Přehled
Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 68061/12
Nasır EROL et autres
contre la Türkiye
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 22 novembre 2022 en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Pauliine Koskelo,
Frédéric Krenc, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu la requête no 68061/12 dirigée contre la République de Türkiye et dont huit ressortissants de cet État (« les requérants ») – la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe –, représentés par Me H. Çalişci, avocat à Istanbul, ont saisi la Cour le 29 août 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de la Türkiye, les griefs tirés des articles 10, 11 et 13 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations du Gouvernement,
Vu les observations déposées tardivement par les requérants, et la décision prise, sur le fondement de l’article 38 § 1 du règlement de la Cour, par le président de la section le 9 novembre 2018 de ne pas les verser au dossier,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requête concerne la condamnation pénale avec sursis au prononcé du jugement infligée aux requérants pour violation de l’article 28 § 1 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions (« la loi no 2911 »), apologie du crime et de criminels et résistance aux forces de l’ordre (articles 215 et 265, respectivement, du code pénal).
2. Le 21 mars 2007, les requérants, qui assistaient à une réunion organisée avec l’autorisation de la préfecture d’Istanbul à l’occasion de la fête du Newroz, furent arrêtés par la police.
3. Le procès-verbal d’arrestation établi par la police expose les faits suivants :
– au moment où la foule se dispersait, un groupe d’environ 250 personnes avait scandé des slogans comme « Biji serok Apo, biji Kürdistan » (« Vive le président Apo [Öcalan], vive le Kurdistan ») et brandi le drapeau du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), une organisation armée illégale, ainsi qu’une affiche sur laquelle figurait une photographie de son chef, Abdullah Öcalan ;
– ce groupe avait ensuite jeté des pierres sur les policiers, blessant le policier V.Ç. au bras et à la jambe ;
– des altercations étaient survenues entre les manifestants – parmi lesquels se trouvaient les requérants – et les policiers, qui avaient utilisé du gaz lacrymogène afin de disperser le groupe ;
– la police avait procédé à l’arrestation de seize personnes – y compris les requérants – soupçonnées d’avoir provoqué l’agitation du groupe et attaqué les forces de l’ordre.
4. Lors de leur interrogatoire au commissariat, les requérants déclarèrent que c’était par hasard qu’ils s’étaient retrouvés au milieu des manifestants au moment de quitter le lieu du rassemblement. Ils nièrent avoir jeté des pierres sur des policiers, scandé des slogans et brandi des affiches en faveur du PKK. Ils affirmèrent toutefois qu’un certain nombre de manifestants avaient scandé des slogans, brandi des affiches et jeté des pierres sur les policiers.
5. Le 22 mars 2007, le procureur de la République entendit les requérants, qui réitérèrent les déclarations qu’ils avaient faites lors de leur interrogatoire au commissariat. Le même jour, le tribunal d’instance pénal décida de placer les requérants en détention provisoire.
6. Le 23 mars 2007, le parquet requit devant le tribunal correctionnel de Bakırköy la condamnation des requérants pour participation à une réunion illégale (article 28 § 1 de la loi no 2911), apologie du crime et de criminels (article 215 du code pénal) et résistance aux forces de l’ordre (article 265 du code pénal).
7. Le 26 juin 2007, le tribunal correctionnel de Zeytinburnu ordonna la mise en liberté provisoire des requérants.
8. Lors des audiences, le tribunal correctionnel de Bakırköy entendit les témoins cités par les requérants, ainsi que les policiers qui avaient procédé à l’arrestation des requérants et le policier V.Ç. qui avait été blessé par des jets de pierre. Ces policiers confirmèrent les circonstances dans lesquelles les faits décrits dans le procès-verbal d’arrestation s’étaient déroulés.
9. Le 8 décembre 2011, le tribunal correctionnel de Bakırköy rendit son jugement sur le fond de l’affaire. Il condamna les requérants à une peine d’un an et huit mois d’emprisonnement pour résistance aux forces de l’ordre et participation à une manifestation illégale (article 28 § 1 de la loi no 2911). Il infligea également à chacun des requérants une amende pénale de 100 livres turques (environ 40 euros à l’époque des faits) pour apologie du crime et de criminels. Toutefois, pour tous les chefs de condamnation, il décida de surseoir au prononcé du jugement pendant une période de cinq ans.
10. Le 29 février 2012, la cour d’assises confirma ce jugement.
11. Les requérants soutiennent que les circonstances de la cause ont emporté violation des articles 10 et 11 de la Convention. Ils se plaignent également sous l’angle de l’article 13 de la Convention de ne pas avoir disposé d’un recours effectif qui leur eût permis de faire valoir leurs griefs tirés des articles 10 et 11 de la Convention.
APPRÉCIATION DE LA COUR
12. La Cour estime que la question juridique principale posée par la présente affaire se situe sur le seul terrain de l’article 11 de la Convention (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 85, CEDH 2015).
13. En ce qui concerne les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, lequel plaide que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées et que les requérants n’ont pas la qualité de victimes, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de les examiner, la requête étant en tout état de cause irrecevable pour les raisons exposées ci-dessous. Pour la même raison, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner la question de savoir si l’article 11, qui ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », est applicable en l’espèce.
