives, ils avaient déjà été reconnus coupables d’infractions commises avec violence.

5. Le requérant était accusé, d’une part, d’avoir consenti des prêts à intérêt à titre d’activité habituelle (cu titlu de îndeletnicire) de novembre 2012 à avril 2013, soit directement aux emprunteurs soit par l’intermédiaire de tiers. Le parquet nommait dans son réquisitoire quatre personnes ayant obtenu des prêts à intérêt directement auprès de lui.

6. Le requérant était accusé, d’autre part, d’avoir de septembre 2012 à avril 2013, avec ses frères et coïnculpés R.E. et R.A., assuré la protection de trois usuriers et facilité le déroulement de leur activité d’usure ainsi que le recouvrement des sommes prêtées et des intérêts correspondants, et perçu en contrepartie une partie des gains réalisés par ces usuriers. Le parquet soutenait que ces activités étaient constitutives de l’infraction d’usure, qui était une infraction d’habitude. Il fondait ses accusations sur les dépositions de plusieurs témoins et sur la transcription d’enregistrements de conversations téléphoniques qui avaient eu lieu à différentes dates entre les coïnculpés, notamment le requérant et ses frères, à propos de la répartition des gains réalisés à différentes dates par des tiers usuriers.

7. Le parquet exposait que, l’infraction d’usure étant une infraction d’habitude, les actes susmentionnés (paragraphes 5 et 6 ci-dessus) constituaient, pris ensemble, l’élément matériel d’une seule et même infraction d’usure.

8. Par un jugement du 12 mai 2016, le tribunal départemental de Bucarest (« le tribunal départemental ») condamna le requérant à une peine de trois ans et six mois d’emprisonnement pour usure et à une peine de six ans d’emprisonnement pour blanchiment d’argent. En outre, le requérant ayant déjà été condamné auparavant à une peine de prison avec sursis, le tribunal départemental annula le sursis à l’exécution de sa peine antérieure, combina les peines concurrentes et condamna le requérant à purger une peine de sept ans d’emprisonnement.

9. Le tribunal départemental nota d’abord que l’usure avait été érigée en infraction pénale par la loi no 216/2011 puis reprise dans le code pénal (paragraphes 28 et 29 ci-dessous). Il expliqua que, dès lors que la loi disposait que pour que l’infraction soit constituée il fallait que les sommes d’argent soient prêtées dans le cadre d’une activité habituelle, il était évident que cette infraction était par nature une infraction d’habitude et il était donc nécessaire pour qu’elle soit constituée que l’activité soit répétée suffisamment de fois pour pouvoir être considérée comme une activité habituelle. Il précisa que deux actes matériels n’étaient pas suffisants pour constituer une activité habituelle et qu’en l’absence d’autres actes les éléments constitutifs de l’infraction ne pouvaient pas être considérés comme réunis.

10. Il jugea ensuite, quant au premier volet des faits reprochés au requérant (paragraphe 5 ci-dessus), que l’accusation selon laquelle l’intéressé avait consenti des prêts à intérêt aux quatre personnes citées dans le réquisitoire ne reposait pas sur des preuves suffisantes pour ce qui était de trois de ces emprunteurs mais était suffisamment prouvée quant au quatrième emprunteur, S.M. Il nota à cet égard qu’il ressortait de la déposition du témoin D.C. que S.M. avait l’habitude d’emprunter de l’argent à différents usuriers, dont le requérant, et qu’il leur versait un intérêt sur les sommes empruntées. Il jugea que cette déposition, combinée au produit d’une écoute téléphonique, prouvait l’existence d’un prêt à intérêt entre le requérant et S.M.

11. Le tribunal départemental observa ensuite qu’il ressortait des dépositions des témoins N.V. et B.V.N. que le requérant avait pour activité habituelle de proposer des prêts à intérêt dans des casinos à des joueurs qui avaient besoin d’argent. Ainsi, le témoin N.V., dont l’identité était protégée, déclara qu’il connaissait le requérant depuis environ treize ans, que celui-ci pratiquait l’usure et qu’il percevait un intérêt de 10 % par jour. Dans sa déposition, il expliqua comment le requérant et les membres d’une autre famille pratiquaient l’usure dans les casinos ainsi que la manière dont les gains étaient partagés en échange de la protection qu’ils se donnaient mutuellement. Il ajouta enfin que, d’après ce que R.A. lui avait dit, M.V. aurait emprunté de l’argent à des membres de deux familles et que le requérant percevait un intérêt de 10 % par jour. Le tribunal fit état ensuite de la déposition du témoin B.V.N. qui avait déclaré, entre autres, que d’après R.A. le requérant aurait offert des prêts à intérêt dans les casinos.

12. Le tribunal départemental ajouta que le fait que le requérant avait pour activité habituelle le prêt à intérêt dans des casinos ressortait aussi de l’enregistrement d’une conversation téléphonique entre l’un des frères de l’intéressé, R.S., et un tiers, au cours de laquelle R.S. avait indiqué que le requérant prêtait de l’argent. Les détails de cette conversation furent présentés par le tribunal dans son jugement. Le tribunal nota enfin que trois autres témoins, employés dans des casinos fréquentés par le requérant, avaient déclaré dans leur déposition qu’ils avaient entendu dire que l’intéressé avait pour activité habituelle le prêt d’argent à intérêt.

