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Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 471/13
Recep TOPÇUOĞLU
contre la Türkiye
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 18 octobre 2022 en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Pauliine Koskelo,
Gilberto Felici, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu la requête no 471/13 dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Recep Topçuoğlu (« le requérant »), né en 1982 et résidant à Istanbul, représenté par Me Ataktürk Sevimli, avocate à Istanbul, a saisi la Cour le 15 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requête porte sur les blessures subies par le requérant à la suite d’un accident de travail survenu à bord d’un navire qui se trouvait à quai.
- L’accident de travail du requérant
2. À l’époque des faits, le requérant était employé en tant que soudeur dans une entreprise maritime privée au chantier naval de Gemak.
3. Son contrat de travail débuta le 12 septembre 2008. Le 13 septembre 2008, il reçut une formation sur la santé et la sécurité au travail au cours de laquelle lui furent expliqués les règles à respecter, les mesures à prendre, les bons comportements à adopter et les mauvais comportements à éviter concernant le feu, le travail en hauteur, les travaux électriques, les travaux de peinture, les travaux de grattage et de ponçage, le chargement, le déchargement, le levage, le transport et l’utilisation d’outils à main. On lui remit également à cette occasion les éléments de protection à utiliser et un document renfermant les consignes de sécurité à respecter.
4. Le requérant s’engagea contre signature à respecter les règles de sécurité au travail qui lui avaient été enseignées lors de la formation.
5. Le 15 septembre 2008, il utilisa un briquet au lieu d’une lampe torche pour contrôler le taux de remplissage de la chaudière à vapeur du navire. La flamme du briquet provoqua des éclaboussures de liquide contenant de l’acide. Comme l’intéressé était proche de la cuve, son visage subit des brûlures au deuxième degré qui nécessitèrent son admission à l’hôpital, où il demeura en traitement jusqu’au 22 septembre 2008.
- La procédure en indemnisation
6. Le 17 novembre 2008, le requérant engagea par l’intermédiaire de son avocat une procédure en indemnisation devant le tribunal du travail de Kartal.
7. L’expertise médicale ordonnée par le tribunal conclut que l’intéressé ne souffrait d’aucune invalidité.
8. Le tribunal transmit le dossier à un expert aux fins d’établissement de la responsabilité des parties dans la survenance de l’accident.
9. L’expert conclut à la responsabilité du requérant à 100 %. Son rapport comportait le passage suivant :
« Il a été établi que l’employeur avait remis à l’employé du matériel de sécurité au travail, que l’employé avait participé à une formation sur la sécurité, que l’employé avait pour tâche de remplir la chaudière le jour de l’incident, qu’il savait qu’il devait porter le masque à gaz qui lui avait été fourni et qu’il devait emporter avec lui la lampe torche qui lui avait été remise, qu’il était strictement interdit de fumer sur le navire et spécialement autour des cuves, que lorsqu’il a été entendu le 16 septembre 2008, il a expressément déclaré qu’il savait effectivement qu’il devait utiliser un masque à gaz et une lampe torche lors de l’accomplissement de sa tâche.
Le taux d’invalidité de la victime est égal à zéro.
Il convient d’évaluer à 100 % la responsabilité de l’employé, dans la mesure où, par inadvertance et insouciance, il était sans masque et a utilisé un briquet lors de la vérification du taux de remplissage de la chaudière, alors qu’il aurait dû porter un masque et utiliser une lampe torche.
Aussi l’employé n’a-t-il pas agi conformément à l’article 77 de la loi sur le travail et à l’article 2 du règlement sur la santé et la sécurité au travail des employés. »
10. L’avocat du requérant ne s’opposa pas aux conclusions de cette expertise.
11. Par un jugement du 21 février 2012, le tribunal du travail débouta le requérant de sa demande au motif que la survenance de l’accident lui était imputable à 100 % et qu’il n’avait subi aucune perte de sa capacité de travail.
12. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre ce jugement.
13. Le 7 mai 2012, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué. L’arrêt de la Cour de cassation fut notifié au requérant le 15 juin 2012.
- L’enquête pénale
14. Le 6 septembre 2013, la procédure pénale engagée à l’encontre de l’employeur du requérant et du superviseur de la sécurité au travail se solda par l’acquittement des prévenus. Le tribunal de paix d’Istanbul considéra que l’accident était survenu en raison du manque de diligence du requérant et non en raison d’une quelconque faute des prévenus propre à engager leur responsabilité pénale.
- L’enquête administrative
15. L’Institut de la sécurité sociale ouvrit une enquête administrative sur l’accident.
16. Dans son rapport d’enquête du 21 février 2011, il conclut que l’accident était survenu à la suite d’une faute inexcusable du requérant.
17. Le 25 avril 2011, ce rapport fut communiqué à l’intéressé, lequel n’y fit pas opposition.
- Griefs
18. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été victime d’une atteinte à son intégrité physique causée par un accident de travail pour lequel la responsabilité de son employeur aurait dû selon lui être engagée. Il considère à cet égard que la solution retenue par les juridictions nationales, à l’issue d’une procédure qu’il estime avoir été déraisonnablement longue, était inéquitable.
