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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 26111/15
Artur MAS GAVARRÓ
contre l’Espagne
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 18 octobre 2022 en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 16 mai 2015,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le non-respect allégué par l’Etat espagnol de ses obligations positives de protection de la réputation personnelle du requérant, suite à la publication dans le journal El Mundo de plusieurs articles le concernant.
2. Le requérant est né en 1956 et réside à Barcelone. Il a été représenté par Me X. Melero Merino.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. R. A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
- Les circonstances de l’espèce
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
- Le contexte de l’affaire
5. De décembre 2010 à janvier 2016, le requérant fut président du gouvernement de la communauté autonome de la Catalogne (Generalitat de Catalunya).
6. Le 16 novembre 2012, en pleine campagne électorale pour la présidence de la Generalitat, le journal El Mundo publia à la une de ses versions papier et numérique un article attribuant au requérant, alors candidat à sa propre réélection, la possession à l’étranger de comptes bancaires qui auraient été alimentés par des pots-de-vin. L’article, accompagné d’une photo du requérant pendant la campagne électorale, était fondé sur un supposé projet (borrador) de rapport de police qui aurait été envoyé aux journalistes et aurait révélé l’existence d’une enquête menée par la police nationale dans le cadre d’une procédure judiciaire. Cette procédure, dénommée « affaire du Palau[1] », portait sur un présumé financement illégal du parti politique du requérant, Convergència i Unió (ci-après « CiU ») dans lequel l’ancien président de la Generalitat, J. P., ainsi que le requérant lui-même auraient été impliqués. L’article était rédigé en ces termes :
« La police relie les comptes bancaires possédés en Suisse par [J.P.] et Mas à la corruption de CiU (...)
Un rapport de police révèle qu’une partie des sommes que les entreprises versaient à Convergència Democràtica de Catalunya (CDC) (...) dans le cadre de l’affaire du Palau a été détournée vers des comptes bancaires suisses des dirigeants du parti. Pour être plus précis, ceux d’Artur Mas et de la famille de [J. P.].
L’unité centrale de la délinquance économique et fiscale (UDEF) dénonce dans un « projet de rapport » l’existence en Suisse et au Liechtenstein de comptes que possèdent Artur Mas, père et fils, ainsi que par [J. P.] (...) »
7. À l’intérieur du journal, un autre article se référait audit rapport de l’UDEF. Le chapeau de l’article se lisait ainsi :
« [P.] et Mas percevaient [de l’argent] en Suisse. La police soutient qu’une part des commissions reversées à Convergència dans le cadre de l’affaire du Palau ont atterri sur des comptes courants que possèdent le président et l’ex-président en Suisse. »
8. Le même jour, le 16 novembre 2012, le juge d’instruction no 30 de Barcelone, chargé de l’enquête dans l’affaire du Palau, réagit à la publication et affirma ignorer l’existence du projet de rapport de l’UDEF, assurant ne pas avoir autorisé une enquête visant le requérant dans ce cadre. Il rappela à cet égard qu’aucun organe de la police judiciaire n’était compétent pour enquêter sur une affaire en cours sans mandat d’un juge d’instruction. Le communiqué du juge fut publié le 17 novembre 2012 dans le même journal.
9. Par ailleurs, la division des enquêtes criminelles de la police catalane (Mossos d’Esquadra) réagit à son tour et démentit les affirmations suivantes contenues dans les articles litigieux :
« (...) Un document envoyé aux Mossos [d’Esquadra] (...) explique comment (...) le père d’Artur Mas percevait au Liechtenstein des sommes qu’il détournait partiellement au profit de son fils. »
10. La division précisa ne disposer d’aucune information à ce sujet. Elle assura par ailleurs ignorer l’origine de l’information publiée.
11. Le 19 novembre 2012, le journal publia une transcription partielle du rapport en question, photos de certaines pages à l’appui. L’article s’intitulait :
« Rapport incriminant Convergència. L’intégralité du document de l’UDEF, qui relie le financement illégal et les comptes [courants] de [P.] et de Mas ».
