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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE LA FONDATION DE L’ÉGLISE GRECQUE ORTHODOXE TAKSIARHIS DE ARNAVUTKÖY c. TÜRKİYE
(Requête no 27269/09)
ARRÊT
Art 1 P1 • Respect des biens • Procédure judiciaire ayant abouti à la non‑reconnaissance de la qualité de propriétaire de la fondation requérante d’un terrain non enregistré sans clairement et équitablement avoir établi les faits à l’origine du contentieux, alors même que l’issue du litige en dépendait
STRASBOURG
15 novembre 2022
DÉFINITIF
03/04/2023
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.
Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire La Fondation de l’Église grecque orthodoxe Taksiarhis de Arnavutköy c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Gilberto Felici,
Saadet Yüksel, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 27269/09) dirigée contre la République de Türkiye et dont une fondation de droit turc, la Fondation de l’Église grecque orthodoxe Taksiarhis de Arnavutköy (Arnavutköy Taksiarhis Rum Kilisesi Vakfı) (« la fondation requérante »), a saisi la Cour le 18 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par la fondation requérante,
Vu les observations déposées par le Centre européen pour le droit et la justice (European Centre for Law and Justice) que le président de la section avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 octobre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne une procédure judicaire ayant abouti au refus d’inscrire dans le registre foncier un bien qui, selon la fondation requérante, avait été en sa possession de manière ininterrompue pendant une longue période et avait été mentionné dans sa déclaration faite en 1936, document tenant lieu d’acte de fondation.
EN FAIT
2. La fondation requérante est l’une des fondations de la communauté orthodoxe grecque d’Istanbul, qui gère Arnavutköy Ayistradi Kilisesi (Aya Strati Taksiarhi Rum Ortodoks Kilisesi). Elle a été représentée par Me Şenpolat, avocat.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
- LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
- Le statut du bien immobilier en question
4. La fondation requérante explique que, conformément au système juridique ottoman en vigueur jusqu’en 1912, les fondations créées par des minorités religieuses n’avaient pas le droit de posséder un bien immobilier en leur nom propre et qu’elles faisaient enregistrer dans le registre foncier leurs biens immobiliers au nom de personnes physiques, parfois même, comme en l’espèce, au nom de personnes fictives. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi du 16 février 1912 autorisant pour la première fois aux fondations de posséder un bien en tant que personne morale, la fondation requérante dit avoir demandé, dès le 5 août 1913, à être inscrite comme propriétaire d’un bien immobilier sis à Istanbul. Par ailleurs, elle déclare que, conformément à la loi no 2762 sur les fondations du 13 juin 1935, le bien immobilier en cause figurait dans sa déclaration déposée en 1936 sous le nom de « Ayanikola ayazması » (source d’eau de Saint-Nicolas), inscrit au nom de « Hristoduri, fils de Mihail », un nom fictif. Elle affirme avoir de nouveau déclaré par la suite à la commission du cadastre, le 3 juillet 1952, qu’elle était propriétaire du bien litigieux et que celui-ci avait été inscrit dans le registre foncier au nom d’une personne fictive. Le 6 octobre 1952, la commission du cadastre décida pourtant de ne pas cocher la case correspondant au propriétaire du bien litigieux.
5. La fondation requérante a produit devant la Cour une copie de sa déclaration faite en 1936 et une copie de la décision cadastrale du 6 octobre 1952.
Il ressort de la déclaration de 1936 qu’un bien connu sous le nom de « Ayanikola ayazması », sis à Bogaziçi Kuruçeşme, Yeniköy Istanbul, appartenait (« Hangi müessesinin olduǧu ») à l’Église Arnavutköy Ayistradi (il s’agit de l’Église grecque orthodoxe Taksiarhis) dont le dépositaire (« Kimin namına mukayet olduǧu ») était « Hristodulus veledi Mihal (Mihal fils de Hristodulus) ».