13. Quant aux faits reprochés au requérant dans le cadre du deuxième volet de l’accusation d’usure (paragraphe 6 ci-dessus), le tribunal départemental jugea que les faits en question avaient été prouvés par les dépositions des témoins et l’enregistrement des conversations téléphoniques. Ainsi, trois témoins décrivirent la manière dont la famille du requérant agissait dans les casinos et les rapports de celle-ci avec la famille V. avec qui les gains étaient partagés.

14. Le tribunal départemental mentionna également des enregistrements téléphoniques, réalisés à quatre dates distinctes en janvier et septembre 2013, dans lesquels les personnes dont les conversations étaient interceptées discutaient du partage avec le requérant et ses frères d’une partie des sommes perçues par des tiers usuriers à des dates différentes. Certaines de ces conversations eurent lieu entre le requérant et R.A. alors que d’autres conversations se produisirent entre R.A. et d’autres usuriers.

15. Le tribunal départemental considéra que l’existence de ces actes matériels (le prêt à intérêt de sommes d’argent et le soutien et la protection apportés en échange d’une partie des intérêts perçus à des tiers commettant eux-mêmes l’infraction d’usure) prouvait la commission par le requérant de l’infraction d’usure.

16. Le requérant interjeta appel, soutenant qu’il n’avait pas été prouvé qu’il eût commis l’infraction d’usure. Il arguait que la loi applicable n’était pas claire et prévisible, la définition de l’infraction en cause étant selon lui trop vague. Il avançait à cet égard que l’usure était une infraction d’habitude, qui impliquait la réalisation de plusieurs actes matériels de même nature, à savoir le prêt à intérêt d’une somme d’argent, et qu’en l’espèce, même si le parquet avait mentionné la réalisation de quatre actes matériels de prêt de sommes d’argent à quatre personnes différentes (paragraphe 5 ci-dessus), le tribunal départemental avait jugé qu’un seul de ces actes était prouvé. Il soutenait par ailleurs que l’accusation relative à l’aide apportée à des tiers usuriers était formulée en termes trop généraux pour pouvoir être retenue.

17. Il ajoutait qu’à supposer même que le fait de faciliter la commission par des tiers de l’infraction d’usure pût s’analyser en un acte matériel constitutif de l’infraction elle-même, il n’en restait pas moins que l’ensemble des actes qui lui étaient imputés était insuffisant pour relever d’une habitude. Il arguait qu’il ne s’agissait en effet que de deux actes matériels – d’une part l’octroi d’un prêt directement à une personne et d’autre part l’apport d’une aide à des tiers – et que l’infraction d’usure, infraction d’habitude, n’était donc pas constituée. Il exposait à cet égard que, selon la doctrine, il fallait en principe au moins trois actes matériels pour qu’une infraction d’habitude soit constituée.

18. Plusieurs coïnculpés du requérant eux aussi reconnus coupables d’usure en première instance interjetèrent appel, contestant la prévisibilité de la disposition qui constituait la base légale de leur condamnation. Le parquet interjeta également appel.

19. Par un arrêt définitif du 2 février 2017, mis au net le 18 novembre 2017, la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») rejeta l’appel du requérant. Elle indiqua d’abord que le tribunal départemental avait correctement établi les faits. Elle considéra que les faits étaient prouvés par un ensemble de preuves, à savoir l’enregistrement des conversations téléphoniques, les dépositions des témoins mentionnées par le tribunal départemental (paragraphes 11-13 ci-dessus) et des écrits.

20. Elle reprit ensuite le texte de la décision no 82 du 23 février 2016 de la Cour constitutionnelle, par laquelle la haute juridiction avait rejeté une exception d’inconstitutionnalité soulevée à l’égard de l’article 351 du CP (paragraphes 32 et 33 ci-dessous). Elle nota que plusieurs des inculpés avaient formulé des moyens d’appel similaires, qui appelaient des précisions de sa part quant à la structure de l’infraction d’usure. Elle expliqua que cette infraction était constituée par l’octroi répété de prêts de sommes d’argent à des tiers qui remboursaient les sommes dues avec un intérêt.

21. Elle précisa que l’élément matériel de l’infraction résidait dans le prêt à intérêt de sommes d’argent. Elle souligna que la doctrine était unanime pour dire que le fait de prêter une seule fois une somme d’argent remboursable avec intérêt n’était pas suffisant pour constituer une infraction puisqu’en pareil cas l’activité n’était pas habituelle. Elle expliqua que, sous quelque forme qu’elle fût dissimulée, l’usure était pénalement répréhensible, et que ses éléments constitutifs étaient le prêt de sommes d’argent à rembourser avec intérêts, le caractère habituel et l’absence d’autorisation. Elle observa que pareille activité avait pour conséquences immédiates de saper le système fiscal et le système bancaire et de causer un préjudice.

22. Elle jugea enfin qu’il avait été prouvé que les inculpés avaient pour activité habituelle le prêt à intérêt de sommes d’argent.

23. Elle fit droit par ailleurs à l’appel du parquet dans sa partie concernant la détermination de la peine infligée au requérant, peine qu’elle recalcula et porta à huit ans d’emprisonnement.

24. Le requérant forma un recours en cassation – voie de recours extraordinaire – contre l’arrêt définitif du 2 février 2017. Il soutenait qu’il avait été condamné pour des faits qui n’étaient pas prévus par la loi pénale, que les éléments retenus contre lui étaient formulés de manière générale et ne renvoyaient à aucun agissement concret, et que le tribunal n’avait jugé établis que deux éléments matériels. Il ajoutait que, au regard de la définition de l’infraction d’usure, le fait de faciliter l’activité de tiers usuriers ne pouvait pas s’analyser en un élément constitutif de l’infraction et les faits ultérieurs au prêt d’une somme d’argent ne pouvaient être qualifiés au plus que de complicité d’usure. Il voyait ainsi dans sa condamnation une application extensive de la loi pénale, contraire à l’article 7 de la Convention.