12. Le rapport faisait référence à une lettre anonyme qui aurait été adressée à la division des enquêtes criminelles de la police catalane et que celle-ci aurait dissimulée au juge. Cette lettre aurait dévoilé l’implication du requérant dans l’activité délictuelle. L’auteur du rapport reconnaissait ne pas disposer de la lettre, mais espérait l’obtenir avec le concours de certains membres de la police catalane.
13. Le 22 novembre 2012, un représentant du syndicat unifié de la police présenta au cours d’une conférence de presse la copie d’un rapport qu’il affirmait avoir reçu de façon anonyme. Ce document de dix-sept pages à l’entête de l’UDEF n’était ni daté ni signé. Les journalistes admirent s’être fondés sur ce document pour publier leur article.
14. Dans une communication du 22 novembre 2012, le juge chargé de l’instruction dans l’affaire du Palau déclara s’être entretenu au cours d’une réunion avec le commissaire en chef de l’UDEF qui avait indiqué que depuis juillet 2012 son unité n’avait élaboré aucun rapport ni projet de rapport sur cette affaire. Par ailleurs, le juge précisa qu’une enquête sur l’existence dudit document était en cours. Le 29 novembre 2012, le commissaire en chef de l’UDEF confirma que le rapport n’avait pas été élaboré par l’UDEF ni par aucun de ses fonctionnaires, ne pouvant de ce fait être validé. Il réitéra ces propos le 9 janvier 2013.
- La procédure intentée par le requérant
15. Le 19 novembre 2012, le requérant porta plainte (querella) pour injures et calomnies (articles 205 et suivants du code pénal) contre les journalistes auteurs de l’article, ainsi que contre l’éditrice du journal. Une procédure d’information judiciaire fut engagée auprès du juge d’instruction no 3 de Madrid, au cours de laquelle celui-ci entendit les journalistes ainsi qu’un membre de la police nationale appartenant à l’UDEF. Les premiers refusèrent de révéler leurs sources, mais expliquèrent que le projet leur était parvenu par le biais de connaissances au sein de la police. Le juge examina également un rapport produit par l’unité des affaires internes de la police nationale du 21 mars 2013. Dans ce document, il était indiqué que le projet ne correspondait à aucun document officiel élaboré par l’UDEF, mais qu’il contenait des informations provenant de sources officielles, accessibles à un grand nombre de fonctionnaires de police.
16. Le 22 octobre 2013, le juge prononça un non-lieu définitif et classa l’affaire. Le juge nota d’emblée que l’apparence et le contenu du « projet de rapport » permettaient d’envisager son authenticité. Il ajouta que les journalistes avaient contacté plusieurs sources (demeurées anonymes) pour s’assurer de la fiabilité du contenu du rapport. Le juge rappela l’importance du droit à la liberté d’information et en particulier le fait qu’il protège le pluralisme politique et l’opinion publique. Quant au droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources, il admit que celui-ci n’était certes pas absolu. En effet, selon le juge, il appartenait à ceux qui l’invoquaient de démontrer qu’ils avaient agi avec la diligence requise afin de contrôler la véracité des informations litigieuses. En l’espèce, le juge considéra que les deux journalistes auteurs de l’article avaient suffisamment vérifié les faits et les données contenus dans le document sur lequel ils avaient fondé leurs allégations, leur seul objectif étant de fournir une information sur des faits présentant un intérêt général évident. Plus précisément, avant de publier le projet, ils en auraient fait confirmer le contenu par des fonctionnaires de police ou encore par des personnes ayant un lien avec le ministère de l’Intérieur. Qui plus est, ils auraient à tout moment indiqué que le document sur lequel ils s’étaient appuyés constituait un « projet ». Quant au fait que le responsable de l’UDEF ait affirmé ignorer l’existence de ce rapport, le juge observa que :
« (...) les dimensions d’une unité comme l’UDEF, intégrée par des dizaines de fonctionnaires de police répartis en différents groupes qui composent les différentes brigades et qui étend sa compétence dans tout le territoire national, peuvent expliquer que l’inspecteur susmentionné n’ait pas eu connaissance du « rapport/projet/rapport interne », sans que ceci signifie, comme le prétendent les plaignants, que [le document en question] n’ait pas existé. »
À la lumière de ces éléments, le juge conclut ainsi :
« (...) [les accusés] ont agi de manière raisonnable quant à la vérification de la véracité des faits et des données contenus dans le document sur lequel ils ont fondé leurs allégations (...), leur comportement ayant été pleinement justifié par l’exercice de leur droit à la liberté d’information prévu à l’article 20 § 1 d) de la Constitution.