De même, les parties pertinentes de la décision du cadastre relative au bien litigieux établie le 6 octobre 1952 peuvent se lire comme suit :
« Même si le bien en question était inscrit au nom de Hiristoduri, [cette inscription] était un acte dissimilé et le champ [tarla] appartenait bien à l’église [la fondation requérante]. [Par ailleurs], même s’il convenait d’inscrire ce bien au nom de l’église [en question], en application de la décision no 107 du 7 juin 1934 de la commission sur l’échange des populations et en vertu des circulaires (...) émises par la direction générale du registre foncier et du cadastre, il a été décidé pour le moment de ne pas cocher la case correspondant au propriétaire (...) »
6. Il ressort également du dossier que, le 29 décembre 1954, le recours formé par la fondation requérante contre le Trésor public dans le but d’obtenir la rectification du registre foncier fut déclaré irrecevable par le tribunal de première instance pour défaut de qualité du Trésor. Pour ce faire, le tribunal observa que le bien en question était inscrit dans le registre foncier au nom de « Hristo Toodori » et jugea que le recours aurait dû être dirigé contre cette personne.
7. De même, d’après un document daté du 22 mars 1983, le directeur du cadastre d’Istanbul rejeta la demande d’inscription du bien litigieux formée par le Trésor public. Il précisa qu’il était impossible de donner suite à une telle demande pour les motifs suivants : l’examen des documents pertinents avait permis d’établir, tel qu’il ressortait de la déclaration de la fondation requérante du 3 juillet 1952, que le bien en question était en la possession de celle-ci et que son inscription au nom de « Hristoduri, fils de Mihail » était un acte dissimulé. En outre, dans le registre foncier, la case correspondant au propriétaire du bien litigieux n’avait pas été cochée, étant donné que le litige relatif au propriétaire devait être tranché juridiquement.
8. Par ailleurs, la fondation requérante produisit un contrat de bail relatif au bien en question conclu entre elle et un locataire, qui était valable à partir du 1er octobre 1950.
9. Le 13 novembre 2003, à la suite de la demande de la fondation requérante, le Conseil de la direction générale des fondations (« le Conseil »), rattaché au Premier ministre, décida qu’il convenait d’inscrire la propriété du bien immobilier sis à Arnavutköy (lot no 72-74, parcelle no 1, selon la décision du 13 novembre 2003, la superficie du bien était de 99,839 m2 ; or, d’après la fondation requérante et les éléments du dossier, elle représentait 8 394 m2) au nom de la fondation requérante, au motif que celle-ci possédait le bien en question, qui figurait par ailleurs dans sa déclaration de 1936. L’inscription administrative du bien au nom de l’intéressée n’eut cependant pas lieu en raison d’une action engagée par le Trésor public et des tierces personnes (paragraphes 10-17 et suivants ci‑dessous).
- L’inscription du bien litigieux au nom du Trésor public
10. À une date non précisée en 2004, des tierces personnes et le Trésor public introduisirent devant le tribunal de grande instance d’Istanbul une action contre le Conseil en vue d’obtenir la propriété du bien immobilier en question. La fondation requérante se constitua partie intervenante à cette procédure.
11. Devant le tribunal de grande instance d’Istanbul, le Conseil, en qualité de partie défenderesse, soutint que le bien immobilier litigieux appartenait à la fondation requérante et que, par conséquent, l’action aurait dû être dirigée contre celle-ci. La fondation requérante argua que le bien en question était mentionné dans la déclaration qu’elle avait faite en 1936 et qu’il était inscrit de son plein gré au nom de « Hiristoridi fils de Mihail » sur la base d’un accord tacite (muvazaa). Se fondant notamment sur la décision du Conseil du 13 novembre 2003, elle demanda à ce que le bien en question fût inscrit à son nom.
12. Dans le cadre de la procédure entamée devant lui, le tribunal ordonna une expertise et entendit des témoins. Il recueillit les plans cadastraux ainsi que les registres des impôts et du cadastre relatifs au bien en question.
