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QUATRIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 122/17
Adrian-Nicolae VLAD
contre la Roumanie

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant le 15 novembre 2022 en une Chambre composée de :

Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Armen Harutyunyan,
Anja Seibert-Fohr, juges,

et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu la requête susmentionnée, introduite le 13 février 2017,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. Le requérant est un ressortissant roumain né en 1979 et résidant à Bucarest.

  1. Les circonstances de l’espèce

2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

3. Le 14 janvier 2016, le requérant fut placé en détention provisoire dans le dépôt de la police de Bucarest puis, en vertu d’une décision définitive, condamné à une peine de prison et incarcéré. Il purgea sa peine dans les prisons de Bucarest-Rahova, Jilava et Târgu-Jiu.

4. Dans son formulaire de requête, il dénonçait les conditions matérielles, inadéquates selon lui, de sa détention à la prison de Bucarest-Rahova. Il formulait notamment une allégation de surpeuplement, indiquant que huit détenus partageaient une cellule de 20 m². Le 19 août 2020, alors qu’il s’y trouvait toujours détenu, il informa la Cour de la persistance dans cet établissement des conditions matérielles de détention qu’il avait dénoncées.

5. Il ressort des documents du dossier que le requérant bénéficia, en application des dispositions de la loi no 169/2017 portant modification de la loi no 254/2013 relative à l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté (paragraphes 7 et 8 ci-dessous), d’une compensation sous la forme d’une réduction de la peine qu’il avait à purger. Cette compensation était expressément accordée aux personnes qui, comme le requérant, étaient détenues dans de mauvaises conditions. Ainsi, pour toute la période de sa détention du 14 janvier 2016 (date de son placement en détention provisoire) au 23 décembre 2019 (date à laquelle la loi no 169/2017 fut abrogée), sa peine de prison fut réduite de 282 jours.

6. Cette réduction de peine avança la date à laquelle le requérant était censé pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle et entraîna implicitement sa libération anticipée. C’est ainsi que le 23 mars 2021, alors qu’il était détenu à la prison de Târgu-Jiu, il bénéficia d’une libération conditionnelle.

  1. Le cadre juridique et la pratique internes pertinents
    1. Le droit interne pertinent

7. Adoptée le 18 juillet 2017 et entrée en vigueur le 19 octobre 2017, la loi no 169/2017 portant modification de la loi no 254/2013 relative à l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté instaurait, au bénéfice des personnes victimes de mauvaises conditions de détention dans différents établissements pénitentiaires et/ou dépôts de police, une compensation prenant la forme d’une réduction automatique de peine. Cette compensation – six jours de réduction de peine pour chaque période de trente jours de détention dans de mauvaises conditions – était expressément accordée en réparation de la violation de l’article 3 de la Convention et concernait les périodes de détention comprises entre le 24 juillet 2012 et le 23 décembre 2019, la loi no 169/2017 ayant été abrogée le 23 décembre 2019 par la loi no 240/2019.

8. Le mécanisme de compensation prévoyait plusieurs critères – l’espace vital, la possibilité de pratiquer des activités à l’extérieur des cellules, l’éclairage, la ventilation et la température des cellules, l’utilisation des groupes sanitaires et le respect de l’hygiène, ainsi que l’état des murs des cellules – dont l’analyse était confiée à une commission d’évaluation spécialement instaurée par le législateur. Cette analyse, menée selon les normes découlant de la jurisprudence relative à l’article 3 de la Convention, permettait aux autorités d’effectuer le calcul de la durée en jours de la réduction de peine accordée aux personnes détenues dans de mauvaises conditions. Ce mécanisme a reçu du Comité des Ministres une évaluation positive, eu égard à son impact mesurable sur le quantum de la peine et à sa contribution à la réduction du surpeuplement carcéral (voir les dispositions pertinentes en l’espèce décrites dans Dîrjan et Ştefan c. Roumanie (déc.), nos 14224/15 et 50977/15, § 10, 15 avril 2020).

9. Le code civil, dans ses articles 1349 et 1357, définit les contours de la responsabilité civile délictuelle (voir les dispositions pertinentes en l’espèce décrites dans Polgar c. Roumanie, no 39412/19, §§ 13-15, 20 juillet 2021).