25. Par un arrêt définitif du 8 mars 2018, la Haute Cour de cassation et de justice rejeta le recours en cassation pour défaut de fondement. Elle nota que le requérant soutenait que l’infraction dont il avait été jugé coupable n’était pas constituée car les éléments constitutifs de l’usure n’étaient pas réunis en l’espèce. Or, souligna-t-elle, ces arguments n’étaient pas recevables dans le cadre d’un recours en cassation, cette voie de recours ne permettant la réouverture de l’affaire que lorsque « les faits n’étaient pas prévus par la loi pénale ».

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

  1. Le droit interne pertinent

26. En 2010, un projet de loi « sur l’activité d’usure » fut présenté au Parlement. Il ressort de l’exposé des motifs accompagnant le projet que cette loi était rendue nécessaire par l’augmentation du nombre de personnes qui faisaient appel à des usuriers afin d’obtenir des sommes d’argent. L’exposé indiquait que l’usure, qui se déroulait « au grand jour », renfermait des pièges, et que s’il n’y avait pas de danger lorsque le prêteur était de bonne foi, nombre de Roumains qui avaient fait appel à des usuriers avaient perdu leur maison, certains avaient été atteints dans leur intégrité physique, et d’autres avaient même perdu la vie. L’exposé concluait qu’une intervention législative était nécessaire pour éliminer ce type d’activité.

27. Les avis que le conseil législatif et le gouvernement présentèrent sur le texte de loi proposé, avant l’adoption de la loi no 216/2011 (paragraphe 28 ci-dessous), portaient sur la définition de la notion d’usure, en particulier sur la question de savoir si l’un des éléments constitutifs de celle-ci était un taux d’intérêt excessif. On considéra finalement qu’un taux d’intérêt excessif n’était pas nécessaire à la constitution de l’infraction. Par ailleurs, l’avis fut exprimé que, puisque le but de la loi était d’éradiquer l’usure et non d’encadrer le prêt à intérêt, le titre devait être « loi portant interdiction de l’activité d’usure » – et non « loi sur l’activité d’usure » comme l’avait proposé l’auteur du projet de loi – et qu’il fallait ajouter au texte un premier article indiquant que la loi portait interdiction de l’activité d’usure. L’expression « à titre d’activité habituelle » ne fit l’objet d’aucun débat.

28. La loi no 216/2011 portant interdiction de l’activité d’usure fut publiée au Journal officiel no 827 du 22 novembre 2011 et entra en vigueur le 25 novembre 2011. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, elle était ainsi libellée :

Article 1

« La présente loi porte interdiction de l’activité d’usure. »

Article 2

« Aux fins de la présente loi, on entend par :

a) intérêts usuraires – les intérêts perçus par l’usurier sur les sommes prêtées ;

b) usurier – la personne physique qui prête des sommes d’argent à rembourser avec intérêts. »

Article 3

« 1) Le fait pour une personne non autorisée de prêter de l’argent à rembourser avec intérêts, à titre d’activité habituelle (îndeletnicire), est constitutif d’une infraction passible d’une peine d’emprisonnement comprise entre 6 mois et 5 ans. »

29. Le 1er février 2014, un nouveau code pénal entra en vigueur. Depuis lors, c’est l’article 351 de ce code pénal (CP) qui réprime l’infraction d’usure ; son texte reprend celui de l’article 3 de la loi no 216/2011, cité cidessus.

30. Les dispositions pertinentes du code pénal applicables au moment des faits se lisaient ainsi :

Article 10

« La loi pénale s’applique aux infractions commises pendant qu’elle est en vigueur. »

Article 11

« La loi pénale ne s’applique pas aux actes qu’elle n’érigeait pas en infraction au moment où ils ont été commis. »

31. À l’époque de la commission des faits reprochés au requérant, l’article 26 du code pénal, qui fait partie des dispositions générales de ce code, était ainsi libellé :

« Le terme « complice » désigne une personne qui, intentionnellement, facilite l’accomplissement d’un acte réprimé par la loi pénale ou y apporte son concours de quelque manière que ce soit. Toute personne qui promet, avant ou pendant la commission de l’acte, de dissimuler les biens qui en dériveraient ou d’en aider l’auteur est également complice, même si elle ne tient pas sa promesse une fois l’acte commis. »

  1. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

32. Dans une affaire distincte de celle du requérant, la Cour constitutionnelle a été saisie d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 351 du CP. Dans la mesure où celui-ci reprend le texte de l’article 3 de la loi no 216/2011, qui fait l’objet du grief de l’intéressé en l’espèce, la Cour estime utile de mentionner la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans l’affaire en question. La Cour note ainsi que, devant la juridiction constitutionnelle, la partie demanderesse soutenait que l’article 351 du CP n’était pas clair et prévisible et qu’il ne définissait pas l’élément matériel de l’infraction d’usure de manière suffisamment précise pour que la volonté du législateur puisse être interprétée sans ambiguïté. La partie demanderesse arguait que l’article 351 du CP ne prévoyait pas précisément le nombre minimum d’actes matériels nécessaires pour que l’activité consistant à consentir des prêts à intérêt soit considérée comme habituelle et puisse dès lors être qualifiée d’infraction.