13. Par un jugement du 18 juillet 2007, le tribunal de grande instance décida d’inscrire le bien litigieux au nom du Trésor public, en application de la législation prévoyant le transfert au Trésor public des biens appartenant aux personnes disparues. Il observa tout d’abord que le bien en cause était un terrain utilisé comme pâturage (mera) et estima qu’il devait par conséquent faire partie du domaine public. Il releva ensuite que le bien était inscrit dans le registre foncier au nom de « Hiristoridi fils de Mihail », lequel était une personne disparue. De plus, il ne valida pas la décision du 13 novembre 2003 adoptée par le Conseil. Pour ce faire, il estima que la fondation requérante n’avait jamais possédé le bien litigieux et qu’il n’était pas établi que le bien en question figurait dans sa déclaration de 1936, compte tenu de l’état antérieur du registre foncier. Il se référa également à un jugement rendu en 1954 par le tribunal de grande instance d’Istanbul qui avait rejeté une action introduite par la fondation requérante (paragraphe 6 ci-dessus). Il observa toutefois que le dossier de cette procédure n’avait pas pu être retrouvé (E. 1953/130, K. 1954/285).
14. Le 30 novembre 2007, la fondation requérante se pourvut en cassation.
15. Le 1er juillet 2008, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
16. À une date non précisée, la requérante forma un recours en rectification devant la Cour de cassation. Elle soutint que la haute juridiction n’avait pas motivé son arrêt et que celle-ci n’avait pas tenu compte de la décision du 13 novembre 2003 prise par le Conseil. Par ailleurs, elle se référa aux dispositions pertinentes de la loi no 5737 sur les fondations, adoptée le 20 février 2008 (voir, pour de plus amples informations, Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie, nos 37639/03 et 3 autres, §§ 26-27, 3 mars 2009), et, en particulier, à l’article 7 (provisoire) de ladite loi (paragraphe 25 ci-dessous).
17. Par un arrêt du 10 novembre 2008, notifié à la fondation requérante le 16 décembre 2008, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification introduit par la fondation requérante et ne se prononça sur aucun des arguments présentés par celle-ci.
- Le recours exercé par la fondation requérante sur le fondement de l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737
18. Se fondant de nouveau sur l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737, la fondation requérante demanda ultérieurement au Conseil d’ordonner l’inscription du bien en question à son nom, estimant que les conditions prévues par cette disposition étaient réunies.
19. Par une décision du 28 décembre 2009, le Conseil rejeta la nouvelle demande formée par la fondation requérante, au motif que le bien en question n’entrait pas dans la catégorie des biens énumérés à l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737, le bien étant inscrit au nom du Trésor public par une décision de justice.
20. Le 9 avril 2010, la fondation requérante introduisit devant le tribunal administratif d’Istanbul un recours en annulation de la décision du 28 décembre 2009.
21. Le 8 juin 2010, le Conseil présenta son mémoire en défense. Il soutint qu’en 2003, la fondation requérante remplissait les conditions requises par la législation pertinente, dans la mesure où à l’époque des faits le bien litigieux était en sa possession et était mentionné dans sa déclaration de 1936. Or il releva qu’après sa décision de 2003, le titre de propriété de ce bien avait été inscrit au nom du Trésor public à la suite d’une décision judiciaire. Par conséquent, la fondation requérante ne remplissait plus les conditions énumérées à l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737.
22. Par un jugement du 24 décembre 2010, le tribunal administratif d’Istanbul rejeta le recours de la fondation requérante au motif que les conditions énumérées à l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737 n’étaient pas remplies. Pour ce faire, il considéra tout d’abord que le bien immobilier en question était inscrit au nom du Trésor à la suite de l’adoption par le tribunal de grande instance d’un jugement et qu’il n’existait pas d’information ou de document indiquant que ce bien était en la possession de la fondation demanderesse et était mentionné dans sa déclaration de 1936. Il estima ensuite qu’une demande d’inscription au registre foncier d’un bien immobilier, déjà inscrit au profit d’une personne morale de droit public ou privé ou de tierces personnes, au nom de la fondation aurait dû être formée devant les juridictions civiles. Il conclut par conséquent que le bien en question inscrit au nom du Trésor à la suite du jugement rendu par le tribunal de grande instance ne pouvait être inscrit au nom de la fondation.
23. Le 25 juin 2015, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
- LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
24. Le droit et la pratique internes pertinents, qui étaient en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans l’arrêt Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie (no 34478/97, §§ 23‑30, 9 janvier 2007). En particulier, en droit turc, les déclarations déposées en 1936 par les fondations créées par des minorités religieuses étaient considérées comme les actes fondateurs de ces dernières valant statuts des fondations et comprenaient un inventaire des biens leur appartenant (pour de plus amples informations, ibidem, § 28).