  1. La pratique interne pertinente

10. La jurisprudence interne offre de nombreux exemples de cas résumés dans l’affaire Polgar précitée (§§ 27-40) – dans lesquels les plaignants ont soumis aux tribunaux, sur le terrain de la responsabilité civile délictuelle, des griefs relatifs aux conditions de leur détention dans les prisons roumaines et se sont vu accorder, en conformité avec les normes établies par la jurisprudence de la Cour, une indemnité à titre de réparation du dommage moral lié à la violation de l’article 3 de la Convention. Cette jurisprudence est également confirmée par des décisions de justice plus récentes (pas encore définitives), portant sur de périodes de détention ultérieures au 23 décembre 2019 et disponibles sur les portails Internet des juridictions nationales :

- le 5 mars 2021, le tribunal de première instance de Bucarest octroya à un détenu 5 000 lei roumains (RON) (soit environ 1 030 euros (EUR)) pour dommage moral, en raison de sa détention du 4 juin 2020 au 5 mars 2021 dans des mauvaises conditions de détention ;

- le 25 juin 2021, le tribunal de première instance de Bucarest octroya à un détenu 2 000 RON (soit environ 410 EUR) pour dommage moral, en raison de sa détention du 5 janvier au 12 avril 2021 dans des mauvaises conditions de détention ;

- le 13 juillet 2021, le tribunal de première instance de Bucarest octroya à un détenu 9 000 RON (soit environ 1 830 EUR) pour dommage moral, en raison de sa détention du 3 avril 2020 au 13 juillet 2021 dans des mauvaises conditions de détention ;

- le 8 avril 2022, le tribunal départemental de Cluj confirma un jugement ayant octroyé à un détenu 8 000 RON (soit environ 1 620 EUR) pour dommage moral, en raison des mauvaises conditions de détention subies du 6 août 2020 au 19 août 2021 ;

- le 19 avril 2022 le tribunal départemental de Bucarest confirma un jugement ayant octroyé à un détenu 3 000 RON (soit environ 610 EUR) pour dommage moral, en raison des mauvaises conditions de détention subies du 25 décembre 2019 au 22 septembre 2021 ;

- le 23 juin 2022, le tribunal départemental de Harghita octroya à un détenu 2 512 RON (soit environ 510 EUR) pour dommage moral, en raison de sa détention du 1er au 17 juillet 2020 et du 23 juillet 2020 au 16 juin 2021 dans des mauvaises conditions de détention.

  1. Les textes pertinents du Conseil de l’Europe

11. Le 11 mars 2021, le Service de l’exécution des arrêts de la Cour a évalué, dans le cadre de la surveillance de l’exécution de l’arrêt pilote Rezmiveș et autres c. Roumanie (nos 61467/12 et 3 autres, 25 avril 2017), les mesures générales adoptées par les autorités nationales en exécution de quatre-vingt-dix affaires roumaines concernant principalement la surpopulation et les conditions matérielles de détention dans les établissements pénitentiaires et les dépôts de police (groupe d’affaires Bragadireanu, no 22088/04). À cette occasion, il a souligné la persistance de la surpopulation carcérale dans un contexte d’augmentation, au cours des mois précédant son évaluation, du nombre de détenus. Il a en conséquence appelé les autorités à mettre en œuvre des actions rapides et décisives propres à remédier à une situation qui relevait du champ d’application de l’article 3 de la Convention. Enfin, il a évoqué la décision prise par la Cour de réexaminer l’effectivité de l’action en responsabilité civile délictuelle (voir le résumé du rapport, ainsi que la partie pertinente de la décision du Comité des Ministres à cet égard, dans l’affaire Polgar précitée, §§ 44-45).

GRIEFS

12. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant dénonce les conditions dans lesquelles il a été détenu dans la prison de Bucarest-Rahova et se plaint qu’elles n’aient fait l’objet, après l’abrogation de la loi no 169/2017, d’aucune indemnisation.