33. Dans sa décision no 82 du 23 février 2016, publiée au Journal officiel du 13 mai 2016, la Cour constitutionnelle a jugé l’article 351 du CP conforme à la Constitution. Cette décision se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 14. Examinant l’exception d’inconstitutionnalité qui a été soulevée quant à la définition de l’infraction d’usure prévue à l’article 351 du code pénal, la Cour [constitutionnelle] constate que commet cette infraction la personne qui consent à titre d’activité habituelle des prêts à intérêt sans y être autorisée. La Cour [constitutionnelle] note que le législateur n’a pas défini expressément dans le droit pénal la notion d’activité « habituelle ». Ainsi, il n’a pas précisé la fréquence des actes matériels constitutifs d’une telle activité. Par l’emploi de l’expression « activité habituelle », il a rangé l’usure dans la catégorie des infractions d’habitude (infracțiune de obicei) ; par conséquent, le nombre d’actes matériels consistant en l’octroi par une personne non autorisée d’un prêt à intérêt doit être suffisamment élevé pour indiquer que cette personne commet ces actes de manière fréquente ou constante. Ainsi, le législateur a laissé au juge chargé de l’examen de l’affaire pénale une marge d’appréciation quant au nombre d’actes matériels requis pour que l’activité visée ait un caractère habituel. Cette marge d’appréciation est justifiée par les particularités des conditions concrètes dans lesquelles chaque infraction d’usure est commise.

15. La Cour [constitutionnelle] constate que, contrairement à ce que l’on peut lire dans la doctrine, en incriminant l’usure en tant qu’infraction d’habitude sans préciser le nombre nécessaire et suffisant d’actes matériels devant être commis pour que les organes judiciaires jugent l’infraction constituée et sans préciser un taux d’intérêt, supérieur au taux légal, à partir duquel le prêt serait constitutif d’usure, le législateur a tenu compte lors de l’élaboration du texte critiqué du danger particulièrement important pour la société que représente l’octroi de prêts par des personnes n’ayant pas d’autorisation à cette fin.

16. La Cour [constitutionnelle] considère également que les dispositions de l’article 351 du code pénal sont le résultat d’une certaine dynamique entre les différents besoins de protection des relations sociales par les normes du droit pénal, qu’elles reflètent la politique pénale choisie par le législateur, et qu’elles ont été adoptées conformément aux dispositions de l’article 61 § 1 de la Constitution et dans le respect de la marge d’appréciation prévue par la norme constitutionnelle précitée.

17. Par conséquent, la Cour [constitutionnelle] conclut que la manière dont les dispositions de l’article 351 du code pénal définissent l’infraction d’usure ne manque pas de clarté, de précision et de prévisibilité (...) »

34. Saisie d’une nouvelle exception d’inconstitutionnalité consistant à dire que, en raison de l’emploi de la notion d’« activité habituelle », l’article 351 du CP n’était pas clair et prévisible, la Cour constitutionnelle a jugé dans sa décision no 550 du 26 septembre 2019, publiée au Journal officiel du 13 février 2020, que l’article 351 du CP était conforme à la Constitution, confirmant ainsi sa décision du 23 février 2016 (paragraphe 26 ci-dessus).

  1. La jurisprudence interne pertinente

35. Les parties ont versé au dossier des décisions de justice rendues, parfois après la commission des faits reprochés au requérant, dans des procédures pénales qui portaient sur des accusations d’usure. Dans la majorité de ces affaires, les inculpés avaient accompli un grand nombre d’actes de prêt. Dans ces affaires, dont certaines concernaient des faits commis en 2011 et 2012, les juridictions nationales ont considéré qu’il était prouvé que les actes avaient été commis de manière répétée et à un nombre de reprises suffisant pour prouver le caractère habituel de l’activité (voir, par exemple, l’arrêt définitif de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») du 5 février 2018), l’arrêt de la cour d’appel de Bucarest du 2 novembre 2016, les arrêts de la cour d’appel de Pitești des 7 décembre 2016 et 10 octobre 2018 et les arrêts de la cour d’appel de Timişoara des 8 mars 2019 et 10 décembre 2019).

36. Par un arrêt définitif du 10 octobre 2019, la cour d’appel de Iaşi a confirmé un jugement de non-lieu rendu au motif qu’il n’avait pas été prouvé que les actes matériels de prêt fussent commis de manière habituelle, seuls deux contrats de prêt sans intérêt ayant été prouvés. Elle a considéré que dans ces conditions, l’élément matériel de l’infraction d’usure n’était pas avéré. De même, dans un arrêt définitif du 19 avril 2016, la cour d’appel de Bucarest a jugé qu’il n’y avait pas usure en l’espèce, un seul acte matériel de prêt ayant été réalisé.

37. Dans un arrêt du 19 décembre 2014, la cour d’appel de Craiova a considéré que deux actes matériels ne suffisaient pas à établir qu’une activité eût un caractère habituel.

38. Dans un arrêt définitif du 3 mai 2018, la cour d’appel de Bacău a jugé établi que deux des inculpés avaient commis de manière répétée les faits qui leur étaient reprochés. Elle a tenu compte de l’existence de quatre contrats de prêt conclus par ces inculpés et de différents éléments de preuve (messages codés, recours à des intermédiaires). Elle a jugé au contraire que dans le cas du troisième inculpé l’usure n’était pas prouvée, car un seul acte matériel avait été établi, ce qui n’était pas suffisant pour que l’on pût considérer que l’infraction était constituée.

