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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 40110/14
Ilias ANASTASIADIS et autres
contre la Grèce
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 15 novembre 2022 en une chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Georgios A. Serghides,
Yonko Grozev,
Jolien Schukking,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 22 mai 2014,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La liste des requérants figure en annexe. Ils ont été représentés devant la Cour par Me G. Gesoulis, avocat au barreau de Thessalonique.
2. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme S. Trekli, assesseure au Conseil juridique de l’État.
Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. En 1981, un terrain appartenant aux requérants, situé à Kalamata, fut l’objet d’une expropriation. En 1987, la cour d’appel de Nafplio fixa le montant définitif de l’indemnité d’expropriation à 50 000 drachmes (146,75 euros (EUR)) au mètre carré (arrêt no 400/1987).
5. La même année, les requérants saisirent le tribunal de première instance de Kalamata d’une action tendant à la reconnaissance de leur qualité de bénéficiaires de l’indemnité qui fut rejetée le 7 septembre 1988. Le 1er décembre 1988, ils entamèrent une nouvelle procédure de reconnaissance qui prit fin le 28 mai 2003 par l’arrêt no 250/2003 de la cour d’appel de Nafplio qui fit droit à leur demande.
6. Le 10 octobre 2005, ils saisirent la cour d’appel de Kalamata (la « cour d’appel ») d’une demande tendant à ce que leur soit versée l’indemnité d’expropriation, qu’ils auraient dû percevoir en vertu de l’arrêt no 400/1987 de la cour d’appel de Nafplio, majorée d’intérêts. À titre subsidiaire, ils demandèrent la fixation d’une nouvelle indemnité définitive d’expropriation reflétant la valeur actuelle du terrain litigieux.
7. Le 18 juillet 2006, la cour d’appel rejeta la demande des requérants pour défaut d’intérêt juridique, estimant que l’expropriation avait été levée de plein droit à la suite du non‑paiement de l’indemnité dans un délai de dix-huit mois à partir de sa fixation définitive (arrêt no 155/2006). Le 12 septembre 2006 les requérants se pourvurent en cassation.
8. Par son arrêt no 908/2009, la Cour de cassation fit droit au pourvoi au motif que la levée de plein droit de l’expropriation ne pouvait pas être prise en compte d’office mais qu’elle devait être invoquée par les intéressés, qui, en demandant à être reconnus bénéficiaires de l’indemnité, avaient clairement exprimé leur volonté que l’expropriation fût maintenue. L’affaire fut renvoyée devant la cour d’appel.
9. Entre-temps, le 29 novembre 2003, les requérants introduisent leur première requête devant la Cour. Dans l’affaire Anastasiadis c. Grèce (no 39725/03, 10 mai 2007), la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention au motif que la durée de la procédure de reconnaissance des requérants en tant que bénéficiaires de l’indemnité, et ce sans que les intéressés aient perçu une indemnité, rompait le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général, ainsi que de l’article 6 de la Convention à raison de la durée de ladite procédure. Quant à la satisfaction équitable, la Cour n’a pas estimé opportun de verser une indemnité correspondant à la valeur du terrain en cause, la procédure en dommages‑intérêts engagée devant la cour d’appel étant à l’époque pendante. Elle a alloué aux requérants la somme de 85 000 EUR au titre du dommage matériel, montant correspondant aux intérêts sur l’indemnité fixée en 1987 par la cour d’appel de Nafplio (66 030,81 EUR), à savoir 6 % per annum à partir de cette année. Quant au dommage moral, la Cour a alloué à chacun des intéressés 8 000 EUR.
10. Le 23 septembre 2009, les requérants introduisirent une demande de fixation d’audience devant la cour d’appel. Reprenant et complétant les termes de leur demande du 10 octobre 2005, ils relevèrent que l’État n’avait pas encore versé l’indemnité en question et que partant l’expropriation de leur terrain n’avait pas été achevée. Ils ajoutèrent que c’était en raison du comportement illicite de l’administration, lequel consistait en la revendication d’un droit de propriété sur le terrain litigieux et le long contentieux qui s’était ensuivi, que l’indemnité fixée en 1987 avait été dépréciée au point de ne plus constituer une indemnité « complète » (πλήρης) au sens de la Constitution et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Sur ce fondement, ils demandèrent : a) que l’État fût condamné à leur verser l’indemnité d’expropriation fixée en 1987 (66 030,81 EUR), majorée d’intérêts à compter de la date à laquelle le tribunal de première instance avait rejeté leur demande visant à la reconnaissance de leur qualité de bénéficiaires (7 septembre 1988) jusqu’au 23 septembre 2009 ; b) ou, à titre subsidiaire, le versement d’une indemnité réajustée, autrement la fixation d’une indemnité complémentaire à celle fixée en 1987, prenant en compte la valeur actuelle du bien exproprié ; et c) que l’État fût condamné à les indemniser pour la perte d’usage de leur terrain à partir de la publication de l’arrêt de la Cour, le 10 mai 2007.
