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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 35335/20
Guillermo MENENDEZ ESCANDON
contre l’Andorre
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 29 novembre 2022 en un comité composé de :
Georgios A. Serghides, président,
Pere Pastor Vilanova,
Yonko Grozev, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu la requête no 35335/20, dirigée contre la Principauté d’Andorre et dont un ressortissant espagnol, M. Guillermo Menendez Escandon (« le requérant »), né en 1970 et résidant à Chavannes-des-Bois (Suisse), représenté par Me J. Ribera Baztán, avocat à Andorre-la-Vieille, a saisi la Cour le 21 juillet 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement andorran (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme Eva Garcia Lluelles, cheffe du service des relations juridiques internationales et de la coopération du ministère de la Justice et de l’Intérieur, les griefs tirés d’un défaut d’adoption de mesures conservatoires adéquates et d’un défaut de motivation de plusieurs décisions de justice que le requérant soulevait sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Notant que le gouvernement espagnol, invité à fournir s’il le souhaitait des observations écrites (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement), a fait savoir qu’il n’entendait pas se prévaloir de son droit d’intervention,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requête concerne d’abord, sous l’angle du volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention, une allégation de non-adoption, par un juge d’instruction, de mesures conservatoires adéquates relatives à des produits financiers qui figuraient dans trois comptes bancaires gérés par le requérant, lesquels auraient perdu de leur valeur. Elle concerne ensuite, sous l’angle du volet civil de l’article 6 § 1, une allégation de défaut de motivation de plusieurs décisions de justice internes.
- La procédure pénale
2. Le requérant était le gestionnaire de trois comptes bancaires ouverts dans une banque andorrane : TA 122438, TA 122719 et TH 127458. Les deux premiers appartenaient à des membres de sa famille, le troisième appartenait à une société commerciale panaméenne dont le lien avec le requérant et/ou sa famille n’a pas été porté à la connaissance de la Cour. À l’époque des faits, le requérant travaillait dans la gestion d’actifs financiers.
3. Soupçonnés de délit d’initiés (« ús d’informació privilegiada per part d’un particular »), le requérant et les membres de sa famille firent l’objet d’une enquête pénale préliminaire (« diligències prèvies »).
4. Par des décisions avant dire droit des 5 octobre 2010 et 17 décembre 2010, un juge d’instruction ordonna, à titre conservatoire, le gel des trois comptes bancaires mentionnés au motif qu’il existait des indices rationnels de commission dudit délit.
5. Les membres de la famille du requérant titulaires des comptes bancaires s’opposèrent au gel de leurs avoirs, demandant la levée de cette mesure conservatoire. Afin de préserver les fonds, ils demandèrent, subsidiairement, la fermeture des opérations à risque, la vente de leurs actions ou l’exercice des options appropriées.
6. Par une décision du 17 décembre 2010 (paragraphe 4 ci-dessus), le juge d’instruction rejeta leur demande de levée de la mesure de gel des comptes et ordonna, conformément à l’article 116 du code de procédure pénale (ci-après « CPP ») tel qu’il était en vigueur à l’époque, le dépôt de numéraire ou des produits financiers concernés auprès de l’Institut National Andorran des Finances « INAF » (actuellement, l’Autorité Financière Andorrane ou « AFA ») après, le cas échéant, la liquidation de ces derniers.
7. Dans sa rédaction en vigueur au moment des faits, l’article 116 du CPP faisait obligation au juge, en cas de saisie, de prendre les mesures nécessaires pour que les biens saisis soient conservés en bon état et, si nécessaire, de désigner un administrateur. Il précisait que dans les cas où les biens en question se présentaient sous la forme de numéraire ou de produits financiers confiés à une entité bancaire, le juge ou le tribunal avaient le pouvoir d’ordonner leur dépôt à l’INAF, après liquidation dans le cas des produits financiers.
8. Les membres de la famille du requérant firent appel de ladite décision et demandèrent la fermeture des seules positions à risque desdits comptes bancaires. Ils s’opposèrent expressément à la liquidation des produits financiers figurant dans les trois comptes et émirent le souhait de voir la mesure de gel des comptes maintenue et sans dépôt de numéraire auprès de l’INAF.