39. Dans un arrêt définitif du 16 octobre 2014, rendu dans une affaire distincte de celle du requérant qui ne portait pas sur de l’usure mais sur des accusations de proxénétisme et de prostitution, la Haute Cour a relevé que ces infractions étaient des infractions d’habitude et que cela impliquait que, pour tomber sous le coup de la loi pénale, les comportements devaient être répétés. Elle a précisé que, selon la pratique et la doctrine, il y avait répétition à partir de trois actes, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

  1. La doctrine interne

40. Selon la doctrine, pour tomber sous le coup de la loi pénale, le prêt de sommes d’argent devait être commis de manière répétée. Certains auteurs considéraient qu’il fallait au moins trois actes matériels pour que les faits pussent être qualifiés d’infraction[1]. D’autres estimaient que le seuil de trois prêts n’était qu’un indice pour établir le caractère habituel de l’activité mais n’avait pas une valeur absolue, et qu’il appartenait aux tribunaux d’établir au cas par cas si les actes avaient été commis suffisamment de fois pour prouver, pris ensemble, le caractère habituel de l’activité[2].

GRIEF

41. Invoquant l’article 7 de la Convention, le requérant soutient que le libellé de la loi réprimant l’usure n’était pas clair et prévisible. Il allègue d’une part qu’il a été condamné pour usure en raison d’une interprétation extensive par les juridictions nationales de la loi pénale, laquelle ne réprimait pas selon lui le fait de faciliter et d’aider l’activité de tiers usuriers. Il se plaint également d’avoir été reconnu coupable d’usure alors que, selon lui, un seul acte matériel de prêt à intérêt avait été prouvé.

EN DROIT

42. Le requérant s’estime victime d’une violation de l’article 7 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

  1. Thèses des parties
    1. Le Gouvernement

43. Le Gouvernement indique qu’au moment de la commission des faits reprochés au requérant, l’infraction d’usure était réprimée par l’article 3 de la loi no 216/2011, dont le texte a ensuite été repris à l’article 351 du CP.

44. Il explique que la cour d’appel n’a pas condamné le requérant sur la base d’un seul acte matériel, à savoir le prêt consenti à S.M. (paragraphe 10 ci-dessus), mais parce qu’elle a jugé établi qu’il avait prêté de l’argent, à titre habituel, à plusieurs personnes, directement ou par l’intermédiaire de tiers (paragraphe 11 ci-dessus), et qu’il avait offert sa protection à des usuriers et facilité le recouvrement des sommes qu’ils avaient prêtées, en échange d’un pourcentage sur les intérêts correspondants (paragraphe 13 ci-dessus). Il explique que ces éléments démontraient que l’activité du requérant avait un caractère récurrent et qu’il s’agissait dès lors d’une « activité habituelle ». Il soutient que dans les circonstances de l’espèce et au vu du lien entre le requérant et d’autres personnes condamnées pour usure, l’intéressé pouvait raisonnablement prévoir que son activité serait jugée constitutive d’une infraction.

45. Il ajoute que l’interprétation qui reflète le mieux la volonté du législateur de sanctionner pénalement le comportement des personnes qui consentent à titre habituel des prêts à intérêt sans y être autorisées est celle qui consiste à considérer l’usure comme une infraction continue, dont la consommation commence au moment où un prêt à intérêt est proposé et se poursuit jusqu’au moment où le dernier intérêt est perçu, à condition que le comportement soit répété suffisamment de fois pour revêtir un caractère habituel. Il explique que dans ce contexte, le fait d’aider d’autres personnes accusées de la même infraction à recouvrer les sommes qu’elles ont prêtées et les intérêts correspondants peut être considéré comme un élément de l’infraction d’habitude.

46. Il renvoie par ailleurs à la décision de la Cour constitutionnelle du 23 février 2016 (paragraphe 33 ci-dessus), où la haute juridiction a jugé que l’intention du législateur était d’accorder aux juridictions nationales une certaine marge d’appréciation pour leur permettre de déterminer compte tenu des circonstances particulières de chaque affaire si l’infraction d’usure était constituée. Il ajoute que cette décision va dans le sens de la jurisprudence de la Cour selon laquelle le libellé d’un texte de loi ne peut présenter une précision absolue (il cite à cet égard l’arrêt Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1996-V).

  1. Le requérant

47. Le requérant affirme que l’expression « à titre d’activité habituelle » est imprécise et laisse une grande marge d’appréciation aux tribunaux, rendant ainsi la loi imprévisible. Il argue que l’infraction d’usure est une infraction d’habitude et que cela implique une répétition de l’acte matériel, répétition que la doctrine aurait définie comme impliquant la réalisation d’au moins trois actes distincts. Il soutient qu’il est de jurisprudence constante qu’un ou deux actes matériels ne suffisent pas à caractériser une « habitude » et, en conséquence, ne permettent pas de considérer que l’infraction est constituée.

48. Il avance également que l’usure n’a été réincriminée qu’en 2011, après avoir été licite pendant 22 années, et qu’au moment de l’accomplissement des faits, il n’y avait pas de pratique claire en la matière qui lui eût permis de savoir que ses actions pouvaient être qualifiées d’infraction. Il soutient que la décision du 23 février 2016 de la Cour constitutionnelle ne peut constituer une clarification de la base légale étant donné qu’elle a été rendue plusieurs années après l’accomplissement des faits. Il ajoute sur ce point que même cette décision confirmait qu’une pluralité d’actes matériels était nécessaire pour que l’infraction soit constituée.