25. En outre, une nouvelle loi sur les fondations, la loi no 5737, a été adoptée le 20 février 2008 et publiée au Journal officiel le 27 février 2008. Les dispositions pertinentes de cette loi sont libellées comme suit :
Article 7 (provisoire)
« a) [l]es biens immobiliers mentionnés dans les déclarations faites en 1936, qui sont toujours en la possession [des fondations créées par des minorités religieuses] et inscrits au nom de pseudonymes ou de personnes fictives ;
b) [l]es biens immeubles acquis à titre onéreux, par donation ou par succession après le dépôt de déclarations en 1936 par des fondations créées par des minorités religieuses, dont les titres sont toujours inscrits au nom du Trésor ou de la direction [générale des fondations] ou bien du de cujus ou des donateurs au motif que ces fondations n’ont pas la capacité d’acquérir des biens ;
sont inscrits, avec les droits et obligations qui s’y rattachent et après avis favorable de l’assemblée [des fondations], au nom [des fondations concernées] si celles-ci en font la demande au bureau du cadastre compétent dans les dix-huit mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi (...) »
EN DROIT
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
26. La fondation requérante allègue que les autorités nationales ont méconnu son droit au respect de son bien, protégé par l’article 1 du Protocole no 1, qui est, dans sa partie pertinente, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
(...) »
- Sur la recevabilité
27. Le Gouvernement soutient que la fondation requérante ne possédait pas de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il considère dès lors que le grief est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae. De même, il excipe du non-épuisement des voies de recours internes. À ce titre, il estime que la fondation requérante avait la possibilité d’introduire un recours individuel à la suite de l’adoption par le Conseil d’État de l’arrêt définitif du 25 juin 2015.
28. La fondation requérante conteste cette thèse. Elle plaide tout d’abord pour l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1. Pour ce qui est de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, elle soutient avoir épuisé les voies de recours internes avant de saisir la Cour. Par ailleurs, elle dit que son recours devant les tribunaux administratifs concernait la restitution du bien litigieux et qu’elle ne pouvait pas être contrainte à suivre de nombreuses procédures judiciaires visant au même but.
29. La Cour estime que l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae est étroitement liée au fond de ce grief. Par conséquent, elle décide de la joindre au fond.
30. Pour ce qui est de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que la règle relative à l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 176, 28 juin 2018). Elle rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, comme elle l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, lesquelles peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001).
31. La Cour observe qu’avant d’introduire la présente requête, la fondation requérante a donné aux juridictions nationales la possibilité d’examiner son grief sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et de réparer la violation alléguée. Cependant, les juridictions nationales ont rejeté la demande d’inscription du bien en question au nom de l’intéressée.
32. La Cour relève qu’après l’introduction de la présente requête, un recours individuel devant la Cour constitutionnelle a été mis en place dans le système juridique turc le 23 septembre 2012 et que ce recours constitutionnel a été reconnu par elle comme une voie de recours interne que les requérants étaient tenus d’exercer (voir, en particulier, Hasan Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, 30 avril 2013).
33. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que la requête a été déposée le 18 mai 2009. Dès lors, et indépendamment de l’effectivité du recours individuel devant la Cour constitutionnelle au sens de l’article 35 § 1, on ne pouvait attendre de la fondation requérante qu’elle introduise un tel recours plus de trois ans après le dépôt de sa requête devant la Cour. Cependant et conformément à sa jurisprudence constante, la Cour doit rechercher s’il n’existe une circonstance particulière qui justifierait une dérogation à la règle générale de l’épuisement des voies de recours internes (voir, mutatis mutandis, Cvetković c. Serbie, no 17271/04, § 42, 10 juin 2008 ; voir aussi, mutatis mutandis, Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, § 45, 17 mars 2015). Il convient dès lors de répondre à la question de savoir si cette nouvelle voie de recours représentait un moyen approprié de redresser la violation alléguée par la fondation requérante. Pour ce faire, la Cour doit se pencher sur la modification législative intervenue en 2008, au moment où la procédure civile était pendante devant les juridictions nationales.