11. Par son arrêt no 16/2012, la cour d’appel rejeta la demande en question pour défaut de compétence. Elle considéra que les prétentions des requérants étaient de nature à fonder une action en dommages-intérêts en application de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil et que cette action devait être exercée devant les juridictions administratives.
12. Les requérants se pourvurent en cassation.
13. Le 12 juillet 2013, par son arrêt no 1485/2013, la Cour de cassation jugea que la cour d’appel avait correctement rejeté les points a) et c) de la demande des requérants pour défaut de compétence. Elle releva que le principe de la procédure unique, tel qu’il avait été consacré par sa formation plénière dans l’arrêt no 10/2004 comprenait certes toute autre question connexe relative à l’expropriation et à la fixation de l’indemnité pour celle‑ci. Cependant, elle estima que le litige qui naît à l’occasion de l’expropriation et qui a pour objet une demande d’indemnisation pour le dommage matériel et moral, laquelle découle des actes illicites de l’administration dans le cadre d’une expropriation, n’est pas une question connexe relative à l’expropriation aux termes de cette jurisprudence.
14. Quant au point b) de la demande des requérants, la Cour de cassation cassa l’arrêt no 16/2012 et rejeta la demande au fond. Elle jugea qu’il ressortait des dispositions pertinentes de l’article 17 de la Constitution de 1986 que : a) l’indemnité complète, sans laquelle le propriétaire maintient tous ses droits sur le terrain exproprié, est celle qui représente la valeur du terrain à la date de fixation de l’indemnité d’expropriation provisoire ou définitive suivant le cas ; b) si postérieurement à la fixation de l’indemnité d’expropriation la valeur du terrain exproprié a augmenté, l’indemnité d’expropriation déjà fixée ne devient pas incomplète. La Constitution exige une telle indemnité complète à la date indiquée ci-dessus et elle remédie au risque résultant de l’augmentation de la valeur du terrain exproprié par la disposition consacrant la levée de plein droit de l’expropriation si l’indemnité n’a pas été versée dans les dix-huit mois à compter de sa fixation provisoire ou définitive suivant le cas ; c) si l’indemnité d’expropriation fixée de manière provisoire ou définitive n’a pas été versée, le propriétaire n’est pas en droit de demander la réactualisation de cette indemnité au motif que la valeur du terrain exproprié a augmenté, mais il peut uniquement, à l’issue de la période des dix-huit mois, demander la levée de plein droit de l’expropriation.
15. En 2014, à la suite de l’arrêt no 1485/2013 de la Cour de cassation, le Conseil juridique de l’État demanda à l’autorité compétente de procéder au versement de l’indemnité de 66 030,81 EUR aux intéressés afin d’achever l’expropriation du terrain litigieux et de permettre son transfert à l’État. En vertu d’une décision adoptée par le secrétaire général de l’administration décentralisée le 4 novembre 2015, cette somme fut déposée à la Caisse des dépôts et consignations en faveur des requérants le 9 décembre 2016.
16. Le 28 avril 2016, les intéressés saisirent le Conseil d’État d’un recours en annulation contre cette décision et contre l’omission du secrétaire général de l’administration décentralisée de verser une indemnité reflétant la valeur actuelle du terrain litigieux. À titre subsidiaire, ils demandèrent la révocation de l’expropriation et la redéfinition de la zone côtière. L’audience eut lieu le 2 octobre 2019. À la date des observations soumises par les parties (le 21 octobre 2020 et le 8 février 2021 par le Gouvernement et le 15 décembre 2020 par les requérants), l’arrêt n’était pas encore rendu public.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. Les dispositions pertinentes de l’article 17 de la Constitution se lisent ainsi :
2. « Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur du bien exproprié à la date de l’audience sur l’affaire concernant la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur du bien à la date de l’audience du tribunal sur cette demande (...)