49. Il soutient ensuite que la loi réprime le fait de prêter de l’argent et non celui d’aider ou de protéger ceux qui commettent cette infraction et qu’ainsi, en jugeant en l’espèce que le fait d’aider ou de protéger des usuriers était un acte matériel de l’infraction d’usure, les juridictions nationales ont appliqué la loi pénale de manière extensive, alors qu’il s’agissait d’une complicité.

  1. Appréciation de la Cour
    1. Les principes applicables

50. L’article 7 ne se borne pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé : il consacre aussi, d’une manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 78, CEDH 2013, Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 154, CEDH 2015, et Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 52, série A no 260A).

51. En raison même du caractère général des lois, le libellé de celles-ci ne peut pas présenter une précision absolue. L’une des techniques-types de réglementation consiste à recourir à des catégories générales plutôt qu’à des listes exhaustives. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Kokkinakis, précité, § 40, Del Río Prada, précité, § 92, et Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], demande no P162021001, Cour de cassation arménienne, § 67, 26 avril 2022).

52. La portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (Vasiliauskas, précité, § 157).

53. Dans quelque système juridique que ce soit, aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, y compris une disposition de droit pénal, il existe inévitablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. En outre, la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation (Del Río Prada, précité, § 92, et Parmak et Bakır c. Turquie, nos 22429/07 et 25195/07, § 59, 3 décembre 2019). D’ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique des États parties à la Convention que la jurisprudence contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 36, série A no 335B, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, § 50, CEDH 2001II, et Vasiliauskas, précité, § 155).

54. Enfin, eu égard au caractère subsidiaire du système de la Convention, il n’appartient pas à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention et si l’appréciation à laquelle se sont livrées les juridictions nationales est manifestement arbitraire (Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 189, CEDH 2010). Toutefois, la Cour doit jouir d’un pouvoir de contrôle plus large lorsque le droit protégé par une disposition de la Convention, en l’occurrence l’article 7, requiert l’existence d’une base légale pour l’infliction d’une condamnation et d’une peine. L’article 7 § 1 exige de la Cour qu’elle recherche si la condamnation du requérant reposait à l’époque sur une base légale. En particulier, elle doit s’assurer que le résultat auquel ont abouti les juridictions internes compétentes était en conformité avec l’article 7 de la Convention (ibidem, § 198 ; Vasiliauskas, précité, § 161).

  1. Application de ces principes au cas d’espèce

55. La Cour doit rechercher si, en l’espèce, le texte de la disposition légale interdisant l’usure pouvait être considéré comme suffisamment prévisible pour pouvoir être interprété littéralement conformément à l’esprit de la loi et pour permettre au requérant de prévoir quelle conduite serait susceptible d’être poursuivie comme infraction d’usure. À titre liminaire, la Cour note qu’afin d’établir l’existence de l’infraction d’usure, le tribunal départemental a pris en compte en tant qu’actes matériels le prêt à intérêt de sommes d’argent ainsi que le soutien et la protection apportés en échange d’une partie des intérêts perçus à des tiers commettant eux-mêmes l’infraction d’usure (paragraphe 15 ci-dessus).

  1. Sur le volet du grief consistant à dire que la loi pénale a été appliquée de manière extensive

56. La Cour note que la condamnation pénale du requérant pour usure reposait sur l’article 3 de la loi no 2016/2011, qui définissait cette infraction comme « le fait pour une personne non autorisée de prêter de l’argent (...) à titre d’activité habituelle ». L’intéressé conteste l’appréciation des juridictions nationales selon laquelle le fait d’assurer la protection et faciliter le recouvrement de sommes prêtées par des tiers usuriers – conduite prise en compte par ces juridictions pour le condamner – pouvait constituer un acte réprimé par la loi régissant l’usure. La Cour note que dans ses observations, il argue au contraire que le fait d’aider d’autres usuriers pouvait être constitutif de complicité d’un acte d’usure commis par des tiers (paragraphe 49 ci-dessus).

57. La Cour doit rechercher si, en l’espèce, les juridictions nationales ont interprété l’article 3 de la loi interdisant l’usure de manière trop extensive. À cet égard, elle note que le libellé de la loi indiquait de manière générale que « le fait (...) de prêter de l’argent à rembourser avec intérêts » était constitutif d’une infraction, sans préciser les conduites passibles de sanction pour participation à la commission de l’infraction d’usure. Elle estime toutefois nécessaire de lire le texte définissant l’infraction dans le contexte du droit pénal, dont les dispositions générales décrivaient les différentes formes que pouvait revêtir la participation à la commission d’une infraction (paragraphe 31 ci-dessus).

58. La Cour doit ensuite rechercher si le requérant aurait pu prévoir à l’époque des faits, au besoin en s’entourant de conseils éclairés, qu’en assurant une protection et en aidant des usuriers à recouvrer les sommes qu’ils avaient prêtées et les intérêts correspondants en échange d’une partie de ces intérêts il risquait d’être condamné pénalement en vertu de l’article 3 de la loi no 216/2011. À cet égard, elle note que lorsqu’ils ont examiné l’affaire du requérant, le parquet et le tribunal départemental ont tenu compte de ce que l’intéressé offrait sa protection et aidait des tiers usuriers à recouvrer les sommes qu’ils avaient prêtées et en retirait un bénéfice personnel (paragraphes 6 et 15 ci-dessus). Le requérant s’en est plaint devant les juridictions supérieures, qui ont répondu à son grief en expliquant la structure de l’infraction, en indiquant que toute forme de dissimulation de l’usure était pénalement répréhensible (paragraphe 21 ci-dessus) et en notant que ses allégations ne faisaient que remettre en cause l’établissement par les juges du fond des éléments constitutifs de l’infraction (paragraphe 25 ci-dessus). Il ressort ainsi implicitement du raisonnement de la cour d’appel, qui a confirmé le jugement du 12 mai 2016 (paragraphes 20-22 ci-dessus), que cette juridiction a bien tenu compte dans son interprétation des circonstances particulières du cas d’espèce et réfléchi à l’élément matériel de l’infraction.