9. Par une décision avant dire droit du 2 mars 2011, le Tribunal de Corts fit partiellement droit à leur appel et autorisa la fermeture des positions à risque des comptes TA 122438 et TA 122719, précisant que leur conseiller bancaire pourrait le faire au moment le plus favorable pour eux.
10. Saisi par les intéressés d’une demande de clarification relative à l’exécution des décisions des 17 décembre 2010 (paragraphe 6 ci-dessus) et 2 mars 2011 (paragraphe 9 ci-dessus), le juge d’instruction adopta le 4 avril 2011 une décision avant dire droit par laquelle, afin d’éviter tout préjudice économique aux personnes en question, il autorisait le requérant à réaliser les options à risque des comptes TA 122438 et TA 122719 qu’il jugerait nécessaires, en lui permettant de veiller personnellement sur la situation de l’ensemble des comptes et à notifier aux tribunaux nationaux, sur accord préalable du conseiller bancaire, le moment qu’il estimerait être le plus adéquat pour la vente des actifs financiers.
11. Il ressort du dossier que le requérant n’a jamais donné d’instruction à la banque concernant les trois comptes bancaires.
12. Le 17 octobre 2017, le juge d’instruction décida de classer la procédure sans suite et de lever le gel desdits comptes.
- La procédure relative à la demande en responsabilité administrative
13. Mécontents de la manière dont l’appareil judiciaire avait conduit la procédure pénale les concernant, le requérant, deux membres de sa famille et une société commerciale panaméenne (paragraphe 2 ci-dessus) entamèrent une procédure contentieuse-administrative aux fins d’engagement de la responsabilité de l’État. Les titulaires des comptes bancaires demandaient, en substance, la reconnaissance d’une erreur judiciaire et d’un fonctionnement anormal de la justice, et ils sollicitaient une indemnisation, d’une part pour dommage économique et d’autre part pour une perte de valeur de leurs avoirs bancaires qu’ils imputaient à l’ouverture de l’enquête préliminaire et aux mesures conservatoires qui s’en étaient suivies. Le requérant, pour sa part, ne sollicitait pas d’indemnisation pour préjudice économique en lien avec les comptes bancaires bloqués, mais se bornait à demander un dédommagement pour préjudice moral et le remboursement des honoraires d’avocat et des frais de déplacement et de logement à Andorre qu’il disait avoir supportés.
14. Par une décision du 17 avril 2019, la chambre plénière du Tribunal Superior de Justícia débouta les demandeurs de leurs prétentions, considérant qu’il n’y avait eu ni erreur judiciaire ni fonctionnement anormal de la justice.
15. Les intéressés formèrent alors devant le Tribunal constitutionnel un recours d’empara contestant la décision du Tribunal Superior de Justícia, qu’ils estimaient déraisonnable (violation du droit à un procès équitable ‑ article 10 de la Constitution andorrane). Pour la première fois dans la procédure, ils invoquaient l’article 116 du CPP (paragraphe 7 ci-dessus), soutenant que dès lors que les biens concernés s’étaient trouvés sous contrôle judiciaire à partir de 2010, il convenait d’attribuer la responsabilité de leur perte de valeur aux juridictions nationales, lesquelles, à tout le moins, n’avaient pas adopté de mesures conservatoires moins préjudiciables pour les portefeuilles en cause. Ils reprochaient aux tribunaux nationaux non seulement d’être restés inactifs, mais aussi d’avoir commis une erreur d’appréciation, estimant qu’ils auraient dû, par exemple, désigner un administrateur chargé de la conservation des biens concernés, ou décider la liquidation de ceux-ci, plutôt qu’une décision de gel. Ils soutenaient qu’en tout état de cause, les rares mesures qui avaient été adoptées étaient des mesures tardives.
16. Le Tribunal constitutionnel rejeta leur recours d’empara le 11 novembre 2019. Saisi par les intéressés d’un recours de súplica, il déclara celui-ci irrecevable le 9 décembre 2019. Cette dernière décision fut signifiée au requérant le 24 décembre 2019.
APPRÉCIATION DE LA COUR
- Sur la violation alléguée du volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention
17. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Il soutient que, non propriétaire des comptes bancaires, le requérant ne pouvait prétendre au paiement d’une indemnité pour la perte de valeur des produits financiers concernés.
18. Le requérant conteste cette exception, expliquant qu’il a été autorisé par ses proches à les représenter devant la Cour.