34. La Cour observe d’emblée que, se fondant sur l’article 7 (provisoire) no 5737 (paragraphe 25 ci-dessus), la fondation requérante a introduit un recours en contentieux administratif (paragraphe 20 ci-dessus) pour obtenir le titre de propriété du bien litigieux qui était déjà inscrit au nom du Trésor public à l’issue d’une procédure judiciaire s’étant achevée en 2008 (paragraphes 10-17 ci-dessus). Or, comme le démontre le jugement du 24 décembre 2010 adopté par le tribunal administratif d’Istanbul, un tel recours n’aurait pu être prospère que si le bien en question n’était pas inscrit au nom du Trésor public (paragraphe 22 ci-dessus). En effet, le paragraphe a) de l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737 a ouvert la possibilité aux fondations créées par des minorités religieuses de demander la restitution d’un bien mentionné dans leur déclaration de 1936 et inscrit au nom de pseudonymes ou au nom de personnes fictives. Toutefois, au moment de l’introduction du recours en contentieux administratif exercé par la fondation requérante, le bien en question était déjà inscrit au nom du Trésor public. Il est vrai que le paragraphe b) de l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737 offre aussi la possibilité d’obtenir le titre de propriété d’un bien déjà inscrit au profit du Trésor public. Or, dans ce cas, il devrait s’agir d’un bien acquis après le dépôt de la déclaration en 1936 par les fondations concernées dont les titres avaient été transférés au Trésor au motif que celles-ci n’avaient pas la capacité d’acquérir des biens. Il est évident que le bien en question n’entre pas dans cette catégorie. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que la procédure ultérieure devant les tribunaux administratifs, bien qu’engagée par la fondation requérante elle-même, semblait de nature à pouvoir porter remède au grief de celle-ci fondé sur l’article 1 du Protocole no 1. Cette conclusion rend superflue l’examen de la question de savoir si la fondation requérante a la possibilité d’introduire un recours individuel dans la présente affaire (paragraphe 27 ci-dessus).
35. Au demeurant, la Cour observe qu’avant l’inscription définitive du titre de propriété au nom du Trésor public, dans son recours en rectification, la fondation requérante s’était déjà fondée sur l’article 7 (provisoire) de la loi no 5737. Or la Cour de cassation n’a pas répondu à ce moyen (paragraphes 16-17 ci-dessus).
36. Par conséquent, la Cour conclut en l’espèce à l’absence de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour. Il s’ensuit que cette exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
37. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
- Sur le fond
- Thèses des parties
38. La fondation requérante soutient que, même si la reconnaissance formelle de sa qualité de propriétaire du bien en question n’a jamais été entérinée, elle a exercé une possession effective et ininterrompue sur le bien litigieux pendant au moins un siècle. Après avoir exposé le statut du bien en cause (paragraphe 11 ci-dessus), elle explique que ces différents éléments montrent que l’intérêt patrimonial dont il est question était suffisamment important pour constituer un intérêt substantiel et donc un bien au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1. Par ailleurs, elle estime que l’absence d’enregistrement de la propriété du bien s’analyse en une ingérence dans l’exercice par elle de son droit, protégé par cette disposition, au respect de ses biens. Elle allègue à cet égard avoir de facto été privée de l’usage de son bien pendant plusieurs années. Elle soutient en outre ne pas avoir pu engager une procédure judiciaire qui lui eût offert une possibilité adéquate d’exposer sa cause devant les autorités concernées et de se plaindre de manière effective de ce qu’elle tient pour ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens.
39. Quant au Gouvernement, il soutient que la fondation requérante ne possédait pas de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Se référant aux décisions de justice adoptées par les juridictions nationales, il fait valoir que les prétentions de la fondation requérante à être reconnue propriétaire du bien en question n’avaient pas de base suffisante en droit interne pour être qualifiées de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il explique qu’il était judiciairement établi que le bien litigieux ne figurait pas dans la déclaration de 1936 déposée par la fondation requérante et qu’il n’a jamais été en sa possession. Se référant aux principes de la jurisprudence de la Cour, il conclut que le grief de la fondation requérante doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae ou alternativement pour défaut manifeste de fondement.
40. Le Centre européen pour le droit et la justice intervenant en qualité de tierce partie confirme les thèses de la fondation requérante.
- Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’un « bien »
41. La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si la fondation requérante était ou non titulaire d’un bien susceptible d’être protégé par l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle s’est trouvée la fondation requérante est de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.