59. La Cour constate qu’en l’espèce, le tribunal départemental a été amené à se prononcer sur une situation factuelle nouvelle et à déterminer des éléments pertinents de nature à établir la preuve du caractère habituel de l’activité du requérant, avant même que la Cour constitutionnelle apporte des clarifications. Or la Cour rappelle que lorsque les juridictions internes doivent interpréter une disposition de la loi pénale pour la première fois, une interprétation de la portée d’une infraction qui se trouve être cohérente avec la substance de cette infraction doit, en principe, être considérée comme prévisible (voir, mutatis mutandis, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 109, CEDH 2007-III, et Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012).

60. La Cour note que le Gouvernement soutient que l’infraction d’usure doit être envisagée comme une infraction continue et qu’elle ne prend fin que lorsque les intérêts ont été payés (paragraphe 45 ci-dessus). Elle rappelle que lorsqu’une personne est accusée d’une infraction continue, le principe de la sécurité juridique commande que les actes constitutifs de cette infraction, qui mettent en jeu la responsabilité pénale de l’intéressé, soient clairement énoncés dans l’acte d’accusation. En outre, la décision rendue par la juridiction interne doit elle aussi bien préciser que le verdict de culpabilité et la peine reposent sur le constat que l’accusation a établi l’existence des éléments constitutifs d’une infraction continue (Ecer et Zeyrek c. Turquie, nos 29295/95 et 29363/95, § 33, CEDH 2001-II). En l’espèce, premièrement, les faits constitutifs de l’infraction pour lesquels la responsabilité pénale de l’intéressé a été engagée avaient été clairement énoncés dans l’acte d’accusation (paragraphes 6 et 7 ci-dessus), et deuxièmement, les juridictions nationales ont établi l’existence des éléments constitutifs de l’infraction (paragraphes 15 et 21 ci-dessus).

61. Compte tenu du but poursuivi par le législateur (paragraphe 26 cidessus), la Cour estime que l’interprétation faite par les juridictions nationales de la disposition incriminant l’usure paraît cohérente avec la substance même de l’infraction, créée pour interdire de manière générale aux personnes non autorisées toute activité de prêt à intérêt. Le caractère par essence dangereux de l’usure a été jugé si manifeste par le législateur roumain que la Cour ne saurait tenir le résultat des décisions rendues contre le requérant quant à l’établissement de l’élément matériel de l’infraction pour contraire à l’objet et au but de l’article 7 de la Convention, selon lequel nul ne doit être soumis à des poursuites, des condamnations ou des sanctions arbitraires (S.W. c. Royaume-Uni, précité, § 34, et Huhtamäki, précité, § 52).

  1. Sur le volet du grief relatif à l’imprévisibilité alléguée de l’expression « à titre d’activité habituelle »

62. La Cour observe à titre liminaire que le requérant a soulevé devant les juridictions nationales un grief consistant à dire qu’un ou deux actes matériels n’étaient pas suffisants pour constituer une infraction d’habitude (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). Or, formulé ainsi, ce grief ne mettait pas directement en cause devant les juridictions nationales la prévisibilité de la loi quant au sens de l’expression « à titre d’activité habituelle » ; le requérant contestait plutôt la manière dont le tribunal de première instance avait établi en l’espèce qu’il avait pour activité habituelle le prêt à intérêt (paragraphe 69 ci-dessous).

63. La Cour relève que les juridictions nationales ont confirmé qu’un ou deux actes matériels n’étaient pas suffisants pour conférer à une activité un caractère habituel (paragraphes 9 et 21 ci-dessus). Après avoir examiné les preuves dont elles disposaient, elles ont jugé que l’élément matériel de l’infraction avait été réalisé par des modalités différentes indiquant son caractère d’activité habituelle. Après avoir établi que l’intéressé avait prêté de l’argent à S.M. (paragraphe 10 ci-dessus), le tribunal départemental avait recherché et démontré sur la base d’un ensemble de preuves que le requérant avait prêté de l’argent avec un taux d’intérêt de manière répétée (paragraphes 11 et 12 ci-dessus). Ensuite, le tribunal départemental avait exposé les preuves qui établissaient que l’intéressé avait en outre obtenu plusieurs fois des gains de la part d’autres usuriers (paragraphes 13 et 14 cidessus).

64. La Cour admet que la disposition légale incriminant l’usure n’indique pas le nombre d’actes matériels nécessaires pour que le fait pour une personne non autorisée de consentir des prêts à intérêt puisse être considéré comme une activité habituelle. Au contraire, le législateur a utilisé une formulation assez générale afin de permettre aux juges de déterminer dans chaque cas d’espèce si les faits de la cause constituent ou non une activité exercée à titre habituel. L’existence des doutes à propos de cas limites ne suffit pas à rendre une disposition incompatible avec l’article 7 de la Convention, pour autant que cette disposition se révèle suffisamment claire dans la grande majorité des cas (Cantoni, précité, § 32). Pour autant, dès lors qu’il consentait des prêts à intérêt sans y être autorisé, le requérant aurait dû se douter que son comportement était répréhensible.

