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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
4.10.2022
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE IŞGIN c. TÜRKİYE

(Requête no 41747/10)

ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Manquement des autorités à assister le requérant dans ses démarches d’exécution forcée d’un arrêt afin d’obtenir le paiement d’une réparation pécuniaire pour une atteinte neurologique irréversible suite à un accident dont a été jugée responsable une société de droit privé • Indices de l’essai des dirigeants de la société débitrice d’organiser leur insolvabilité, réconfortés dans leurs agissements par une forme d’impunité pénale

STRASBOURG

4 octobre 2022

DÉFINITIF

04/01/2023

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.
Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Işgın c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,

Carlo Ranzoni,

Egidijus Kūris,

Branko Lubarda,

Jovan Ilievski,

Saadet Yüksel,

Diana Sârcu, juges,

et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 41747/10) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. İbrahim Işgın (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 juin 2010,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») la requête sous l’angle de l’article 8 de la Convention,

la décision de recommuniquer la requête sur le terrain de l’article 6 de la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 septembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne notamment l’issue d’une procédure d’exécution forcée diligentée contre une société de droit privée, jugée responsable d’un accident survenu dans un hôtel et qui a entraîné chez le requérant une atteinte neurologique irréversible.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1980 et réside à Ordu. Il est représenté par Me C. Şık, avocat à Antalya, mandaté à cet effet par son frère et tuteur légal Ferhat Işgın.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

4. Le 19 mars 2005, le requérant, serveur dans un hôtel à Kemer (Antalya), appartenant à la société anonyme Eytur, fut électrocuté par un réchaud défaillant. Selon l’Institut médicolégal, il présentait un pronostic vital et une atteinte neurologique irréversible. Depuis lors, handicapé à 98 %, le requérant est placé sous tutelle.

5. Lors de procédures pénales devant la cour d’assises de Kemer, les chefs du service technique et du restaurant de l’hôtel – inculpés le 5 décembre 2005 – furent définitivement condamnés, le 9 septembre 2011, pour « négligence et inattention » à des peines d’emprisonnement avec sursis.

6. Le 5 septembre 2011, la plainte déposée contre F.E., gérante de l’hôtel, fut classée sans suite, car elle avait été mise en cause bien après la prescription du délit qui lui était reproché. F.E. était une proche de B.E., le président d’Eytur. Ce dernier, mis en cause du même chef, avait réussi à se soustraire aux recherches policières, jusqu’à son inculpation tardive en date du 13 octobre 2009, quelques mois avant la prescription pénale.

Lors de son procès, trois de ses adresses furent identifiées, dont celle, professionnelle, située au centre d’affaires de « Konyalı », no 2/9, rue Mimar Kemalettin à Istanbul.

Le 5 novembre 2012, l’action contre B.E. fut déclarée éteinte par prescription.

7. Le 26 juillet 2005, l’avocat du requérant (« l’avocat ») introduisit contre Eytur une action en dommages-intérêts, devant le tribunal de grande instance de Kemer. Les experts conclurent qu’Eytur était 100 % responsable de l’accident.

Le 5 janvier 2006, l’avocat demanda une mesure conservatoire sur les biens d’Eytur, car « selon de fortes rumeurs, la situation économique et financière de celle-ci était en péril ». Cette demande fut rejetée, du fait qu’elle ne pouvait se justifier par des rumeurs.

8. Le 4 décembre 2008, Eytur fut condamnée à verser 348 686,58 livres turques (TRY) et 20 000 TRY (équivalent à environ 174 345 euros (EUR) et 10 000 EUR) pour dommages matériel et moral respectivement. Ce jugement devint définitif.

9. Le 19 mars 2009, l’avocat saisit le bureau d’exécution no 1 d’Antalya (« bureau ») afin de recouvrer la somme de 546 481 TRY, inclusive d’intérêts échus. Le 27 mars 2009, le bureau notifia à Eytur une injonction de paiement, laquelle devint définitive, faute de contestation. Le 30 avril 2009, l’avocat demanda au bureau de s’enquérir des lieux d’activité d’Eytur aux fins de saisies.