4. L’indemnité est fixée par les tribunaux compétents (...) Une loi peut prévoir l’établissement d’une juridiction unique, nonobstant l’article 94, pour tous les litiges et les affaires d’expropriation, ainsi que le traitement prioritaire des procès y afférents devant les tribunaux. La même loi prévoit le déroulement de l’instance devant les tribunaux. Jusqu’au paiement de l’indemnité provisoire ou définitive fixée par le tribunal, tous les droits du propriétaire restent intacts et l’occupation de la propriété n’est pas permise (...) L’indemnité dont le montant est fixé par le tribunal est, dans tous les cas, payée au plus tard un an et demi après la date de publication de la décision du tribunal sur la fixation provisoire de l’indemnité, et en cas d’une demande pour la fixation de l’indemnité définitive, après la publication de la décision du tribunal, faute de quoi l’expropriation est levée de plein droit (...) »
18. Selon les dispositions pertinentes du décret-loi no 797/71, applicables à l’expropriation litigieuse, l’achèvement de l’expropriation, entraînant le transfert de la propriété sur le bien exproprié à celui au profit duquel elle a été ordonnée, se fait moyennant le versement de l’indemnité au bénéficiaire de celle-ci ou son dépôt à la Caisse des dépôts et consignations en sa faveur, si une décision irrévocable le reconnaissant comme tel n’a pas encore été rendue (articles 7 et 8). En outre, aux termes de l’article 11 § 1 du même décret-loi, l’expropriation qui n’a pas été achevée conformément à l’article 7 dans un délai de dix-huit mois à compter de la publication de la décision fixant l’indemnité provisoire ou définitive est réputée levée de plein droit. Selon l’article 11 § 3, la levée de plein droit de l’expropriation est réputée non réalisée lorsque le bénéficiaire, dans un délai d’un an à compter de l’expiration du délai susmentionné, soumet à la direction des expropriations du ministère des finances une déclaration écrite dans laquelle il exprime son souhait de maintenir l’expropriation. La Cour de cassation suivait à l’époque l’interprétation selon laquelle une telle déclaration écrite n’était pas nécessaire, la volonté de l’intéressé de maintenir l’expropriation pouvait se dégager de l’introduction d’une action tendant à la reconnaissance de sa qualité de bénéficiaire de l’indemnité dans le même délai (arrêt no 908/2009, rendu dans la présente affaire et, statuant en formation plénière, arrêt no 7/2007).
19. L’article 11 § 3 du code des expropriations (loi no 2882/2001), tel que modifié par l’article 29 § 3 a) de la loi no 4024/2011, exclut désormais expressément la réévaluation de l’indemnité d’expropriation judiciairement fixée dans l’hypothèse où les propriétaires concernés demandent le maintien de l’expropriation qui a été levée de plein droit, à condition que leur demande soit accueillie par l’autorité en faveur de laquelle l’expropriation a été ordonnée.
20. S’agissant du principe de la procédure unique, le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Georgiadis c. Grèce (no 40032/08, 10 octobre 2013), Bibi c. Grèce (no 15643/10, 13 novembre 2014), Kytiopoiia Lithografia Stylianos S.Koskinidis Avee c. Grèce ((déc.), no 54992/10, 8 mars 2016), et Ioannis Anastasiadis c. Grèce ((déc.), no 51391/09, 17 octobre 2017).
21. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil dispose ce qui suit :
« L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actions ou omissions illégales commises par ses organes dans l’exercice de la puissance publique, sauf dans le cas où l’action ou l’omission en cause a méconnu une disposition existante dans le but de servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »
GRIEFS
22. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leurs biens et du droit d’accès à un tribunal.
