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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 41969/16
Silvia-Clara STAN
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 17 novembre 2022 en un comité composé de :
Carlo Ranzoni, président,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 41969/16 contre la République française et dont une ressortissante roumaine, Mme Silvia-Clara Stan (« la requérante ») née en 1972 et résidant à Noisiel, représentée par Me S. Sali du European Roma Rights Centre, a saisi la Cour le 7 juillet 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requête concerne le démantèlement d’un camp situé à Champs‑sur‑Marne, installé illicitement sur un terrain appartenant à l’Établissement public d’aménagement (EPA) de Marne-la-Vallée, dans lequel la requérante, ressortissante roumaine appartenant à la communauté rom, vivait avec sa famille dans une habitation de fortune. Sous l’angle de l’article 3 de la Convention pris seul et combiné avec l’article 14, la requérante soutient que son expulsion du campement, en l’absence de relogement, a constitué un traitement inhumain et dégradant fondé sur son origine ethnique. Elle soutient que, pour les mêmes raisons, elle a également subi une atteinte à ses droits protégés par l’article 8 de la Convention. Sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention combinés avec l’article 13, elle se plaint principalement de ne pas avoir eu à sa disposition de recours suspensif pour contester l’ordre d’évacuation.
2. Le 29 mars 2015, la requérante s’installa avec sa famille dans le campement. Le 4 avril 2015, une association impliquée dans l’accueil et l’orientation des personnes sans-abri rencontra la requérante dans le cadre de l’anticipation du démantèlement du camp et lui proposa un hébergement en hôtel, avec sa famille, pour une durée d’une semaine. La requérante refusa cette proposition.
3. Le 10 avril 2015, le maire de la commune prit à l’encontre des occupants du site un arrêté portant mise en demeure de quitter les lieux dans les quarante-huit heures, sur le fondement notamment de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT) aux termes duquel « la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques (...) » et de l’article L. 2212-4 du même code, aux termes duquel, « en cas de danger grave ou imminent, tel que les accidents naturels (...) le maire prescrit l’exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances (...) ». L’arrêté précisait que des centres d’hébergement d’urgence ouverts par l’État étaient mis à la disposition des occupants.
4. Le même jour, le centre communal d’action sociale procéda à un recensement des occupants du camp et transmit le résultat au service téléphonique de coordination de l’hébergement d’urgence (« 115 »). Le maire décida en outre de mettre un gymnase à disposition pour abriter temporairement les occupants et transmit la liste des occupants à une association.
5. Le 15 avril 2015, la requérante présenta sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative devant le tribunal administratif de Melun un référé tendant à la suspension de l’exécution de l’arrêté du 10 avril 2015.
6. Par une ordonnance du 16 avril 2015, le juge des référés, notant la présence dans le camp de branchements électriques aux fils dénudés, de feux de camp allumés, de braséros constitués de fûts métalliques utilisés pour le chauffage des baraques, de cabanes réalisées en matériaux précaires et inflammables alors que l’accès au terrain était rendu difficile pour les services de secours et, enfin, de nombreux détritus et déjections diverses, rejeta sa demande notamment pour les motifs suivants :
« (...) compte tenu de la gravité des risques encourus, l’arrêté contesté n’est pas entaché d’une méconnaissance manifeste des conditions de nécessité et de proportionnalité au regard des exigences de la sécurité et de la salubrité publiques ; que, par ailleurs, la requérante n’est pas fondée à soutenir que l’arrêté attaqué serait illégal du fait de l’absence de mesures d’accompagnement social ; qu’eu égard à la nécessité de sécurité et de salubrité publiques justifiant l’arrêté contesté, et alors même qu’il implique le départ des occupants du campement, notamment des enfants, cet arrêté ne porte pas une atteinte manifestement illégale à la dignité, à la liberté d’aller et venir, à l’inviolabilité du domicile, à la vie privée et familiale ni à l’intérêt supérieur des enfants. »
7. Le même jour, tous les occupants présents dans le camp, dont la requérante et sa famille, furent évacués. Après quelques heures d’attente, ils furent conduits au gymnase mis à disposition par la commune pour y passer la nuit en raison de l’engorgement du « 115 ». La requérante refusa cette proposition.
8. Cette dernière se pourvut en cassation contre l’ordonnance du juge des référés.
9. Le 7 janvier 2016, le Conseil d’État rejeta sa requête pour les motifs suivants :
« (...) dans les circonstances de l’espèce, eu égard à la gravité des risques encourus par les occupants des campements et nonobstant l’absence de mesure d’accompagnement social autre que la mise à disposition d’hébergements temporaires, l’arrêté litigieux n’est pas entaché d’une méconnaissance manifeste des conditions de nécessité et de proportionnalité au regard des exigences de la sécurité et de la salubrité publiques. »
APPRÉCIATION DE LA COUR
- SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
10. À titre liminaire, la Cour précise qu’elle n’a pas à trancher en l’espèce la question de savoir si l’habitation de fortune de la requérante constituait son « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention dans la mesure où, en tout état de cause, le démantèlement du camp a nécessairement eu des répercussions sur ses liens familiaux (Winterstein et autres c. France, no 27013/07, §§ 142 et 143, 17 octobre 2013, et Hirtu et autres c. France, no 24720/13 §§ 64 à 66, 14 mai 2020). La Cour en déduit, à l’instar des parties, qu’il y a bien eu ingérence dans les droits de la requérante protégés par l’article 8 de la Convention.