42. S’agissant de la portée autonome de la notion de « bien », la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (Iatridis c. Grèce [GC], nº 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], nº 33202/96, § 100, CEDH-2000‑I). À cet égard, le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet c. France [GC], no 34078/02, § 71, CEDH 2010). En l’espèce, la Cour doit se pencher sur la question de savoir si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu la fondation requérante titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole nº 1 (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 51, CEDH 2013 (extraits)). Pour ce faire, il y a lieu de tenir compte des éléments de droit et de fait suivants.
43. La Cour rappelle tout d’abord avoir déjà examiné de nombreuses affaires portées devant elle par les fondations créées par des minorités religieuses en Türkiye et avoir conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, §§ 23‑30, 9 janvier 2007, Fener Rum Patrikliği (Patriarcat œcuménique) c. Turquie, no 14340/05, 8 juillet 2008, Yedikule Surp Pırgiç Ermeni Hastanesi Vakfı c. Turquie (no 2), no 36165/02, 16 décembre 2008, Samatya Surp Kevork Ermeni Kilisesi, Mektebi Ve Mezarlığı Vakfı Yönetim Kurulu c. Turquie, no 1480/03, 16 décembre 2008). Elle observe que la présente espèce se distingue des affaires précitées dans lesquelles la controverse portait sur l’annulation judiciaire définitive, malgré leur acquisition légale après le dépôt de la déclaration en 1936, des titres de propriété des fondations créées par des minorités religieuses. En effet, contrairement aux affaires précitées, la fondation requérante en l’espèce ne disposait pas d’un titre de propriété, titre qui aurait à lui seul constitué la preuve incontestable de l’existence d’un droit de propriété.
44. La présente cause se distingue également de l’affaire Fondation du monastère syriaque de Saint-Gabriel à Midyat c. Turquie ((déc.), no 61412/11, §§ 5 et 41, 2 avril 2009), où la Cour a déclaré la requête irrecevable au motif que les prétentions de cette fondation à être reconnue propriétaire des terrains en question n’avaient pas une base suffisante en droit interne. Il convient de rappeler que, dans l’affaire précitée, contrairement à la présente espèce, les études cadastrales avaient établi que les terrains en question faisaient partie du domaine forestier (ibidem, précité, § 5) et que les conditions d’acquisition de la propriété par voie de possession n’étaient pas réunies (ibidem, § 11).
45. En l’espèce, la Cour observe que, même si la qualité de propriétaire du bien en question de la fondation requérante n’a jamais été formellement reconnue, l’intéressée a déclaré avoir possédé le bien litigieux depuis bien longtemps et l’avoir mentionné dans sa déclaration de 1936. Cette thèse, qui n’a pas été retenue par les juridictions nationales, était fondée sur les éléments suivants. Tout d’abord, le 13 novembre 2003, le Conseil de la direction générale des fondations a décidé qu’il convenait d’inscrire la propriété de ce bien immobilier au nom de la fondation requérante, au motif que celle-ci possédait le bien, qui figurait par ailleurs dans sa déclaration de 1936. De plus, déjà en 1952, dans la décision cadastrale, il était attesté que, le bien litigieux appartenait à l’intéressée et que l’inscription du bien dans le registre foncier à un autre nom que celui de la fondation requérante représentait un acte dissimulé. Il ne fait aucun doute que cet acte administratif, qui n’a jamais été contesté devant les juridictions nationales ou invalidé par celles-ci, était constitutif d’un droit patrimonial en faveur de la fondation requérante. Il y a lieu aussi de souligner qu’en 1983, le directeur du cadastre d’Istanbul a rejeté la demande d’inscription du bien litigieux formée par le Trésor public au motif que le bien était en la possession de la fondation requérante et que son inscription au nom de « Hristododuri, fils de Mihail » était un acte dissimulé. À aucun moment pendant cette période, les autorités n’ont contesté la validité de ces documents. Ces éléments démontraient que le bien en question était de manière continue en possession de la fondation requérante (comparer avec Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 48, 11 juin 2009).
46. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la fondation requérante s’est fondée sur des éléments suffisants pour revendiquer devant les juridictions compétentes la propriété du bien litigieux. Par conséquent, elle considère que l’intéressée était titulaire d’un intérêt patrimonial constituant un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est donc applicable. Il convient donc de rejeter l’exception de l’incompatibilité ratione materiae de ce grief avec la Convention.
b) Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1
47. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, CEDH 2010).
48. La Cour rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Cela vaut d’autant plus lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation de la loi nationale. La Cour réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, que celle d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I). Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. (Liamberi et autres c. Grèce, no 18312/12, § 79, 8 octobre 2020).
49. En l’occurrence, la question à examiner porte sur les garanties entourant la procédure judiciaire ayant abouti à la non-reconnaissance de la qualité de propriétaire de la fondation requérante. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que la présente affaire ne concerne ni un cas de privation directe d’un bien formellement appartenu à la fondation requérante ni la réglementation de l’usage de ce bien. Partant, la présente espèce ne peut être classée dans une catégorie précise de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, la Cour considère qu’il est nécessaire de l’examiner à la lumière de la norme générale de cet article (voir, mutatis mutandis, Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 33, 4 octobre 2011 ; voir aussi, Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie, nos 37639/03 et 3 autres, § 50, 3 mars 2009).
50. À cet égard, la Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (Liamberi et autres, précité, § 79). Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général. La Cour réaffirme notamment que, si les exigences procédurales valent pour les litiges soulevés entre particuliers sur des questions se rapportant au droit de propriété, elles valent d’autant plus lorsque c’est l’État qui se trouve être partie à un tel litige (Gereksar et autres c. Turquie, nos 34764/05 et 3 autres, §§ 51-53, 1er février 2011, et les références citées). En conséquence, de graves lacunes dans le traitement de tels différends peuvent soulever une question en vertu de l’article 1 du Protocole no 1. Lorsqu’elle apprécie le respect de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit donc procéder à un examen global des différents intérêts en cause, en gardant à l’esprit que la Convention vise à sauvegarder des droits « pratiques et effectifs ». Elle doit regarder derrière les apparences et enquêter sur les réalités de la situation dénoncée (Vod Baur Impex S.R.L. c. Roumanie, no 17060/15, §§ 59-60, 26 avril 2022).
51. En l’espèce, l’objet du litige devant le tribunal de grande instance portait sur la détermination du propriétaire du bien litigieux, qui était à l’origine un terrain non enregistré (comparer avec Liamberi et autres, précité, § 79). Au cours de cette procédure interne, la fondation requérante a présenté deux principaux moyens pour justifier sa qualité de propriétaire. Se fondant entre autres sur la décision du 13 novembre 2003, elle a soutenu d’une part que le bien en question était mentionné dans sa déclaration de 1936 et, d’autre part, qu’il était inscrit de son plein gré au nom de « Hiristoridi fils de Mihail », une personne fictive, sur la base d’un accord tacite (paragraphe 11 ci-dessus).
52. Pour la Cour, l’appréciation juridique de ces éléments soumis par la fondation requérante aux juridictions nationales en vue d’appuyer ses arguments présentait une importance capitale pour la solution du litige, dans la mesure où, en droit turc, les déclarations de 1936 déposées par les fondations créées par des minorités religieuses constituent les actes fondateurs de celles-ci, et elles comprennent une liste des biens leur appartenant (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı, précité, §§ 23-28 ; voir aussi, a contrario, Fondation du monastère syriaque de Saint-Gabriel à Midyat, décision précitée, § 41).
53. Pour ce qui est du premier de ces moyens, la Cour constate cependant que la juridiction nationale ne s’est pas penchée réellement sur la question de savoir si le bien mentionné dans la déclaration de 1936 correspondait au bien revendiqué par l’intéressée, alors que ce moyen était étayé notamment par la déclaration de 1936 et deux décisions de l’administration. À cet égard, il ressort notamment de la déclaration en question soumise à la Cour que le bien connu sous le nom de « la source d’eau Saint-Nicolas » appartenait à l’Église gérée par la fondation requérante dont le dépositaire était « Hiristoridi fils de Mihail ». De même, dans sa décision du 13 novembre 2003, le Conseil de la direction générale des fondations a indiqué que le bien figurait dans la déclaration de 1936. En outre, cet organe de l’État a également reconnu la qualité de propriétaire du bien litigieux de la fondation requérante. Quant au second moyen formulé par l’intéressée, la Cour observe que, d’après la décision du cadastre de 1952, l’inscription du bien au nom de « Hiristoridi fils de Mihail » était un acte dissimulé et le bien appartenait à l’église gérée par la fondation requérante. Il est aussi important de noter que la validité de ces éléments n’a jamais fait l’objet de controverse jusqu’au jugement du tribunal de grande instance.
