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QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 59120/19
Veronica CÎRSTOIU
contre la Roumanie
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant le 6 décembre 2022 en un comité composé de :
Branko Lubarda, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,
Vu la requête no 59120/19 dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Veronica Cîrstoiu (« la requérante ») née en 1957 et résidant à Bucarest, a saisi la Cour le 22 octobre 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères, les griefs concernant les mauvaises conditions de détention (article 3 de la Convention) et le non-respect allégué de la présomption d’innocence (article 6 § 2 de la Convention) et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. Le 22 février 2012, une formation de la cour d’appel de Bucarest, dont la requérante faisait partie, acquitta D.S., qui avait été antérieurement condamnée pour abus de fonctions. Cette décision fit l’objet d’une série d’articles de presse.
2. Le 24 février 2012, l’Inspection judiciaire se saisit d’office de l’affaire après que la formation de jugement en question eut prononcé l’arrêt ayant ordonné l’acquittement de D.S. Deux mois plus tard, une commission de discipline des juges du Conseil de la magistrature (CSM) engagea une action disciplinaire à l’égard de la requérante.
3. Le 28 février 2012, lors d’une conférence annuelle de presse, D.M., procureur en chef de la Direction nationale anti-corruption (« DNA »), critiqua l’acquittement de D.S. et exprima ses doutes quant à la solution adoptée par la formation de jugement dont la requérante faisait partie.
4. En avril 2012, une enquête pénale fut ouverte à l’égard de l’intéressée. En mars 2019, celle-ci fut définitivement condamnée par la Haute Cour de cassation et de justice à sept ans de prison ferme pour trafic d’influence, escroquerie et faux pour des faits liés au prononcé de l’arrêt ayant ordonné l’acquittement de D.S.
5. Du 27 mars au 16 juillet 2019, la requérante fut incarcérée à la prison pour femmes de Târgșor où elle affirme avoir été détenue dans de mauvaises conditions. Elle dénonça la surpopulation, le temps très court passé en dehors des cellules, l’accès restreint aux toilettes et la mauvaise hygiène dans cet établissement pénitentiaire.
6. En vertu de la loi no 169/2017, qui instaurait une compensation sous la forme d’une réduction de peine aux détenus ayant été exposés à de mauvaises conditions de détention dans le but de réparer la violation de l’article 3 de la Convention, la requérante se vit réduire sa peine de 24 jours de détention pour la période de référence et, le 16 juillet 2019, elle fit l’objet d’une libération conditionnelle anticipée.
APPRÉCIATION DE LA COUR
- Sur le grief fondé sur l’article 3 de la Convention
7. La requérante se plaint des mauvaises conditions de détention dans la prison de Târgșor (article 3 de la Convention).
8. Le Gouvernement souligne que l’intéressée a bénéficié du recours compensatoire instauré par la loi no 169/2017, portant modification de la loi no 253/2013, relative à l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté et que, de ce fait, elle a perdu sa qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.
9. La requérante a formulé des observations en réponse le 17 juin 2022, après l’expiration, le 3 juin 2022, du délai fixé par la Cour à cet égard. En application de l’article 38 § 1 du règlement, ses observations tardives n’ont pas été versées au dossier.
10. La Cour rappelle que le recours interne, en vigueur avant décembre 2019, introduit pour remédier aux mauvaises conditions de détention en Roumanie a été considéré comme effectif par la Cour dans l’affaire Dîrjan et Stefan c. Roumanie ((déc.), nos 14224/15 et 50977/15, §§ 23-33, 15 avril 2020). En l’espèce, la requérante s’est vu accorder une indemnité correspondant à la période allant du 27 mars au 16 juillet durant laquelle elle a été incarcérée à la prison de Târgșor dans des conditions contraires à cette disposition. La Cour constate, en outre, que la compensation en l’espèce, octroyée explicitement pour réparer la violation de l’article 3 de la Convention, a eu pour effet direct la libération anticipée de la requérante et a donc empêché la continuation de la violation alléguée (paragraphe 6 ci‑dessus ; Dîrjan et Stefan, décision précitée, §§ 23‑33).
11. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la requérante ne peut plus se prétendre victime des faits qu’elle dénonce, à savoir les mauvaises conditions de sa détention.
12. À la lumière de ce qui précède, la Cour accueille l’exception soulevée par le Gouvernement.
13. Pour les motifs exprimés ci-dessus, cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
- Sur le grief fondé sur l’article 6 § 2 de la convention
14. La requérante se plaint d’une violation de son droit à la présomption d’innocence en raison des déclarations faites par D.M., procureur en chef de la DNA, dans les médias, peu avant l’ouverture de l’enquête pénale la concernant (article 6 § 2 de la Convention).