EN DROIT
23. Les requérants se plaignent qu’ils n’aient perçu aucune indemnité pour l’expropriation de leur terrain, à cause du refus par les juridictions internes, d’une part, de réactualiser l’indemnité fixée en 1987, et d’autre part, d’appliquer la « procédure unique » et partant d’examiner leur demande d’indemnisation pour la perte d’usage alléguée de leur terrain pour la période après le 10 mai 2007, c’est-à-dire la date de publication de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Anastasiadis c. Grèce (no 39725/03). Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 et aussi, concernant le second aspect soulevé, l’article 6 § 1 de la Convention (droit d’accès à un tribunal), ainsi libellés :
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
- Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention
- Arguments des parties
24. Le Gouvernement affirme que l’article 17 de la Constitution ne prévoit pas la possibilité de réactualisation lorsque l’indemnité d’expropriation n’a pas été versée dans un délai de dix-huit mois à compter de sa fixation, mais uniquement la possibilité pour les propriétaires de demander la levée de plein droit de l’expropriation s’ils estiment que la valeur de leur bien a augmenté. Il ajoute que l’article 11 § 3 du code des expropriations issu de la loi no 4024/2011 exclut la réactualisation lorsque l’expropriation est maintenue à la demande de l’intéressé après sa levée de plein droit intervenue à l’expiration du délai des dix-huit mois. En outre, il soutient que la présente affaire diffère substantiellement de l’affaire Bibi c. Grèce (no 15643/10, 13 novembre 2014). Il relève qu’alors que dans cette dernière affaire l’indemnité définitive d’expropriation fixée par la cour d’appel en 1978 avait été déposée la même année à la Caisse des dépôts et consignations et l’État avait pris possession du terrain exproprié l’année suivante, dans la présente affaire, l’expropriation n’avait pas été achevée au moment de l’introduction de la requête et l’État n’avait pas pris possession du terrain litigieux. Il note, enfin, que les requérants ne pourraient se prétendre victimes d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la suite du dépôt de l’indemnité d’expropriation en leur faveur réalisé en 2016.
25. À l’appui de leur thèse selon laquelle les juridictions internes auraient dû réactualiser l’indemnité d’expropriation fixée en 1987, les requérants se prévalent des arrêts Malama c. Grèce (no 43622/98, CEDH 2001-II), Karagiannis et autres c. Grèce (no 51354/99, 16 janvier 2003), Zacharakis c. Grèce (no 17305/02, 13 juillet 2006), Bibi (précité), et Poulimenos et autres c. Grèce (no 41230/12, 20 juillet 2017). S’agissant de l’exception tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime, ils soutiennent que le dépôt en 2016 de l’indemnité d’expropriation fixée en 1987 est contraire au droit du propriétaire à la valeur marchande actuelle de sa propriété.
- Appréciation de la Cour
26. Concernant, tout d’abord, le refus par les juridictions nationales de procéder à la réactualisation de l’indemnité, la Cour estime opportun de rappeler le libellé de cette partie du grief des requérants devant elle : ceux-ci se plaignent de l’impossibilité selon le droit national d’obtenir la réactualisation de l’indemnité fixée en 1987, et partant du refus par les juridictions internes de procéder à une telle réactualisation (επανακαθορισμός). Elle relève, plus particulièrement, que la demande de réactualisation de l’indemnité a été formulée par les requérants de deux manières distinctes devant les tribunaux nationaux. À titre principal, les intéressés avaient demandé à la cour d’appel de condamner l’État à leur verser le montant de l’indemnité d’expropriation fixée en 1987, majorée d’intérêts. À titre subsidiaire, les requérants avaient demandé le versement d’une indemnité d’expropriation, autrement la fixation d’une indemnité complémentaire à celle fixée en 1987, afin que fût prise en compte la valeur actuelle du terrain exproprié.
27. La Cour note que dans l’affaire Bibi, précitée, la Cour de cassation avait rejeté pour défaut de compétence les deux demandes des requérantes tendant à la réactualisation de l’indemnité, qui étaient similaires à celles en cause dans la présente espèce. En revanche, dans la présente affaire, la Cour de cassation a rejeté la seule demande principale des requérants tendant à la condamnation de l’État à leur verser l’indemnité d’expropriation, réajustée, fixée en 1987 au motif qu’elle relevait de la compétence des juridictions administratives. Elle a toutefois décidé, après avoir cassé l’arrêt de la cour d’appel sur ce point, d’examiner leur demande subsidiaire tendant à la fixation d’une nouvelle indemnité reflétant la valeur actuelle du terrain exproprié avant de la rejeter au fond. Dès lors, la Cour de cassation ne s’est pas écartée du principe de la procédure unique au sens de l’arrêt Bibi, précité (ibidem, §§ 77 et 78).
28. Il s’ensuit que la question à laquelle la Cour doit répondre est de savoir si le rejet au fond de cette demande subsidiaire a porté atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens.