19. La Cour note que le requérant se plaint à propos du gel des comptes bancaires qu’il gérait pour le compte de tiers. De prime abord, elle ne voit pas comment cela a affecté effectivement ses droits dans la procédure pénale dans laquelle il était impliqué et soulève la question de l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal. Toutefois, la Cour n’abordera pas cette question pour les raisons exposées ci-après.
20. Pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention ; la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 88, 18 juin 2013). L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014, et la jurisprudence citée). Il doit donc exister un lien suffisamment direct entre le requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la violation alléguée (Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, § 114, CEDH 2013 (extraits) et la jurisprudence citée).
21. Par ailleurs, si la requête n’est pas introduite par la victime elle‑même, l’article 45 § 3 du règlement impose de produire un pouvoir écrit dûment signé. Il est essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée au nom de laquelle il entend agir devant la Cour (Post c. Pays-Bas (déc.), no 21727/08, CEDH, 20 janvier 2009, Nencheva et autres, précité, § 83, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 102).
22. En l’espèce, les mesures dont le requérant se plaint ne l’ont pas touché directement, puisque les fonds gelés appartenaient à d’autres membres de sa famille et à une société commerciale panaméenne dont le lien avec le requérant et/ou sa famille est inconnu de la Cour (paragraphe 2 ci-dessus). Le fait pour lui d’avoir géré le patrimoine de sa famille et de la société commerciale panaméenne n’est pas suffisant pour qu’il puisse se prévaloir de la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Dès lors, le requérant ne peut prétendre avoir subi un quelconque préjudice économique et les mesures en cause n’ont pas produit d’effet direct sur ses droits.
La Cour note, au demeurant, que l’intéressé a introduit la requête en tant que « requérant » et non en tant que « représentant » des membres de sa famille proche ni de la société commerciale panaméenne. Il ne peut donc prétendre agir comme leur représentant ou mandataire.
23. La Cour conclut donc que le requérant n’a pas qualité pour soulever au nom et pour le compte de ses proches ou de la société commerciale panaméenne les griefs fondés sur le volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention.
24. Il s’ensuit que ces griefs sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’ils doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.
- Sur la violation alléguée du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention
25. Le requérant se plaint d’un manque de motivation de la décision du Tribunal Superior de Justícia (paragraphe 14 ci-dessus) et de celle du Tribunal constitutionnel relative à son recours d’empara (voir paragraphe 16 ci-dessus). Il reproche à chacune de ces deux juridictions de n’avoir accordé aucune attention et de n’avoir donné aucune réponse à son argument essentiel consistant à dire que le juge d’instruction avait d’emblée méconnu l’article 116 du CPP.
26. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Il considère que le requérant a obtenu des décisions fondées en droit et dûment motivées.
27. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser dans chaque espèce à la lumière des circonstances qui lui sont propres (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I). Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation implique que la partie à une procédure judiciaire doit pouvoir escompter une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi d’autres exemples, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 29, série A no 303-A, et Higgins et autres c. France, 19 février 1998, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).
28. À supposer même qu’au travers de son recours devant le Tribunal Superior de Justícia le requérant ait dûment épuisé les voies de recours internes quant à ce grief, il convient de souligner que sa demande d’engagement de la responsabilité de l’État n’évoquait pas, directement ou indirectement, un non-respect de l’article 116 du CPP parmi les moyens tendant à l’établissement d’une erreur judiciaire (paragraphe 13 ci-dessus). Non saisie de cet argument, la Chambre plénière du Tribunal Superior de Justícia n’a donc pas été en mesure de l’analyser et d’y répondre.
29. Cette conclusion est également valable concernant le Tribunal constitutionnel, qui n’est d’ailleurs pas une troisième instance ou un tribunal suprême, puisque son rôle dans le cadre du recours d’empara se limite à vérifier si les décisions attaquées ont été motivées, si elles sont dépourvues d’arbitraire et si elles n’ont porté atteinte à aucun des droits protégés par l’article 10 de la Constitution.
30. Partant, il convient de conclure que le requérant ne pouvait escompter une réponse spécifique et explicite de la part du Tribunal Superior de Justícia et du Tribunal constitutionnel.
31. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des dispositions du volet civil de l’article 6 § 1 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 12 janvier 2023.
Olga Chernishova Georgios A. Serghides
Greffière adjointe Président