(...)
Il convient de prononcer un non-lieu définitif et de classer la procédure (...) au motif que les faits (...) ne revêtent pas le caractère d’une infraction pénale. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de prendre les mesures d’instruction sollicitées par les plaignants tout au long de la procédure. »
17. Le requérant fit appel de cette décision. Il soutint qu’eu égard au caractère anonyme et à l’état de projet du rapport litigieux, les journalistes devaient vérifier les données qu’il contenait avec une diligence accrue. Le 2 juin 2014, l’Audiencia Provincial de Madrid confirma le non-lieu. Elle nota en particulier :
« (...) il est indéniable que [le rapport] existe. La question se pose de savoir si [le document] a été réalisé en tant que rapport ou projet [borrador] ; la deuxième possibilité étant la plus vraisemblable. Son apparence peut bien laisser à penser qu’il a été élaboré par [l’UDEF]. [Le document] est apparu dans un contexte marqué par des scandales de corruption liés à [l’affaire du Palau]. Certes, il ne correspond à aucun document officiel élaboré lors de l’enquête menée dans l’affaire du Palau, mais contient des informations provenant de sources officielles, accessibles à un grand nombre de fonctionnaires de police, tel que reconnu par l’unité des affaires internes de la police nationale dans un rapport du 21 mars 2013.
Dans ces circonstances, il n’est pas possible de dire que les défendeurs ont été négligents. L’apparence initiale [du document] laisse à penser que les données correspondaient à un travail d’enquête de police. [Les journalistes] ne se sont pas référés à des faits considérés comme véridiques mais propres à cette enquête (« (...) selon la police »). Il s’agit de faits pertinents touchant à des personnes notoires qui possèdent par conséquent un intérêt social et politique. Les conditions sont remplies pour que le délicat équilibre entre le droit à l’honneur et le droit à la communication d’informations véraces s’incline cette fois-ci en faveur de la protection du second et par conséquent il convient de rejeter les recours [formés] ».
18. Invoquant l’article 18 de la Constitution (droit à l’honneur), le requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, lequel, par une décision qui fut notifiée le 18 novembre 2014, déclara le recours irrecevable pour absence manifeste de violation d’un droit fondamental susceptible d’être protégé dans le cadre d’un recours d’amparo.
- Le cadre juridique et les instruments du Conseil de l’Europe pertinents
19. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal sont ainsi libellées :
Article 205
« Est constitutif de calomnie le fait pour une personne d’imputer un délit à une autre personne en sachant qu’elle ne l’a pas commis ou au mépris flagrant de la vérité. »
Article 206
« La calomnie est punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller de six mois à deux ans ou d’une peine de douze à vingt-quatre mois de jours-amendes si elle est répandue avec publicité ou, autrement, d’une peine de six à douze mois de jours-amendes. »
Article 207
« Une personne accusée de calomnie est exemptée de toute peine si elle prouve [l’exactitude] du fait délictuel qu’elle a imputé à autrui. »
Article 208
« Est constitutive d’une injure une action ou une expression qui blesse la dignité d’autrui en portant atteinte à sa réputation ou à son estime de soi.