14. Sur le fond, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion. Il estime en effet que la manifestation en cause était illégale et violente. Par ailleurs, le Gouvernement argue que la condamnation pénale des requérants avec sursis au prononcé du jugement était prévue par la loi, visait un but légitime au sens de l’article 11 § 2 de la Convention et était nécessaire dans une société démocratique.
15. La Cour rappelle que dans son arrêt Gülcü c. Turquie (no 17526/10, § 102, 19 janvier 2016) elle a conclu que la détention du requérant et sa condamnation pour participation à une manifestation pendant laquelle le requérant avait jeté des pierres sur les policiers avaient constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé du droit à la liberté de réunion tel que garanti par l’article 11 de la Convention. Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la formulation du grief, la Cour conclut que le placement en détention provisoire des requérants, le maintien de cette mesure pendant un peu plus de trois mois, ainsi que leur condamnation avec sursis au prononcé du jugement s’analysent en une « ingérence » dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de réunion.
16. La Cour note en l’occurrence qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l’ordre et la prévention du crime, au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. Reste à examiner la question de savoir si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique.
17. Il ressort des éléments du dossier et des observations des parties, ainsi que des motifs avancés par le tribunal interne, qu’après le rassemblement tenu à l’occasion de la fête du Newroz, un groupe d’environ 250 personnes, parmi lesquelles se trouvaient les requérants, ne s’est pas dispersé dans le calme et s’en est pris violemment aux forces de l’ordre. Ce groupe de manifestants a ainsi commis des actes violents et a constitué une menace de troubles à l’ordre public. Les actes violents commis à l’endroit des fonctionnaires de police étaient caractérisés, les manifestants ayant jeté des pierres sur les policiers. La Cour constate à cet égard que bien que seul le policier V.Ç. ait été légèrement blessé et qu’il ne semble pas y avoir eu de dégradation de matériel public, les pierres jetées par les manifestants peuvent être assimilées à des armes par destination.
18. La Cour relève que les requérants ne contestent pas la perpétration par le groupe en question des actes violents ni les constats établis concernant ce groupe par les forces de l’ordre dans les procès-verbaux et par les juridictions internes qui ont examiné leur cause. Les requérants affirment en revanche qu’eux-mêmes n’ont pas jeté de pierres sur les forces de l’ordre, ni scandé de slogans ou brandi quelque affiche que ce fût. Il ressort toutefois des éléments du dossier que les requérants se trouvaient parmi le groupe qui a commis des actes de violence contre des forces de l’ordre au moment où celles-ci sont intervenues, à la fin de la fête du Newroz. En tout état de cause, la Cour ne dispose d’aucun élément ni d’aucune autre information qui lui permettrait de mettre en doute l’exactitude des faits exposés dans les procès-verbaux établis par la police et dans les décisions des juridictions internes.
19. La Cour juge que les actes violents auxquels ce groupe s’est livré en l’espèce à l’endroit des forces de l’ordre outrepassent clairement les limites du débat public et politique. Elle rappelle à cet égard que, selon sa jurisprudence constante, les États disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des mesures raisonnables et appropriées auxquelles les autorités peuvent recourir pour protéger l’ordre juridique et public dans le pays (comparer Gülcü, précité, § 116). Dans ces conditions, les mesures prises contre les requérants pouvaient raisonnablement répondre à un « besoin social impérieux ». À l’estime de la Cour, les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits et sur des motifs pertinents et suffisants.
20. Enfin, la Cour note qu’il a été sursis pendant une période de cinq ans au prononcé du jugement condamnant les requérants, et qu’il ne ressort pas du dossier que les peines infligées aient par la suite été exécutées, alors que plus de cinq ans se sont écoulés depuis la dernière décision des juridictions nationales. Or la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence.
21. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était compatible avec l’article 11 § 2 de la Convention et que, compte tenu de la période d’un peu plus de trois mois que les requérants ont passée en prison en raison de leur placement en détention provisoire, cette ingérence peut passer pour proportionnée aux buts légitimes visés.
22. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 11 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
23. Les requérants ne soulevant pas de grief défendable sous l’angle de l’article 11 de la Convention, leur grief tiré de l’article 13 de la Convention est lui aussi manifestement mal fondé (comparer Gökçe et Demirel c. Turquie, no 51839/99, §§ 69-71, 22 juin 2006) et doit être déclaré irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 15 décembre 2022.
Dorothee von Arnim Egidijus Kūris
Greffière adjointe Président
ANNEXE
Liste des requérants
Requête no 68061/12
No | Prénom NOM | Année de naissance/ d’enregistrement | Nationalité | Lieu de résidence |
1. | Nasır EROL | 1988 | Turque | Istanbul |
2. | Serdar AKAR | 1988 | Turque | Istanbul |
3. | Faruk ÇAKI | 1988 | Turque | Istanbul |
4. | Abdulbasit EKREM | 1984 | Turque | Istanbul |
5. | Faruk GÜNERİ | 1988 | Turque | Istanbul |
6. | Ramazan GÜNERİ | 1984 | Turque | Istanbul |
7. | Deniz SEVGİ | 1987 | Turque | Istanbul |
8. | Sinan TOKTAY | 1987 | Turque | Istanbul |