10. Le même jour, le bureau chargea sa branche à Kemer de saisir et de conserver les biens et créances d’Eytur. Le 22 mai 2009, l’huissier et l’avocat qui se rendirent sur le lieu indiqué par la direction du registre de commerce (« direction ») constatèrent qu’il était occupé par une autre entreprise.

11. Le 12 juin 2009, l’avocat déposa devant le tribunal répressif d’exécution d’Antalya une plainte contre B.E., M.E. et Y.E., dirigeants d’Eytur, pour abandon de commerce irrégulier au sens de la loi no 2004 sur les voies d’exécution et la faillite. Cette plainte semblait se justifier ratione personae au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation en vigueur à l’époque[1].

12. Le 30 juin 2009, le tribunal chargea la direction et la police de lui indiquer les noms, les adresses et les coordonnées des protagonistes ainsi que les lieux d’activité d’Eytur. Ces derniers, assignés à comparaître, ne furent jamais retrouvés à leurs adresses connues. Tous les frais afférents à ces mesures d’enquête furent couverts par l’avocat.

13. Le 5 mai 2010, notant que « les recherches continuaient pour déterminer » lesdites adresses, le tribunal décida néanmoins qu’il ne s’imposait plus de compléter ces informations ; il acquitta les protagonistes, au motif qu’en vertu d’une récente jurisprudence du 28 décembre 2009 seuls les entrepreneurs libéraux pouvaient commettre le délit en question, non les dirigeants des sociétés commerciales.

14. Par un arrêt du 26 avril 2011, le pourvoi de l’avocat fut rejeté, au motif notamment que « d’après l’écrit no 49576 du 3.9.2009 du service des impôts sur les sociétés, l’entreprise maintenait toujours ses activités ». En effet, selon la chambre de commerce d’Istanbul, Eytur, immatriculée sous le no 2551280, avait tenu une assemblée générale le 24 novembre 2009 et son siège était établi dans le même centre d’affaires « Konyalı » susmentionné (paragraphe 6 in fine ci-dessus).

15. Le 24 septembre 2011, le bureau clôtura le dossier d’exécution du requérant, l’avocat ayant arrêté de le poursuivre. Selon le Gouvernement, ce dossier demeurerait accessible.

16. Le 27 septembre 2013, indépendamment de ces démarches, le parquet d’Antalya mit B.E. en accusation pour faillite frauduleuse, précisant qu’en l’année 2000 – alors qu’il contrôlait neuf sociétés – il avait souscrit un crédit bancaire de 35 000 000 dollars américaines (USD), dont 20 000 000 USD au nom d’Eytur. B.E. n’avait jamais remboursé ces crédits ; il les avait dépensés en dehors de sa comptabilité de manière à vider ses sociétés de leurs actifs. Le parquet releva également qu’en fait, B.E. avait déjà été mis en faillite personnelle par un jugement du 29 décembre 2005 du tribunal de commerce d’Antalya.

17. Lors de son audition, B.E. prétendit avoir utilisé ces crédits pour des investissements et pour créer des milliers d’emplois ; s’il n’avait pu les rembourser à temps, il avait « suffisamment de patrimoine personnel pour les couvrir » ; bien que ses biens et ses comptes avaient été saisis par les banques et sa faillite personnelle indûment provoquée par un petit créancier, il faisait tout son possible pour liquider ses dettes.

18. Le 24 octobre 2014, la cour acquitta B.E., accordant foi à sa défense, appuyée par un rapport d’expertise (non résumé dans les attendus).

19. Le 16 avril 2018, le bureau déclara qu’en date du 16 avril 2017 la créance du requérant s’élevait à 927 668,94 TRY, équivalant alors à environ 237 364 EUR.

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION ET l’article 1 du protocole no 1

20. Invoquant l’article 3 de la Convention, l’avocat du requérant rappelle que, au-delà des souffrances indescriptibles subies par son client, ses parents et frères qui doivent en permanence veiller sur lui, alors qu’ils n’ont encore touché aucune indemnité, devraient passer eux-mêmes pour avoir été victimes d’une forme de torture.