Seule est constitutive d’un délit l’injure qui, par sa nature, ses effets et son contexte, est communément considérée comme étant grave.
L’injure qui consiste à imputer des faits à une personne n’est pas considérée comme grave, à moins que son auteur l’ait proférée en sachant que la personne en question n’a pas commis les faits ou au mépris flagrant de la vérité. »
Article 209
« L’injure grave à caractère public est punie d’une peine pouvant aller de six à quatorze mois de jours-amendes ou, dans d’autres cas, d’une peine pouvant aller de trois à sept mois de jours-amendes. »
Article 210
« Une personne accusée d’un délit d’injure est exempte de toute responsabilité si elle prouve la véracité de ses imputations lorsque celles-ci visent des fonctionnaires relativement à des faits accomplis dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions ou portent sur la commission d’infractions pénales ou administratives. »
20. L’article premier de la loi organique 2/1984 du 26 mars 1984 sur le droit de rectification se lit ainsi :
« Toute personne physique ou morale a le droit de rectifier les informations diffusées par tout moyen de communication sociale sur des faits la concernant qu’elle estime inexacts et dont la divulgation peut lui causer un préjudice.
Le droit de rectification peut être exercé par la personne lésée ou ses représentants et, si elle est décédée, par ses héritiers ou leurs représentants. »
21. La loi organique 1/1982 du 5 mai 1982 relative à la protection civile du droit à l’honneur, l’intimité personnelle et familiale et l’image prévoit ce qui suit dans ses dispositions pertinentes :
Article 9
« [1.] La protection juridique contre l’ingérence illégale dans les droits visés par la présente loi peut être demandée en choisissant de suivre les voies procédurales ordinaires ou la procédure prévue à l’article 53.2 de la Constitution. La Cour constitutionnelle peut également être saisie, le cas échéant, d’un recours en protection.
[2.] La protection judiciaire comprend l’adoption de toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à l’ingérence illégale en question et, en particulier, celles nécessaires pour :
a) rétablir la personne lésée dans la pleine jouissance de ses droits, avec la déclaration de l’ingérence subie, la cessation immédiate de celle-ci et le rétablissement de l’état antérieur. En cas d’ingérence dans le droit à l’honneur, le rétablissement du droit violé comprend, sans préjudice du droit de réponse par la procédure légalement établie, la publication de tout ou partie de la condamnation aux frais de la personne condamnée avec une diffusion publique au moins égale à celle de l’ingérence subie.
(...) »
22. Dans sa Résolution 1165 (1998) sur le droit au respect de la vie privée, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe prévoit ce qui suit :
« 10. Il est donc nécessaire de trouver la façon de permettre l’exercice équilibré de deux droits fondamentaux, également garantis par la Convention européenne des droits de l’homme : le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.
(...)
12. L’Assemblée rappelle toutefois que le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme doit protéger l’individu non seulement contre l’ingérence des pouvoirs publics, mais aussi contre celle des particuliers et des institutions privées, y compris les moyens de communication de masse.
(...)
14. L’Assemblée invite les gouvernements des États membres à se doter, si elle n’existe pas encore, d’une législation garantissant le droit au respect de la vie privée qui contienne les lignes directrices suivantes ou, si une législation existe, à la compléter par ces lignes directrices :
(...)
iii. obliger les directeurs de publication à publier, à la demande des personnes intéressées, des rectificatifs bien visibles, après avoir communiqué des informations qui se sont révélées fausses ;
(...)