29. La Cour rappelle les principes généraux découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 60, 5 septembre 2017). En l’espèce, elle note que, dans la mesure où les requérants se plaignent du refus par les juridictions nationales de réactualiser l’indemnité définitivement fixée, la situation litigieuse relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui énonce de manière générale le principe du respect des biens. Dès lors, elle doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. À cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive au droit au respect des biens. En particulier, le caractère adéquat d’un dédommagement se trouverait diminué si son paiement faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable. Dans ces cas, la Cour recherche principalement si l’administration a procédé à la réactualisation de la somme due pour compenser sa dépréciation en raison du laps du temps écoulé (voir, mutatis mutandis, Bibi, précité, §§ 63-65, et les références qui y sont citées).
30. La Cour note que la présente affaire diffère des affaires Malama et Karagiannis et autres, précitées, qui ne concernaient pas la réactualisation d’une indemnité d’expropriation définitivement fixée mais jamais versée, mais le calcul par les tribunaux nationaux de l’indemnité d’expropriation sans tenir compte de la durée excessive de la procédure litigieuse.
31. La Cour observe également que la présente affaire diffère des affaires Zacharakis et Poulimenos et autres, précitées. Dans l’affaire Zacharakis, la Cour a uniquement examiné la question du refus par les tribunaux nationaux de réactualiser l’indemnité provisoirement fixée en 1970 pour tenir compte du laps de temps écoulé et partant de sa dépréciation jusqu’à sa fixation définitive en 2000. Dans l’affaire Poulimenos et autres, la Cour a d’ailleurs conclu qu’en retenant comme date critique pour la détermination de la valeur du bien exproprié la date de l’audience devant le tribunal de première instance (1999), la cour d’appel avait fait abstraction de tout écart qui pouvait exister entre la valeur de la créance des requérants à cette date et celle à la date à laquelle elle a statué sur la demande de fixation de l’indemnité définitive (2012).
32. Dans ces affaires, ce qui était en cause était le caractère équitable et proportionné du montant de l’indemnité définitive d’expropriation fixée par les tribunaux compétents. Dans la présente affaire, les requérants ne se plaignent pas de cela, mais du refus par les juridictions nationales de réactualiser – sous forme notamment de fixation d’un nouveau montant reflétant la valeur actuelle du bien exproprié – l’indemnité définitive d’expropriation fixée en 1987.
33. À cet égard, la Cour note que la présente affaire se rapproche de l’affaire Bibi, précitée, dans la mesure où l’indemnité fixée de manière définitive n’a pas pu être versée aux requérants dans un délai raisonnable en raison de la longue procédure de reconnaissance de leur qualité de bénéficiaires de ladite indemnité. Cependant, dans l’affaire Bibi, l’État, après avoir déposé l’indemnité définitive d’expropriation à la Caisse des dépôts et consignations dans l’attente de la détermination des bénéficiaires, a effectivement pris possession du terrain litigieux et par conséquent l’expropriation avait été formellement achevée.
34. En revanche, dans la présente affaire, il n’est pas contesté entre les parties que l’expropriation n’était pas encore formellement achevée au moment de l’introduction de la requête, faute de versement ou de dépôt de l’indemnité, mais qu’elle n’avait pas non plus été levée de plein droit à la demande des requérants qui, à l’opposé, ont toujours souhaité son maintien malgré le fait que l’indemnité ne leur avait pas été versée dans les dix-huit mois à compter de sa fixation définitive. En effet, ce n’est qu’après le dépôt de l’indemnité d’expropriation par l’État en 2016 que les requérants ont demandé, à titre subsidiaire, la levée de l’expropriation et la redéfinition de la zone côtière dans le cadre de leur recours en annulation contre l’acte approuvant ledit dépôt. La Cour observe également que l’État déclare n’avoir jamais pris possession du terrain litigieux et que partant les requérants n’ont jamais été privés de l’usage de celui-ci, ce que ne contestent pas les intéressés.