15. Le Gouvernement soulève deux exceptions préliminaires de non‑épuisement des voies de recours internes : a) l’une concernant la voie offerte par l’article 75 de la loi no 303/2004, sur le statut des juges et des procureurs, et l’article 30 de la loi no 317/2004 sur le CSM, lesquels permettent aux magistrats de saisir le CSM, qui a délégué à l’Inspection judiciaire le soin de mener une enquête sur les propos litigieux, afin de les défendre contre tout acte d’immixtion dans leur activité professionnelle de nature à affecter leur indépendance et leur impartialité, et b) l’autre portant sur l’exercice d’une action civile en responsabilité délictuelle exercée à l’encontre de l’auteur des affirmations exprimées lors de la conférence de presse du 28 février 2012.
16. La requérante n’a pas formulé d’observations en réponse dans les délais fixés par la Cour, et, en application de l’article 38 § 1 du règlement, ses observations tardives n’ont pas été versées au dossier (voir paragraphe 9 ci‑dessus).
17. La Cour rappelle qu’au vu de la nature même du droit consacré à l’article 6 § 2 de la Convention, tout recours interne effectif visant à redresser une violation alléguée de la présomption d’innocence survenue au cours de poursuites pénales pendantes doit être immédiatement ouvert au justiciable et ne doit pas être tributaire de l’issue de son procès. Admettre le contraire reviendrait à anéantir le principe même du respect de la présomption d’innocence (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 176, CEDH 2013 (extraits), et Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, § 108, 27 janvier 2015).
18. En l’espèce, à la lumière du principe rappelé au paragraphe 17 ci‑dessus, la Cour constate que les voies de recours suggérées par le Gouvernement n’étaient pas en mesure de redresser la violation alléguée de la présomption d’innocence de la requérante. S’agissant tout d’abord de la protection que le CSM aurait pu lui offrir, il est difficile d’envisager qu’une telle voie ait pu constituer un recours effectif en l’espèce, dans la mesure où l’Inspection judiciaire, organe disciplinaire compétent pour enquêter sur les propos litigieux, avait ouvert d’office une enquête disciplinaire à l’égard de la requérante (paragraphe 2 ci‑dessus) pour des faits visés par les mêmes propos (paragraphe 3 ci-dessus). L’action civile en responsabilité délictuelle contre D.M. ne représentait pas non plus, en l’espèce, une voie qui aurait permis d’offrir à l’intéressée un redressement adéquat, dans la mesure où les faits à l’origine des propos exprimés par D.M. lors de la conférence de presse ont fait l’objet d’une procédure pénale et ont justifié la condamnation de la requérante (paragraphe 4 ci-dessus). En tout état de cause, la Cour rappelle avoir jugé, dans deux affaires roumaines, qu’il n’y avait pas de voie de recours disponible au niveau interne pour dénoncer une atteinte à la présomption d’innocence (Neagoe c. Roumanie, no 23319/08, §§ 26-29, 21 juillet 2015, Bivolaru c. Roumanie, no 28796/04, § 114, 28 février 2017). Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement.
19. La Cour rappelle néanmoins qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie d’une affaire que « dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive ». Elle rappelle également avoir dit par le passé que, là où aucun recours interne n’est disponible pour dénoncer un acte supposé violer la Convention, le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention commence en principe à courir le jour où l’acte incriminé a été commis, ou le jour auquel un requérant a eu à pâtir directement de cet acte, en a pris connaissance ou aurait pu en prendre connaissance (Aydın c. Turquie (déc.), nos 28293/95 et 2 autres, CEDH 2000‑III (extraits)).
20. La Cour rappelle à cet égard que, bien que dans ses observations le Gouvernement n’ait nullement excipé de l’irrecevabilité des requêtes pour non-respect de la règle des six mois, il ne lui appartient pas d’écarter l’application de cette règle au seul motif qu’un gouvernement n’aurait pas formulé d’exception préliminaire à cette fin (voir, par exemple, Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 28-31, 29 juin 2012, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 138, 20 mars 2018).
21. Les affirmations de D.M. ont été faites le 28 février 2012, lors de la conférence de presse de la DNA, alors que la requête a été introduite le 22 octobre 2019, soit en dehors du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention.
22. Dès lors, il convient de déclarer ce grief irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 19 janvier 2023.
Crina Kaufman Branko Lubarda
Greffière adjointe f.f. Président