16.i. à encourager les associations professionnelles qui représentent les journalistes à élaborer certains critères qui conditionnent l’accès à la profession, ainsi que des normes d’autorégulation et des codes déontologiques du journalisme ;
ii. à promouvoir le complément de la formation professionnelle des journalistes par un enseignement juridique, soulignant notamment l’importance du droit au respect de la vie privée vis-à-vis de l’ensemble de la société ;
iii. à encourager une plus grande promotion de l’éducation aux médias dans le cadre de l’éducation aux droits et aux devoirs de l’homme, afin de renforcer la sensibilisation des utilisateurs des médias à l’égard des exigences du droit au respect de la vie privée ;
iv. faciliter l’accès à la justice et les procédures juridiques concernant les délits de presse pour garantir une meilleure protection des droits de la victime ».
GRIEFS
23. Le requérant se plaint d’un manquement dans les obligations positives de l’État de protéger sa réputation personnelle, garanti par l’article 8 de la Convention, en raison de l’inactivité de la police, du ministère public et des tribunaux nationaux pour enquêter suite à la publication journalistique le concernant.
EN DROIT
- Arguments des parties
24. Le Gouvernement considère que l’article 8 ne protège pas la réputation d’un homme politique dans sa vie publique et demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Au demeurant, il estime qu’accueillir les prétentions du requérant érigerait la Cour en juge de quatrième instance, ce qui, affirme-t-il, n’est pas son rôle. Il cite à cet égard l’arrêt Jiménez Losantos c. Espagne (no 53421/10, 14 juin 2016).
25. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement et plaide que sa requête est fondée sur l’existence d’une ingérence très sérieuse dans l’exercice de son droit à la protection de sa réputation personnelle, ce droit étant selon lui protégé par la jurisprudence de la Cour comme faisant partie intégrante de l’article 8 de la Convention.
26. Le Gouvernement reproche en outre au requérant de ne pas avoir exercé le recours en rectification dont il disposait auprès des juridictions civiles (Loi organique 2/1984 du 26 mars 1984 sur le droit de rectification) ou encore de ne pas avoir intenté la procédure préférentielle de protection du droit à l’honneur (article 9 de la loi organique 1/1982 du 5 mai 1982 relative à la protection civile du droit à l’honneur, l’intimité personnelle et familiale et l’image) et d’avoir usé directement de la voie pénale, qui, selon lui, doit s’entendre comme une ultima ratio, réservée aux atteintes les plus graves. En choisissant cette voie, les tribunaux internes ont examiné si la violation alléguée était de nature à atteindre le seuil de gravité minimum pour la considérer pénalement répréhensible. Ils n’ont pas vérifié (parce qu’ils n’en avaient pas la compétence) si les faits pouvaient donner lieu à l’adoption d’autres mesures de nature exclusivement civile, ce qui aurait permis de rétablir la réputation du requérant, au cas où celle-ci aurait été considérée comme lésée.
27. De son côté, le requérant justifie le recours à la voie pénale et considère que le choix de la juridiction n’a pas d’importance. Il dénonce l’absence de décision sur le fond de sa plainte, expliquant qu’il n’y a eu ni condamnation ni acquittement. Le classement est inacceptable à ses yeux.
- Appréciation de la Cour
28. La Cour rappelle premièrement qu’elle a explicitement reconnu que la protection de la réputation est un droit qui relève du champ d’application de l’article 8 § 1 de la Convention, qui garantit le droit au respect de la vie privée (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, CEDH 2004-VI, Abeberry c. France (déc.), no 58729/00, 21 septembre 2004, et White c. Suède, no 42435/02, 19 septembre 2006). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 112, 25 septembre 2018, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, 29 mars 2016, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012). La Cour observe que la présente espèce porte sur la publication d’un article de presse susceptible de porter atteinte à la réputation et à l’honneur du requérant. Concrètement, l’article litigieux contenait des allégations factuelles qui lui imputaient des délits de corruption, prévarication et fraude dans l’octroi de contrats. Elle relève que ces imputations sont d’une gravité telle que l’intégrité personnelle de l’intéressé pouvait être lésée (voir, a contrario, Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 23, 28 avril 2009, et Pipi c. Turquie (déc.), no 4020/03, 12 mai 2009). L’article 8 de la Convention trouve donc à s’appliquer.