35. La Cour note que selon la Cour de cassation le droit national ne permet pas la réactualisation d’une indemnité d’expropriation qui n’a pas été versée au propriétaire dans les dix-huit mois à compter de sa fixation, mais lui reconnait uniquement la possibilité de demander la levée de plein droit de l’expropriation. Elle relève certes que la demande de levée de plein droit de l’expropriation n’est que facultative. Cependant, si l’intéressé souhaite que l’expropriation – malgré sa levée de plein droit en raison du non-paiement de l’indemnité dans les délais – soit maintenue, il ne peut pas prétendre à la réactualisation de l’indemnité y afférente au motif que la valeur du bien exproprié aurait augmenté depuis la fixation de cette indemnité. Sur ce point, il convient de relever que l’article 11 § 3 du code des expropriations actuel exclut désormais expressément la réactualisation de l’indemnité au cas où les intéressés souhaitent le maintien de l’expropriation. Or, alors qu’ils auraient pu demander la levée de plein droit de l’expropriation, s’ils estimaient que la valeur du terrain exproprié avait considérablement augmenté depuis 2003 – quand a été reconnue leur qualité de bénéficiaires de l’indemnité définitive d’expropriation fixée en 1987 – les requérants, qui ont par ailleurs conservé la possession du terrain, ont choisi d’introduire une action tendant à la réactualisation de cette indemnité.
36. En conséquence, dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que le refus par les juridictions nationales d’accorder aux requérants une indemnité d’expropriation réactualisée pour tenir compte de l’augmentation alléguée de la valeur du terrain litigieux ne décèle aucune apparence de violation du droit des requérants au respect de leurs biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1.
37. Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
38. S’agissant de la partie du grief tirée du fait que les requérants n’avaient touché aucune indemnité pour l’expropriation de leur terrain, la Cour relève d’emblée qu’il est préoccupant que l’indemnité fixée en 1987 n’ait été consignée en faveur des requérants que presque trente ans plus tard. Cependant, elle observe, d’une part, que le long contentieux relatif à la reconnaissance des requérants en tant que bénéficiaires de cette indemnité, qui s’est terminé en 2003, avait déjà donné lieu à un arrêt rendu par la Cour en 2007. Dans cet arrêt, la Cour a décidé, au regard de la longueur de cette procédure et du fait que les intéressés n’avaient perçu aucune indemnité, de leur allouer la somme de 85 000 EUR au titre du dommage matériel, ce montant correspondant aux intérêts sur l’indemnité fixée en 1987 (paragraphe 9 ci-dessus). À ce titre, la période entre 1987 et 2003, avait déjà fait l’objet d’un examen par la Cour qui, sans directement trancher la question de la réactualisation de l’indemnité, à l’époque pendante devant les tribunaux nationaux, avait pris en considération l’écoulement du laps de temps important entre le moment de la fixation définitive de l’indemnité et celui où les requérants auraient pu la recevoir. La Cour relève, d’autre part, que le retard supplémentaire dans le versement de l’indemnité fixée en 1987 tient principalement au fait que les requérants ont choisi d’entamer devant la cour d’appel de Kalamata une procédure tendant à la réactualisation de ladite indemnité qui s’est terminée par l’arrêt no 1485/2013 de la Cour de cassation.
39. La Cour note par ailleurs que les positions des parties divergent considérablement sur la question de la valeur actuelle du terrain exproprié. Le Gouvernement affirme que le terrain litigieux est inconstructible car, faisant partie de la zone côtière, il est situé en dehors du plan d’urbanisme et que sa valeur actuelle est de 33 858 EUR. Les requérants réfutent ces allégations et affirment que seule une indemnité complète, à savoir en rapport avec la valeur actuelle de leur bien (760 808 EUR en 2012), pourrait conduire à l’achèvement formel de l’expropriation du terrain litigieux. Ils refusent ainsi de recevoir l’indemnité déposée en 2016 en entamant un nouveau cycle de procédures devant la justice administrative. Cela dit, il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux autorités nationales pour trancher cette question. Dans la mesure où la Cour a conclu que le refus par les juridictions internes d’accorder aux requérants une indemnité d’expropriation réactualisée, à savoir reflétant la valeur actuelle du terrain litigieux, ne décelait aucune apparence de violation de leur droit au respect de leurs biens, elle estime que les requérants, au profit desquels l’indemnité d’expropriation a été déposée en 2016, ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation dudit droit au sens de l’article 34 de la Convention.
40. Il convient dès lors d’accueillir l’exception tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime des requérants et de rejeter cette partie du grief en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.
- Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention
- Arguments des parties
41. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non‑épuisement des voies de recours internes, les requérants n’ayant pas introduit une action en dommages-intérêts devant les tribunaux administratifs sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil. Selon le Gouvernement, pareille action est efficace et appropriée s’agissant de litiges qui naissent postérieurement à la fixation de l’indemnité d’expropriation. Il en va notamment ainsi d’une demande d’indemnisation pour la perte d’usage du terrain exproprié du fait du comportement illicite de l’administration qui ne se rattache pas à la fixation de l’indemnité d’expropriation au sens du principe de la procédure unique. À l’appui de sa position, le Gouvernement se réfère à la décision rendue par la Cour dans l’affaire Ioannis Anastasiadis c. Grèce ((déc.), no 51391/09, 17 octobre 2017). Il estime par ailleurs que l’article 105 constitue une contrepartie de l’impossibilité de réactualiser une indemnité d’expropriation.
42. Les requérants rétorquent qu’ils ont épuisé toutes les voies de recours et se prévalent, entre autres, des arrêts Azas c. Grèce (no 50824/99, 19 septembre 2002) et Bibi, précité, s’agissant du principe de la procédure unique.
- Appréciation de la Cour
43. La Cour rappelle d’emblée qu’il ressort du dossier que les intéressés n’ont jamais été privés de la possession de leur terrain. En tout état de cause, elle relève qu’elle a déjà eu l’occasion de se pencher sur un cas similaire dans l’affaire Ioannis Anastasiadis (précitée, §§ 30-44). Dans cette affaire, elle a considéré que le grief du requérant allait bien au-delà de ceux présentés dans les arrêts Azas et Bibi, précités, dans la mesure où il soutenait que le principe de la procédure unique implique que toute question relative au blocage d’une propriété doit être soumise à un seul ordre de juridiction, sans égard à la nature administrative ou civile de l’objet de l’affaire en cause. La Cour, relevant que les autorités internes jouissent d’une ample marge d’appréciation dans la répartition des compétences entre les différents ordres de juridiction, a conclu qu’eu égard à cette marge d’appréciation « le rejet de la demande du requérant portant sur la levée du blocage de son terrain et, à titre subsidiaire, sur l’allocation d’une indemnité pour le préjudice matériel et moral subi en raison de la perte de l’usage de son bien, n’a pas enfreint l’équilibre devant exister entre la protection du droit des particuliers au respect de leurs biens et les exigences de l’intérêt général » (Ioannis Anastasiadis, précitée, § 43). Dans la mesure où les requérants se plaignent du refus par les juridictions internes d’appliquer le principe de la procédure unique et partant d’examiner leur demande d’indemnisation pour la perte d’usage alléguée du terrain litigieux depuis 2007, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de la solution suivie dans l’affaire Ioannis Anastasiadis, précitée. Vu cette conclusion, la Cour estime également qu’il n’y a aucune apparence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention garantissant le droit d’accès à un tribunal.
44. Il s’ensuit que cette partie du grief doit être rejetée comme manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
45. La Cour partage la position du Gouvernement selon laquelle les requérants auraient dû poursuivre devant les juridictions internes compétentes leur action en dommages-intérêts, fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, visant à obtenir une indemnisation pour la perte d’usage alléguée de leur terrain depuis 2007. En effet, cette action est un recours disponible et adéquat au sens de l’article 35 § 1 de la Convention (Ioannis Anastasiadis, précité, § 48, et les références qui y sont citées). Il en va par ailleurs de même s’agissant de la demande principale des requérants tendant à la condamnation de l’État à leur verser, réajustée, l’indemnité d’expropriation fixée en 1987, qui avait été rejetée par la Cour de cassation au motif qu’elle relevait de la compétence des juridictions administratives. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement à cet égard doit être accueillie et que cette partie du grief doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
46. En conclusion, la Cour juge à la lumière de l’ensemble des éléments en sa possession que les faits dénoncés ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles et que les critères de recevabilité exposés aux articles 34 et 35 de la Convention n’ont pas été satisfaits. Dès lors, il y a lieu de déclarer la requête irrecevable.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 8 décembre 2022.
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président
ANNEXE
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
1. | Ilias ANASTASIADIS | 1951 | grecque | Londres |
2. | Aggelos ANASTASIADIS | 1954 | grecque | Cholargos |
3. | Vassilios ANASTASIADIS | 1954 | grecque | Marousi |