65. En l’espèce, la Cour ne peut que constater que le raisonnement des juridictions nationales était conforme à la pratique des tribunaux quant au nombre d’actes matériels nécessaires pour l’existence de l’infraction d’habitude. En effet, il ressort des exemples de jurisprudence versés au dossier, bien que certains soient ultérieurs à la procédure menée contre l’intéressé, que les juridictions nationales ont jugé de manière constante qu’il fallait plusieurs actes matériels pour qu’une activité fût considérée comme habituelle (paragraphes 36-38 ci-dessus ; comparer avec K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, §§ 55-58, 17 février 2005, et Soros c. France, no 50425/06, § 58, 6 octobre 2011).

66. La Cour observe en outre que le raisonnement sur lequel étaient fondées les décisions prononcées dans l’affaire du requérant s’inscrit dans la ligne de la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 23 février 2016 (paragraphe 33 ci-dessus). Dans cette décision, la Cour constitutionnelle a explicité la notion d’« activité habituelle », et elle a expliqué pourquoi il n’était pas nécessaire de prévoir dans le texte de loi un certain nombre d’actes matériels (paragraphe 33 ci-dessus). Si elle a ainsi reconnu que le juge disposait d’une certaine marge d’appréciation, la Cour constitutionnelle a néanmoins établi des lignes directrices à suivre pour déterminer dans chaque affaire si une activité est exercée à titre habituel. Pour ce faire, elle a tenu compte des intérêts que le législateur entendait protéger et des besoins qui se trouvaient à l’origine de l’adoption de la loi incriminant l’usure (paragraphe 33 ci-dessus). Ainsi, même si sa décision est postérieure aux faits reprochés au requérant, elle reste un élément d’interprétation, que la Cour doit prendre en compte.

67. En l’espèce, le tribunal départemental a recherché, eu égard au contexte de l’affaire et à la lumière des preuves dont il disposait, si le requérant avait pour activité habituelle le prêt de sommes d’argent remboursables avec intérêts (paragraphes 11 et 12 ci-dessus), et il a conclu par une décision motivée que tel était le cas. La cour d’appel a quant à elle repris la partie de la décision de la Cour constitutionnelle portant sur la prévisibilité de l’expression « à titre d’activité habituelle » (paragraphe 20 cidessus), et elle a confirmé que le caractère habituel de l’activité du requérant était prouvé en l’espèce (paragraphe 22 ci-dessus). Dans ces conditions, force est de constater que les juridictions internes ont fait de la disposition en cause une interprétation compatible avec la substance de l’infraction et conforme à la lettre de la loi pénale lue dans son contexte. Cette interprétation n’est par ailleurs pas déraisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres exemples, Jorgic, précité, §§ 104-108).

68. La Cour observe enfin que le requérant a cité des articles de la doctrine où il était indiqué qu’une activité devenait habituelle à partir de trois actes matériels (paragraphe 40 ci-dessus). Même si la Cour peut tenir compte de l’interprétation de la loi que donnait la doctrine à l’époque pertinente, notamment lorsqu’elle va dans le même sens que la jurisprudence (K.A. et A.D. c. Belgique, précité, § 59, et Alimuçaj c. Albanie, no 20134/05, §§ 158160, 7 février 2012), la libre interprétation dans la doctrine d’un texte de loi ne peut se substituer à l’existence d’une jurisprudence (Georgouleas et Nestoras c. Grèce, nos 44612/13 et 45831/13, § 64, 28 mai 2020). Par ailleurs, en droit roumain, la doctrine n’est pas une source de droit, et seules les décisions rendues par la Cour constitutionnelle ou les arrêts rendus par la Haute Cour de cassation et de justice dans le cadre d’un recours dans l’intérêt de la loi peuvent aboutir à une interprétation de la lettre de la loi.

69. Dans ce contexte, il apparaît que le requérant remet en cause, sous l’angle de l’article 7 de la Convention, la qualification juridique des faits opérée par les juridictions nationales. Or la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l’appréciation et la qualification juridique des faits, pourvu que celles-ci reposent, comme en l’espèce, sur une analyse raisonnable des éléments du dossier (Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015).

70. Partant, la Cour considère que, au moment où le requérant a accompli les actes en cause, la présence dans la loi de l’expression « à titre d’activité habituelle » ne rendait pas le texte imprévisible.

  1. Conclusion

71. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour que la Cour conclue que l’article 3 de la loi no 216/2011 a été formulé avec suffisamment de précision pour permettre au requérant de discerner dans une mesure raisonnable eu égard aux circonstances, le cas échéant en s’entourant des conseils appropriés, que ses actions risquaient de lui valoir une condamnation pénale. La Cour estime établi non seulement que l’infraction dont le requérant a été reconnu coupable était prévue en droit interne au moment où elle a été commise, mais aussi qu’elle y était définie avec suffisamment de clarté pour satisfaire à l’exigence qualitative de prévisibilité découlant du sens autonome que revêt la notion de « droit » au sens de l’article 7 de la Convention.

72. Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 19 janvier 2023.

Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Présidente


[1] Dobrinoiu V., Nouveau code pénal annoté du 1er octobre 2012, Universul juridic ; G. Bodoroncea, V. Cioclei, I. Kuglay, L. V. Lefterache, T. Manea, I. Nedelcu, F.-M. Vasile, Le code pénal, commentaires par articles, C.H. Beck, Bucarest 2016.

[2] T Toader, Nouveau Code Pénal, 28 février 2014, Hamangiu.