54. Cependant, dans son jugement du 18 juillet 2007, le tribunal de grande instance a écarté ces moyens en se fondant sur la législation relative aux personnes disparues et en s’abstenant de rechercher ou de vérifier les bases factuelles de ces moyens, et a décidé d’ordonner l’inscription du bien au nom du Trésor public en application de ladite législation. Il a aussi considéré, de manière vague et sans se fonder non plus sur des éléments de fait ou de droit, que le bien était un terrain utilisé comme pâturage et qu’il devait par conséquent faire partie du domaine public. En conclusion, il ne ressort pas de la décision en cause que les arguments soulevés par la fondation requérante ont été vraiment entendus, c’est-à-dire dûment examinés par le tribunal saisi.
55. La Cour rappelle à cet égard que le droit de caractère général de la fondation requérante au respect de son bien comporte celui d’attendre que le tribunal de grande instance adopte une démarche raisonnée et équitable dans l’établissement des faits et qu’il expose les motifs pour lesquels il n’a pas retenu les éléments établis notamment dans la décision cadastrale de 1952 et la décision administrative du 13 novembre 2003 adoptée par le Conseil de la direction générale des fondations. Cette attente légitime n’ayant pas été satisfaite, il convient de considérer que le jugement du tribunal de grande instance – confirmé par la Cour de cassation sans aucun examen supplémentaire – ne peut passer pour avoir clairement et équitablement établi les faits à l’origine du contentieux, alors même que l’issue du litige en dépendait.
56. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’obligation d’offrir des procédures judiciaires présentant les garanties procédurales requises n’a pas été respectée en l’espèce et qu’il a été porté atteinte au droit général de la fondation requérante au respect de son bien, garanti par la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
57. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention.
- SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
58. Sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, la fondation requérante estime que le rejet de sa demande visant à l’obtention du titre de propriété d’un bien figurant dans sa déclaration de 1936 constitue une discrimination par rapport aux autres fondations.
59. Eu égard au raisonnement développé par la Cour sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, il ne s’impose pas d’examiner ni la recevabilité ni le bien-fondé de ce grief séparément.
- SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
61. La fondation requérante demande 50 000 000 de livres turques (TRY) (environ 8 064 500 euros (EUR) selon le taux d’échange de l’époque) au titre du dommage matériel. Elle fournit un rapport établi par une société d’expertise. Elle réclame également 195 000 TRY (environ 31 450 EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi ainsi que 26 500 EUR et 18 591,91 TRY (environ 3 000 EUR) au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et la procédure menée devant la Cour.
62. Le Gouvernement conteste ces demandes.
63. En ce qui concerne les demandes relatives au préjudice matériel, la Cour estime qu’il serait impossible de spéculer sur ce qu’aurait été l’issue des recours formés par la fondation requérante en l’absence des lacunes procédurales relevées ci-dessous. Eu égard à la nature de la violation constatée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, le moyen le plus approprié de redresser cette violation serait, en principe, d’obtenir un nouveau procès ou une réouverture de la procédure.
64. Pour ce qui est du dommage moral, il convient d’allouer à la fondation requérante la somme de 5 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
65. Quant à la demande relative aux frais et dépens, il est raisonnable de lui allouer la somme de 5 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, dans la mesure où le représentant de la fondation requérante a présenté des factures relatives à ses honoraires et frais de justice.
66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Joint au fond l’exception préliminaire tirée de l’incompatibilité ratione materiae du grief relatif à l’article 1 du Protocole no 1 et la rejette ;
- Déclare le grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 recevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention
- Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner séparément la recevabilité ou le bien fondé du grief fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;
- Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la fondation requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
- 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
- 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la fondation requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothee von Arnim Jon Fridrik Kjølbro
Greffière adjointe Président