EN DROIT

13. Le requérant estime que les conditions dans lesquelles il a été détenu dans la prison de Bucarest-Rahova s’analysent en un traitement inhumain et dégradant. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

14. La Cour observe que la détention du requérant dans la prison de Rahova a comporté, d’une part, une période pendant laquelle s’appliquait la loi no 169/2017 instaurant au bénéfice des personnes détenues dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention une compensation sous la forme d’une réduction automatique de la peine à exécuter (paragraphes 5 et 7-8 ci-dessus), et, d’autre part, une période postérieure à l’abrogation de cette loi, intervenue le 23 décembre 2019. Comme le requérant a bénéficié pour une partie de la durée de sa détention des dispositions de cette loi (paragraphes 5 et 6 ci-dessus), la Cour décide d’examiner séparément la période de détention au titre de laquelle une compensation a été octroyée (soit avant le 23 décembre 2019) et celle qui n’a pas donné lieu à compensation (soit à partir du 23 décembre 2019).

  1. Quant aux conditions matérielles dans lesquelles le requérant a été détenu dans la prison de Bucarest-Rahova avant le 23 décembre 2019

15. La Cour rappelle que c’est aux autorités nationales qu’il appartient en premier lieu de redresser une violation alléguée de la Convention (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 70, 20 octobre 2016). À cet égard, elle réaffirme que la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure menée au titre de la Convention (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits)). Elle rappelle en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé de manière appropriée et suffisante la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 180 et 193, CEDH 2006-V, et Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 83, 26 avril 2016). Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont remplies que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 32, 31 janvier 2008).

16. En ce qui concerne le recours interne crée par la loi no 169/2017 (paragraphes 7 et 8 ci-dessus), qui est resté en vigueur jusqu’au 23 décembre 2019, la Cour note qu’elle l’a considéré comme capable d’offrir un redressement adéquat pour des mauvaises conditions de détention dans l’affaire Dîrjan et Stefan c. Roumanie ((déc.), nos 14224/15 et 50977/15, §§ 23-34, 15 avril 2020). Elle relève également que le requérant en l’espèce a bénéficié des dispositions en question dans les mêmes conditions que les requérants dans l’affaire Dîrjan et Stefan (précitée, § 30) , puisqu’il s’est vu accorder une réduction de peine correspondant à toutes les périodes qu’il avait passées en détention jusqu’au 23 décembre 2019 – ce qui inclut son séjour à la prison de Bucarest-Rahova jusqu’à cette date –, dans la mesure où les conditions de sa détention pendant les périodes considérées étaient contraires à l’article 3 de la Convention (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour constate en outre qu’en l’espèce la compensation, octroyée explicitement en réparation de la violation de l’article 3 de la Convention, a eu pour effet direct la libération anticipée du requérant, empêchant ainsi la persistance de la violation alléguée (paragraphe 6 cidessus).

17. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le requérant ne peut plus, pour la période antérieure au 23 décembre 2019, se prétendre victime des faits qu’il dénonce, à savoir une détention dans de mauvaises conditions à la prison de Bucarest-Rahova.

18. La Cour considère donc que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 a), et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

  1. Quant aux conditions matérielles dans lesquelles le requérant a été détenu dans la prison de Bucarest-Rahova après le 23 décembre 2019

19. La Cour observe qu’il ressort des éléments du dossier que la détention du requérant dans la prison de Bucarest-Rahova s’est poursuivie au moins jusqu’au 19 août 2020 (paragraphe 4 ci-dessus) et que l’intéressé a bénéficié ultérieurement d’une libération conditionnelle (paragraphe 6 ci-dessus).

20. En ce qui concerne la période postérieure à l’abrogation du recours qui avait été instauré par la loi no 169/2017 (paragraphes 7 et 8 ci-dessus), le requérant affirme qu’il n’a reçu aucune compensation pour le préjudice qu’il dit être résulté des conditions, contraires selon lui à l’article 3 de la Convention, dans lesquelles il a été détenu (paragraphe 12 ci-dessus).

21. La Cour note d’abord, avec le requérant, que le recours compensatoire sous la forme d’une réduction automatique de la peine à exécuter – mesure prise expressément en réparation de la violation de l’article 3 de la Convention au bénéfice des personnes détenues dans de mauvaises conditions – a cessé d’être accessible le 23 décembre 2019, date de l’abrogation de la loi no 169/2017 (paragraphes 5 et 7 ci-dessus), et que le requérant n’a reçu aucune compensation pour la période de détention qu’il a effectuée dans la prison de Bucarest-Rahova à partir de cette date.