29. S’agissant des voies de recours utilisées par le requérant, la Cour observe que la plainte du requérant était adressée contre les deux journalistes responsables de la publication de l’article et, subsidiairement, contre l’éditrice du journal. Ces journalistes avaient obtenu les informations en cause et décidé, sur la base de l’évaluation de l’intérêt de ces informations pour l’actualité, de les publier et de produire des articles fondés sur le projet de rapport de police. L’objet principal de cette procédure était de déterminer si le comportement des journalistes était d’une gravité telle qu’il pouvait constituer un délit d’injures ou de calomnies. L’analyse du juge s’est ainsi focalisée, comme la loi le prévoit, sur le fait de savoir si les éléments des délits susmentionnés étaient remplis et, en cas de réponse affirmative, de fixer la sanction pénale pertinente. Cette procédure ayant abouti à un non-lieu (paragraphe 16 ci-dessus), le juge pénal n’était pas compétent, conformément à la législation, pour se prononcer sur l’existence de la responsabilité civile découlant du délit. Il en va de même concernant la décision de l’Audiencia Provincial de Madrid qui a confirmé l’absence de négligence des journalistes sur la base des éléments dont ils disposaient avant de rédiger leur article.
30. La Cour rappelle que, pour ce qui est des actes interindividuels de moindre gravité susceptibles de porter atteinte à l’intégrité morale, l’obligation qui incombe à l’État, au titre de l’article 8, de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection n’implique pas toujours l’adoption de dispositions pénales efficaces visant les différents actes pouvant être en cause. Le cadre juridique peut aussi consister en des recours civils aptes à fournir une protection suffisante (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 85, CEDH 2013). La Cour rappelle aussi qu’une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (voir, entre autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, 15 mars 2011, et Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, no 51168/15, § 34, 13 mars 2018). Dans le système espagnol, les délits de calomnies et d’injures sont soumis à une forme spéciale et aggravée de mens rea, à savoir soit l’existence d’un mensonge purement malveillant (« en sachant qu’elle ne l’a pas commis »), soit un mépris flagrant (contempt) de la vérité (voir ci-dessus le texte des articles 205 et 208 § 3 du code pénal). Le législateur espagnol a ainsi choisi de ne criminaliser que certaines formes graves de calomnie et d’injures, et non pas toutes les formes de diffamation ou d’atteinte à la réputation.
31. Il n’existe aucune trace de ce que le requérant ait intenté une action en justice au civil et ait fait valoir, dans le cadre de cette action, que les publications avaient porté atteinte à son droit à la protection de sa réputation personnelle. Ces actions auraient pu aboutir à la prise de mesures pour restaurer, le cas échéant, sa réputation.
32. En effet, comme le souligne le Gouvernement, le requérant avait la possibilité d’exercer un recours en rectification, qui aurait permis de publier une rectification des informations litigieuses dans le journal concerné dans un délai de trois jours, ou encore d’intenter la procédure préférentielle de protection du droit à l’honneur pour obtenir réparation, en percevant une indemnité, de l’éventuelle atteinte à son droit à la protection de sa réputation personnelle.
33. En choisissant d’exercer uniquement le recours pénal, le requérant a empêché une éventuelle réparation de ses droits dans le cadre des procédures civiles qui étaient à sa disposition et qui ne peuvent être considérées comme inefficaces. Il a ainsi limité l’étendue de l’examen effectué par les juridictions internes, qui n’ont pu se prononcer que sur l’absence de gravité pénale de l’atteinte alléguée, et n’a pas démontré que l’État lui a accordé une protection insuffisante à ses allégations et qu’il a été effectivement porté atteinte à son droit au respect de sa réputation.
34. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention, et doit dès lors être rejetée en application de l’article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 10 novembre 2022.
Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président
[1] Le Palau de la Música est une institution culturelle.