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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 35697/15
Danciu CIURAR et autres
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 17 novembre 2022 en un comité composé de :
Carlo Ranzoni, président,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 35697/15 contre la République française et dont 7 ressortissants roumains (la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe), (« les requérants »), représentés par Me J. Launois-Flacelière, avocate à Bobigny, ont saisi la Cour le 22 juillet 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères,
les observations du Gouvernement,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requête concerne le démantèlement d’un camp situé avenue du 8 mai 1945 au Bourget, installé illicitement sur un terrain appartenant à l’État, dans lequel les requérants et leurs familles, ressortissants roumains appartenant à la communauté rom, vivaient dans des habitations de fortune. Sous l’angle de l’article 3 de la Convention, les requérants soutiennent que leur expulsion du campement, en l’absence de relogement, a constitué un traitement inhumain et dégradant. Ils soutiennent que, pour les mêmes raisons, ils ont également subi une atteinte à leurs droits protégés par l’article 8 de la Convention.
2. Le 15 février 2015, les requérants s’installèrent dans le camp.
3. Le 25 juin 2015, le maire de la commune prit à l’encontre des occupants du terrain un arrêté portant mise en demeure de quitter les lieux dans les quarante-huit heures, sur le fondement notamment de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT) aux termes duquel « la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques (...) ». L’arrêté précisait que pour accéder au camp, les occupants devaient franchir la glissière d’autoroute, ce qui présentait un danger réel et un risque manifeste de collision avec les véhicules, compte tenu du trafic dense et rapide.
4. Le 30 juin 2015, les requérants présentèrent sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative devant le tribunal administratif de Montreuil un référé tendant à la suspension de l’exécution de l’arrêté du 25 juin 2015, assorti d’un recours en annulation de ce même arrêté.
5. Par une ordonnance du 15 juillet 2015, le juge des référés rejeta leurs demandes pour défaut d’urgence pour les motifs suivants :
« Considérant qu’il résulte de l’instruction que (...) la présence d’enfants avait déjà été constatée le long des glissières de sécurité de l’autoroute A1, alors même que l’accès au campement se fait par l’avenue du 8 mai 1945 ; qu’en outre, il résulte de l’instruction que les branchements électriques se font par le biais d’un groupe électrogène et sont dépourvus de toute sécurité alors que le campement est composé de tentes et de cabanes de fortune constitués de matériaux inflammables, d’où des risques d’incendie ; que, dès lors, la présence de ce campement au niveau de la sortie no 5 de l’autoroute A1 dans le sens Paris-province, au carrefour de l’avenue du 8 mai 1945 et à proximité immédiate des glissières de sécurité de l’autoroute, constitue un danger tant pour ses occupants que pour les automobilistes usagers de la voie autoroutière ; qu’il suit de là que les requérants ne démontrent pas l’existence d’une contrainte d’urgence plus impérieuse que l’intérêt public qui s’attache, dans un but de protection de ces populations, de sécurité publique et de santé publique, à ce qu’il soit mis fin à ce campement. »
6. Le même jour, les requérants présentèrent une demande de mesure provisoire sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour tendant à obtenir la suspension de l’exécution de l’arrêté municipal.
7. Le 24 juillet 2015, après avoir reçu l’engagement du Gouvernement d’assurer « l’hébergement d’urgence de toute personne vulnérable, en situation de détresse médicale, psychique et sociale, conformément aux dispositions de l’article L. 345-2-2 du code de l’action sociale et des familles » après le démantèlement du camp, la Cour décida de ne pas faire droit à la demande d’application de l’article 39.
8. Le 27 juillet 2015, les requérants formulèrent une demande d’aide juridictionnelle afin de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’État contre l’ordonnance du juge des référés.
9. Le 28 juillet 2015, tous les occupants présents dans le camp furent évacués. Les requérants avaient déjà quitté les lieux.
10. Le 29 juillet 2015, le bureau d’aide juridictionnelle du Conseil d’État rejeta la demande des requérants pour absence de moyen de cassation sérieux.
11. Le 21 janvier 2016, le tribunal administratif rejeta au fond la requête des requérants.
APPRÉCIATION DE LA COUR
- SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
12. La Cour renvoie à son raisonnement dans l’arrêt Hirtu et autres c. France (no 24720/13, § 55, 14 mai 2020). Elle considère que dans la mesure où les requérants ont anticipé le démantèlement et quitté d’eux-mêmes le campement, la branche du grief tirée des conditions de l’évacuation est manifestement mal fondée. Cette partie du grief doit donc être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
13. S’agissant de la branche du grief relative à leurs conditions de vie après l’évacuation, dans les circonstances de l’espèce et au vu de la nature des allégations des requérants, la Cour examinera ce grief uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention (voir, en ce sens, Costache c. Roumanie (déc.), no 25615/07, § 19, 27 mars 2012, Winterstein et autres c. France, no 27013/07, § 103, 17 octobre 2013, Cazacliu et autres c. Roumanie (déc.), no 63945/09, § 105, 4 avril 2017).
- SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
14. À titre liminaire, la Cour précise qu’elle n’a pas à trancher en l’espèce la question de savoir si les habitations de fortune des requérants constituaient leur « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention dans la mesure où, en tout état de cause, le démantèlement du camp a nécessairement eu des répercussions sur leurs liens familiaux (Winterstein et autres, précité, §§ 142 et 143, et Hirtu et autres, précité, §§ 64 à 66). La Cour en déduit, à l’instar des parties, que le démantèlement du camp a bien constitué une ingérence dans les droits des requérants protégés par l’article 8 de la Convention.
15. En premier lieu, la Cour relève que cette ingérence était prévue par la loi. En effet, l’arrêté de mise en demeure de quitter les lieux visait notamment l’article L. 2212-2 du CGCT (voir paragraphe 3 ci-dessus).
16. En deuxième lieu, la Cour considère, eu égard aux nuisances et dangers provoqués par les installations du camp, que l’ingérence visait les buts légitimes de protection de la santé et de la sécurité publique (voir paragraphes 3 et 5 ci-dessus).
17. S’agissant en troisième lieu de la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie, pour un rappel des principes applicables, aux arrêts Yordanova et autres c. Bulgarie (no 25446/06, §§ 117 et 118, 24 avril 2012), Winterstein et autres (précité, §§ 147 et 148), et Hirtu et autres (§ 70, précité).
18. Au cas d’espèce, la Cour constate que les requérants occupaient les lieux sans droit ni titre. En conséquence, ils ne pouvaient prétendre à avoir une espérance légitime d’y rester. En outre, elle relève qu’avant de réagir, les autorités n’avaient pas toléré de manière prolongée leur présence sur les lieux puisque les requérants n’étaient installés que depuis quelques mois au moment où ont débuté les démarches en vue de l’expulsion (voir, a contrario, Yordanova et autres, précité, § 121, Winterstein et autres, précité, § 150, et Hirtu et autres, précité, § 71).
19. Ensuite, s’agissant de l’examen de la proportionnalité de l’ingérence par les juridictions internes, la Cour note que les arguments avancés par les requérants ont été examinés en détail, en amont de l’évacuation, par le juge des référés, qui y a répondu par une motivation adéquate (voir, a contrario, Orlić c. Croatie, no 48833/07, §§ 67 et 71, 21 juin 2011) mettant en balance les intérêts en présence (voir, a contrario, Yordanova, précité, § 126, et Winterstein et autres, précité, §§ 156 à 158) pour conclure que les requérants ne justifiaient pas d’une urgence plus impérieuse que l’obligation de garantir leur sécurité et leur santé, et en particulier de celles des enfants (voir paragraphe 5 ci-dessus).
20. La Cour conclut que les requérants ont bénéficié, dans le cadre de la procédure d’expulsion, d’un examen de la proportionnalité de l’ingérence compatible avec les exigences de l’article 8.
21. Il y a lieu, ensuite, pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, d’examiner les possibilités de relogement existantes (Chapman c. Royaume‑Uni [GC], no 27238/95, § 103, CEDH 2001 I). La Cour rappelle que l’article 8 ne reconnaît pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile, pas plus que la jurisprudence de la Cour (Chapman, précité, § 99) et que toute obligation positive d’héberger des personnes sans abri ne saurait dès lors être que limitée (Peter O’Rourke c. Royaume-Uni (déc.), no 39022/97, CEDH 26 juin 2001). Toutefois, dans des cas exceptionnels, une obligation d’assurer un hébergement aux individus particulièrement vulnérables peut découler de l’article 8 (Yordanova et autres, précité, § 130).
22. En l’espèce, la Cour constate que les autorités se sont engagées au stade de la demande d’application de l’article 39 du règlement à assurer l’hébergement en urgence de toute personne vulnérable présente au moment du démantèlement (voir paragraphe 6 ci-dessus).
23. La Cour admet comme valable l’explication du Gouvernement selon laquelle des chambres d’hôtel ne peuvent être proposées qu’aux occupants présents au moment du démantèlement. Elle en déduit qu’il ne saurait être reproché aux autorités un défaut de prise en charge des requérants, qui avaient quitté le camp en amont de l’évacuation.
24. Au surplus, la Cour note que les requérants n’ont pas déposé de demandes de logement social ou tenté d’effectuer une quelconque démarche en ce sens afin d’accéder à une solution de logement pérenne (voir Yordanova et autres, précité, § 131, et, a contrario, Winterstein et autres, précité, § 163 et Hirtu et autres, précité, § 6).
25. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime que le grief tiré de l’article 8 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 8 décembre 2022.
Martina Keller Carlo Ranzoni
Greffière adjointe Président
ANNEXE
Liste des requérants
Requête no 35697/15
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
1. | Danciu CIURAR | 1979 | roumain | Bobigny |
2. | Mindra CALDARAR | 1981 | roumaine | Bobigny |
3. | Adamut CAROLEA | 1991 | français | Bobigny |
4. | Elisaveta CAROLEA | 1983 | roumaine | Bobigny |
5. | Marioara CAROLEA | 1993 | roumaine | Bobigny |
6. | Traian CIURAR | 1979 | roumain | Bobigny |
7. | Mihai LACATUS | 1987 | roumain | Bobigny |