22. La Cour se tourne ensuite vers ses constats relatifs à l’existence d’une voie de recours interne permettant aux personnes qui, comme le requérant, estiment avoir été détenues dans de mauvaises conditions, de saisir les tribunaux d’une action en responsabilité civile délictuelle afin d’obtenir réparation du préjudice subi (Polgar c. Roumanie, no 39412/19, §§ 8297, 20 juillet 2021).

23. Dans l’affaire Polgar (précitée, §§ 82-93), elle a analysé vingt et un exemples de jurisprudence interne et constaté que le recours en question était accessible aux intéressés, qu’il présentait suffisamment de garanties procédurales, que l’examen des actions par les tribunaux internes était conforme aux normes découlant de la jurisprudence de la Cour, qu’un préjudice moral était présumé avoir été subi et que les plaignants avaient obtenu une réparation adéquate et suffisante. La Cour a par ailleurs retenu le 13 janvier 2021 comme date à partir de laquelle le recours en question était devenu effectif pour les personnes estimant avoir fait l’objet de mauvaises conditions de détention et qui n’étaient plus, au moment de l’introduction de leur action, détenues dans des conditions qu’elles alléguaient contraires à la Convention (Polgar, précité, § 96).

24. Il reste donc à déterminer si le requérant, qui remplissait ladite condition au plus tard à partir du 23 mars 2021, date de sa libération conditionnelle (paragraphe 6 ci-dessus), aurait dû exercer cette voie de recours aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, compte tenu du fait que sa requête a été introduite devant la Cour le 13 février 2017, soit avant la date à partir de laquelle l’action en responsabilité civile délictuelle a été réputée représenter un recours effectif (paragraphe 23 ci-dessus).

25. À cet égard, la Cour rappelle tout d’abord que c’est en principe à la date d’introduction de la requête que s’apprécie l’effectivité d’un recours donné. Elle a ainsi jugé qu’il ne serait pas équitable d’opposer aux individus qui se portent requérants devant elle une voie de recours nouvellement intégrée dans le système juridique d’un État contractant dont ils n’auraient pas eu connaissance de manière effective. Par exemple, dans l’affaire Valada Matos das Neves c. Portugal (no 73798/13, §§ 107-108, 29 octobre 2015), qui portait sur l’absence de recours permettant de dénoncer la longueur des procédures, elle a constaté que la requête avait été introduite avant la date à laquelle le recours interne, fruit d’une évolution jurisprudentielle, était devenu effectif et que l’intéressé, dont l’action était prescrite, ne pouvait plus utiliser le recours en cause ; elle a jugé, en conséquence, que le requérant n’était pas tenu de l’exercer aux fins de l’épuisement des voies de recours internes.

26. Cela étant, elle a dans toute une série d’affaires admis une exception à ce principe, l’estimant justifiée par des circonstances particulières telles que l’adoption d’une nouvelle législation nationale destinée à remédier au problème systémique de la longueur des procédures judiciaires internes (voir, parmi beaucoup d’autres, les références mentionnées dans Valada Matos das Neves c. Portugal, précité, § 102, ainsi que dans Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, 87-88, CEDH 2010). Réaffirmant l’importance cruciale du caractère subsidiaire de son rôle, elle a ainsi jugé dans ces affaires qu’une exception au principe général rappelé au paragraphe 25 ci-dessus se justifiait et devait s’appliquer à toutes les affaires similaires pendantes devant elle qui n’avaient pas encore été déclarées recevables. En particulier, dans une série d’affaires relatives à la question des conditions de détention, elle a estimé que l’instauration de nouveaux recours par le législateur national constituait une conséquence directe de l’application de la procédure d’arrêt pilote et qu’elle visait à traiter les affaires de surpeuplement carcéral de manière à permettre de faire face à la menace grandissante que faisait peser sur le système de la Convention le nombre élevé d’affaires similaires qui résultaient d’un même problème structurel ou systémique (voir, par exemple, dans le cas de recours introduits par le législateur, Stella et autres c. Italie (déc.), nos 49169/09 et dix autres, §§ 4245, 16 septembre 2014). Une approche similaire a été adoptée par la Cour dans des affaires moldaves et hongroises qui concernaient un problème systémique semblable (voir Draniceru c. la République de Moldova (déc.), no 31975/15, §§ 42-44, 12 février 2019, et Domján c. Hongrie (déc.), no 5433/17, §§ 34-35, 14 novembre 2017, et les références qui y sont citées).

27. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour considère qu’il y a lieu de souligner à cet égard l’importance des principes de subsidiarité et de responsabilité partagée. Elle rappelle qu’elle joue un rôle fondamentalement subsidiaire dans le mécanisme de contrôle établi par la Convention, où c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles. Le Protocole no 15 à la Convention a récemment inscrit le principe de subsidiarité dans le préambule de la Convention. En vertu de ce principe, la responsabilité de la protection des droits de l’homme est partagée entre les États parties et la Cour, et les autorités et juridictions nationales doivent interpréter et appliquer le droit interne d’une manière qui donne plein effet à la Convention (voir, en ce sens, Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 324, 15 mars 2022, et les références qui y sont citées).

28. À cet égard, elle note que l’évolution de la pratique des tribunaux roumains (voir, en plus de la jurisprudence résumée dans l’affaire Polgar précitée, les exemples de jurisprudence plus récents, paragraphe 10 ci-dessus) est comparable à celle qu’a entraînée l’introduction du recours compensatoire dans les législations italienne, moldave ou hongroise (paragraphe 26 in fine ci-dessus) : l’une comme l’autre témoignent des efforts déployés par les autorités nationales pour la mise en œuvre des recommandations formulées par la Cour dans un arrêt pilote (en l’occurrence Rezmiveș et autres c. Roumanie, nos 61467/12 et 3 autres, §§ 121-126, 25 avril 2017) et visent à permettre de traiter au niveau interne les affaires de surpeuplement carcéral, de façon à conjurer la menace grandissante que fait peser sur le système de la Convention le nombre élevé d’affaires similaires résultant d’un même problème structurel ou systémique. La Cour n’a pas de raison de douter de la poursuite continue de cette jurisprudence.

29. La Cour renvoie également à l’objet et au but d’un arrêt pilote et rappelle qu’elle n’a pas la capacité, non plus qu’il ne sied à sa fonction, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires répétitives qui supposent d’établir les faits dont elles procèdent ou de calculer une compensation financière deux tâches, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Gerasimov et autres c. Russie, nos 29920/05 et 10 autres, § 207, 1er juillet 2014).

30. Aux yeux de la Cour, les tribunaux roumains offrent un redressement plus rapide qu’une procédure devant elle et allègent sa charge en lui évitant d’avoir à connaître de quantité de requêtes semblables en substance (Polgar, précité, §§ 83-96 ; voir également, mutatis mutandis, Stella et autres, précité, § 43).

31. Qui plus est, à la différence du requérant dans l’affaire Valada Matos das Neves (précitée, § 107), le requérant en l’espèce avait au moment de sa libération, et a encore, la possibilité de former, sur le fondement des articles 1349 et 1357 du code civil (paragraphe 9 ci-dessus), une action tendant à l’engagement, au titre de la période postérieure au 23 décembre 2019, de la responsabilité civile des autorités pour les préjudices qu’il estimait avoir subis lors de sa détention dans la prison de Rahova.

32. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour, réaffirmant l’importance du principe de subsidiarité (paragraphe 27 cidessus) et ne voyant aucune raison objective d’opérer, parmi les voies de recours devenues disponibles au niveau national, une distinction entre celles qui sont d’origine législative et celles qui résultent d’une évolution de la pratique des tribunaux internes, estime que doit s’appliquer en l’espèce une exception au principe général selon lequel c’est à la date d’introduction de la requête que s’apprécie l’effectivité d’un recours donné (paragraphe 25 cidessus). Dans ces conditions, elle juge que le requérant pouvait porter devant les juridictions internes, par le biais d’une action tendant à l’engagement de la responsabilité civile délictuelle des autorités – voie choisie par plusieurs personnes dans de nombreux exemples offerts par la jurisprudence interne (paragraphe 10 ci-dessus) –, son grief tiré des mauvaises conditions de détention à la prison de Bucarest-Rahova pour la période postérieure au 23 décembre 2019.

33. Puisque le requérant n’a pas informé la Cour d’avoir introduit une telle action, cette partie de la requête doit être rejetée pour nonépuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 8 décembre 2022.

Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Présidente