APPRÉCIATION DE LA COUR
19. La Cour observe que le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité. Il plaide d’abord le non-épuisement des voies de recours internes. Il considère ensuite que le requérant a été blessé de son propre fait, et qu’en conséquence il ne peut se prétendre victime des violations alléguées.
20. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se prononce sur l’ensemble des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, les allégations du requérant étant en tout état de cause irrecevables pour les motifs exposés ci‑dessous.
21. Elle rappelle que, en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
22. Eu égard aux faits et à la base factuelle des griefs formulés par le requérant (paragraphe 18 ci-dessus), la Cour juge approprié d’examiner la présente espèce sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui comprend des éléments, tels que l’intégrité physique et morale, se rapportant à l’identité des personnes (comparer Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §§ 86 et 126, 25 juin 2019).
23. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie à son arrêt Nicolae Virgiliu Tănase (précité, §§ 125-128). La Cour rappelle qu’en cas de mise en danger involontaire de la vie d’une personne, on peut juger satisfaite l’obligation relative à l’existence d’un système judiciaire effectif si le système juridique offre aux victimes un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, susceptible d’aboutir à l’établissement des responsabilités éventuelles et à l’octroi d’une réparation civile adéquate (voir, dans le contexte de l’article 2 de la Convention, entre autres, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004-VIII, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 132, CEDH 2014). En tout état de cause, la Cour considère que les obligations positives en vertu de l’article 8 de la Convention qui pèsent sur les autorités dans le contexte de blessures graves subies lors d’un accident de travail ne vont pas au-delà de ces exigences (voir pour un exemple récent Turgut c. Turquie (Comité), no 14445/13, §§ 23 et 24, 17 mai 2022).
24. En l’espèce, la Cour note qu’une enquête pénale et une enquête administrative furent ouvertes immédiatement après les faits aux fins de clarification des circonstances dans lesquelles le requérant avait été blessé.
25. En ce qui concerne l’enquête pénale, sur la base de l’ensemble des informations et des éléments de preuve recueillis, le tribunal de paix d’Istanbul a acquitté les prévenus au motif qu’aucune faute ni négligence susceptible d’entraîner l’accident de l’employé n’avait été commise par les personnes mises en cause et que le requérant était le seul responsable de l’accident ayant causé ses blessures. Sur ce point, la Cour observe que le requérant n’a présenté devant elle aucun grief concernant l’effectivité et l’issue de cette enquête.
26. Quant à l’enquête administrative, elle a été menée par l’Institut de la sécurité sociale, qui l’a ouverte de sa propre initiative et qui a conclu que l’accident était survenu en raison de la seule négligence du requérant, qui avait commis une faute inexcusable. La Cour observe que le requérant n’a pas contesté les conclusions de l’Institut de la sécurité sociale.
27. La Cour note également qu’outre les procédures susmentionnées, le requérant a intenté devant le tribunal du travail une action en indemnisation. L’intéressé a soutenu devant cette juridiction que la responsabilité de son employeur devait être pleinement engagée. Il n’a cependant pas obtenu gain de cause à l’issue de cette procédure. Devant la Cour, il soutient que cette procédure a duré trop longtemps et qu’elle n’a pas été équitable.
28. Or la Cour estime que, contrairement à ce que plaide le requérant, la durée globale – environ trois ans et cinq mois – de cette procédure n’a pas été déraisonnable et que rien n’indique qu’elle n’ait pas été conduite avec toute la célérité requise dans les circonstances.
29. à la lumière des éléments du dossier la Cour estime par ailleurs ne pas avoir des motifs suffisants pour conclure que la procédure menée en l’espèce a été instruite à décharge et qu’elle n’a en définitive pas été assez approfondie.
30. De plus, dès lors que l’ensemble des éléments de preuve susceptibles d’éclaircir les circonstances dans lesquelles l’accident s’était produit furent recueillis, la Cour parvient à la même conclusion que les juridictions nationales. Elle estime en effet qu’aucun élément ne vient étayer les allégations du requérant.
31. Elle observe à cet égard que le requérant a activement participé à l’ensemble des procédures par l’intermédiaire de son avocat et que tant au stade de l’enquête que dans les phases successives de la procédure devant le tribunal du travail, il a pu défendre sa cause. À lumière des éléments du dossier, elle estime que rien ne permet de douter que les instances d’enquête aient eu la volonté d’élucider les faits et que rien n’indique non plus que les autorités d’enquête et les juridictions nationales aient été réticentes à établir les circonstances de l’accident et à déterminer la responsabilité des personnes impliquées, ni qu’elles n’eussent pas l’indépendance et l’impartialité requises.
32. Il s’ensuit que les griefs du requérant sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 24 novembre 2022.
Dorothee von Arnim Egidijus Kūris
Greffière adjointe Président