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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
15.11.2022
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MENA c. ROUMANIE

(Requête no 47692/16)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Mena c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Yonko Grozev, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,

Vu la requête (no 47692/16) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant américain, M. Roger Christopher Mena (« le requérant »), né en 1970 et résidant à Phoenix, représenté par Me D.S. Chertes, avocat à ClujNapoca, a saisi la Cour le 4 août 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.-F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,

Vu la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la décision de la cour d’appel de Cluj de ne pas statuer, en raison de la prescription de la responsabilité pénale du prévenu, sur la demande d’indemnisation au civil que le requérant avait formée dans le cadre de la procédure pénale engagée par lui contre l’auteur présumé de violences dont il disait avoir été victime.

2. Le 28 novembre 2008, le requérant porta plainte contre M.S., qu’il accusait d’avoir exercé sur lui des violences ayant nécessité quatre jours de soins médicaux. Le 2 juin 2009, le requérant déclara aux policiers chargés de l’enquête qu’il se constituait partie civile. Par un réquisitoire du 26 mars 2013, le parquet renvoya M.S. devant le tribunal de première instance de ClujNapoca pour coups et blessures.

3. Lors de l’audience du 22 avril 2013, le requérant réclama 1 500 lei roumains (environ 300 euros) pour préjudice moral.

4. Par un jugement du 27 février 2015, le tribunal constata la prescription de la responsabilité pénale et relaxa le prévenu pour ce motif. Par ailleurs, se référant à l’article 6 de la Convention et à la jurisprudence de la Cour, il jugea qu’un rejet sans examen d’une demande civile d’indemnisation, qui serait fondé sur la prescription de la responsabilité pénale, porterait atteinte au droit d’accès de l’intéressé à un tribunal. Statuant donc sur le fond de la demande civile, il jugea que M.S. avait causé un dommage corporel au requérant et, par conséquent, le condamna à verser la somme réclamée par celui-ci.

5. M.S. interjeta appel, arguant que le tribunal ne pouvait pas se prononcer sur la demande civile dès lors qu’il avait constaté la prescription de la responsabilité pénale.

6. Par un arrêt définitif du 26 janvier 2016, mis au net le 22 août 2016, la cour d’appel de Cluj accueillit l’appel de M. S. et jugea qu’il n’y avait pas lieu à statuer sur la responsabilité civile de ce dernier. Elle nota qu’en application de l’article 25§ 5 du code de procédure pénale, en cas de clôture du procès pénal (încetarea procesului penal) en raison de la prescription de la responsabilité pénale, il n’y avait pas lieu à statuer sur la demande civile afférente. Bien que la cour d’appel estimât que cette solution était susceptible de porter atteinte au droit d’accès du requérant à un tribunal, elle jugea que le droit interne applicable ne pouvait être ignoré.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

7. Constatant que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 6 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

8. Les principes généraux concernant le droit d’accès à un tribunal ont été résumés, entre autres, dans Anagnostopoulos c. Grèce (no 54589/00, §§ 2834, 3 avril 2003), Atanasova c. Bulgarie (no 72001/01, §§ 3747, 2 octobre 2008) et Rokas c. Grèce (no 55081/09, § 24, 22 septembre 2015).

9. En l’espèce, la Cour observe que la demande de constitution de partie civile introduite par le requérant le 2 juin 2009 est restée pendante devant les instances judiciaires compétentes pendant une longue période – six ans et sept mois environ –, avant que la cour d’appel de Cluj ne constate, à l’instar du tribunal de première instance et en application de la législation pertinente, la prescription de la responsabilité pénale relative à l’infraction dont le requérant disait avoir été victime.

10. De même que dans les arrêts Anagnostopoulos et Atanasova, précités, la Cour considère que lorsque l’ordre juridique interne offre un recours aux justiciables, tel le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile, l’État a l’obligation de veiller à ce que ceux-ci jouissent des garanties fondamentales de l’article 6 de la Convention. En l’espèce, la cour d’appel a choisi, à l’inverse du tribunal de première instance, de faire application de l’article 25 § 5 du code de procédure pénale et de ne pas statuer sur la demande civile.

11. Le Gouvernement soutient qu’il était loisible au requérant d’introduire une action en indemnisation devant les juridictions civiles, après la fin du procès pénal. La Cour considère cependant que l’on ne saurait exiger de l’intéressé, dans des circonstances comme celles de l’espèce, d’introduire, plus de six ans après sa constitution de partie civile et plus de sept ans après les faits, une nouvelle action devant les juridictions civiles afin de demander réparation de son préjudice (Anagnostopoulos, précité, § 32, et Atanasova, précité, § 46).

12. Par ailleurs, il est à noter que les propres juridictions internes ont considéré que l’application au cas du requérant de l’article 25 § 5 du code de procédure pénale ci-dessus mentionné était susceptible de porter atteinte au droit d’accès du requérant à un tribunal (voir le paragraphe 4, ci-dessus).

13. La Cour prend par ailleurs note de l’information fournie par le Gouvernement selon laquelle la disposition légale, ayant fondé la décision de la cour d’appel de rejeter la demande d’indemnisation du requérant, a été déclarée inconstitutionnelle par une décision no 586/2016 du 13 septembre 2016 (publiée au Journal Officiel no 1001 du 13 décembre 2016), au motif, notamment, qu’elle enfreignait le droit à un procès équitable prévu par l’article 21 (3) de la Constitution et par l’article 6 de la Convention.

14. Compte tenu de ce qui précède, le refus de la cour d’appel de Cluj de statuer sur la demande d’indemnisation que le requérant avait formée dans le cadre de la procédure pénale engagée contre l’auteur présumé de violences dont il disait avoir été victime est contraire au droit d’accès du requérant à un tribunal.

Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.

SUR APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

15. Le requérant demande 3 000 euros (EUR) pour dommage moral et 9 703 lei roumains (RON), soit environ 2 000 EUR, au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes, ce dernier montant incluant la somme de 800 RON que la cour d’appel de Cluj l’a condamné à verser pour frais et dépens.

16. Citant l’arrêt Anagnostopoulos c. Grèce (no 54589/00, § 39, 3 avril 2003), le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi par le requérant. Quant aux frais et dépens qui auraient été engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes, il considère que les prétentions du requérant doivent être rejetées, celui-ci n’apportant pas suffisamment de justificatifs à l’appui de sa demande. En particulier, le requérant n’aurait pas soumis les conventions conclues avec ses avocats et il serait donc impossible de vérifier si les factures et quittances qu’il a présentées correspondent bien à la procédure engagée en l’espèce.

17. La Cour octroie au requérant 3 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

18. La Cour constate que le requérant a soumis des justificatifs pour les frais encourus, y compris les conventions d’honoraires conclues avec les avocats qui l’ont représenté dans la procédure interne. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 2 000 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;
  3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

  1. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
  2. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Crina Kaufman Yonko Grozev
Greffière adjointe f.f. Président