11. En premier lieu, la Cour relève que cette ingérence était prévue par la loi, en l’occurrence par les articles L. 2212-2 et L. 2212-4 du CGCT (voir paragraphe 3 ci-dessus).
12. En deuxième lieu, la Cour considère, eu égard aux nuisances et dangers provoqués par les installations du camp, que l’ingérence visait les buts légitimes de protection de la santé et de la sécurité publique (voir paragraphes 6 et 9 ci-dessus).
13. S’agissant en troisième lieu de la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie, pour un rappel des principes applicables, aux arrêts Yordanova et autres c. Bulgarie, no 25446/06, §§ 117 et 118, 24 avril 2012, Winterstein et autres, précité, §§ 147 et 148, et Hirtu et autres, § 70, précité.
14. Au cas d’espèce, la Cour constate que la requérante occupait les lieux sans droit ni titre, depuis seulement deux semaines au moment de l’évacuation. En conséquence, elle ne pouvait prétendre à avoir une espérance légitime d’y rester. En outre, elle relève qu’avant de réagir, les autorités n’avaient pas toléré de manière prolongée sa présence sur les lieux (voir, a contrario, Yordanova et autres, précité, § 121, Winterstein et autres, précité, § 150, et Hirtu et autres, précité, § 71).
15. La Cour note ensuite que les arguments avancés par la requérante concernant la proportionnalité de l’ingérence, soulevés dans la procédure interne, ont été examinés en détail, à la fois en amont de l’évacuation par le tribunal administratif et, par la suite, par le Conseil d’État, qui y ont répondu par une motivation adéquate (voir, a contrario, Orlić c. Croatie, no 48833/07, §§ 67 et 71, 21 juin 2011, Winterstein et autres, précité, §§ 156 à 158, et Hirtu et autres, précité, § 74), après avoir dument mis en balance les intérêts en présence (voir paragraphes 6 et 9 ci-dessus).
16. La Cour conclut que la requérante a bénéficié, dans le cadre de la procédure d’expulsion, d’un examen de la proportionnalité de l’ingérence compatible avec les exigences de l’article 8.
17. Il y a lieu, ensuite, pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, d’examiner les possibilités de relogement existantes (Chapman c. Royaume‑Uni [GC], no 27238/95, § 103, CEDH 2001‑I). La Cour rappelle que l’article 8 ne reconnaît pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile, pas plus que la jurisprudence de la Cour (Chapman, précité, § 99) et que toute obligation positive d’héberger des personnes sans abri ne saurait dès lors être que limitée (Peter O’Rourke c. Royaume-Uni (déc.), no 39022/97, CEDH 26 juin 2001). Toutefois, dans des cas exceptionnels, une obligation d’assurer un hébergement aux individus particulièrement vulnérables peut découler de l’article 8 (Yordanova et autres, précité, § 130).
18. En l’espèce, la Cour constate que les autorités ont multiplié les démarches afin de ne pas laisser la requérante et les autres occupants du camp à la rue : en mobilisant le « 115 », en impliquant une association et en mettant à leur disposition un gymnase (voir paragraphes 2 et 4 ci-dessus). Elle considère donc que les autorités ont tenu compte de la vulnérabilité particulière de la requérante en raison de son appartenance à une minorité socialement défavorisée (voir, a contrario, Winterstein et autres, précité, § 160) et souligne ses refus répétés de donner suite aux propositions d’hébergement.
19. Au surplus, la Cour note que la requérante n’a pas déposé de demande de logement social ou tenté d’effectuer une quelconque démarche en ce sens (voir Yordanova et autres, précité, § 131, et, a contrario, Winterstein et autres, précité, § 163, et Hirtu et autres, précité, § 6).
20. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime que le grief tiré de l’article 8 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
- SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLEGUÉES
21. S’agissant du grief tiré de l’article 3 de la Convention, pris seul et combiné avec l’article 14, et de l’article 8 combiné avec l’article 14, la Cour considère, comme le soulève le Gouvernement, que contrairement à ce qu’exige l’article 35 § 1 de la Convention, les voies de recours internes n’ont pas été épuisées, faute pour la requérante d’avoir soulevé devant les juridictions internes compétentes, même en substance, ses griefs. Il s’ensuit que cette partie de la requête est irrecevable en raison du non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
22. S’agissant du grief tiré de l’article 13 de la Convention, à supposer même l’existence d’un grief défendable sous l’angle de l’article 3 de la Convention ou de l’article 8 et donc l’applicabilité de cette disposition, la Cour relève que la requérante a pu utiliser les recours pertinents et que sa situation a été examinée avec soin (voir, dans le même sens, S.M.K. c. France (comité), no 14356/19, § 27, 3 février 2022). Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 8 décembre 2022.
Martina Keller Carlo Ranzoni
Greffière adjointe Président