Les proches susmentionnés n’ayant pas de qualité de requérant, au sens de l’article 34 de la Convention, ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4.

21. S’agissant de l’article 1 du Protocole no 1, l’avocat se plaint de l’absence en Turquie d’un système juridique prévoyant une forme d’assurance propre à garantir le paiement aux victimes des indemnités allouées du fait d’accidents de travail ainsi que d’un système de sécurité sociale et d’assurance pour responsabilité civile permettant de couvrir les pertes résultant du manque à gagner et des frais médicaux des victimes d’accidents.

Cette doléance est formulée de manière très vague et ne permet aucunement d’apprécier l’applicabilité de la disposition invoquée, encore moins de déceler une apparence quelconque de sa méconnaissance. Elle est donc manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1, 13 ET 14 DE LA CONVENTION
    1. Observations préliminaires

22. Sur le terrain des articles 6, 13 et 14 de la Convention, la partie requérante dénonce les circonstances à l’origine de l’échec du mécanisme d’exécution forcée d’assurer au requérant le recouvrement de son indemnité.

À cet égard, l’avocat explique que la procédure d’indemnisation a indûment duré trois ans, alors que Eytur présentait des signes d’insolvabilité. Or, au mépris de la pratique bien établie, le tribunal de grande instance de Kemer a rejeté toutes leurs demandes de mesure conservatoire, ce qui a fait qu’au terme de la procédure, les autres créanciers avaient déjà obtenu leurs avoirs et Eytur se trouvait dans une situation de faillite frauduleuse, sciemment orchestrée par ses dirigeants. Lors de la procédure d’exécution forcée, l’huissier a constaté que les protagonistes avaient irrégulièrement abandonné leur commerce, fait constitutif d’un délit. Toutefois, la procédure pénale initiée de ce chef contre les dirigeants d’Eytur a, elle aussi, été entravée par un revirement sans précédent de la jurisprudence de la Cour de cassation et les prévenus ont été acquittés. Or, si ces derniers avaient été inquiétés par la justice pénale, ils auraient été mis sous pression et obligés de dédommager le requérant pour éviter une incarcération. B.E., le président d’Eytur, à savoir le responsable de l’accident, était un notable local fortuné, propriétaire d’un hôtel et d’une chaîne de télévision ; aussi le droit s’est-il avéré impuissant contre lui. Malgré son casier judiciaire notoire, tout au long des procédures, B.E. a impunément continué à se montrer librement en public comme s’il bénéficiait d’une immunité, sans devoir s’incliner devant un jugement rendu à son encontre.

23. En l’espèce, la Cour avait initialement jugé plus pertinente de communiquer ces doléances au Gouvernement sur le seul angle de l’article 8 de la Convention. Dans ses premières observations toutefois, le Gouvernement a explicitement invité la Cour à examiner l’affaire sous l’angle de l’article 6 et a formulé des arguments et exceptions préliminaires dans ce contexte.

Compétente pour traiter toute question de droit qui surgit pendant l’instance engagée devant elle (Cruz Varas et autres c. Suède, 20 mars 1991, § 76, série A no 201), à la lumière du principe jura novit curia (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 114, 20 mars 2018), la Cour estime devoir accueillir la demande du Gouvernement et se placer uniquement sur le terrain de l’article 6 § 1, lequel absorbe d’ailleurs les arguments du requérant au regard des articles 13 et 14 (paragraphe 22 cidessus).

La Cour examinera donc l’ensemble des exceptions et thèses du Gouvernement dans le cadre ainsi défini, d’autant que son argumentation initiale au regard du volet procédural de l’article 8 vaut assurément, en substance, pour l’article 6 § 1, qui est ainsi libellée, en sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

  1. Sur la recevabilité

24. Le Gouvernement excipe d’emblée de la perte de la qualité de victime du requérant, d’une part, parce que le tribunal de grande instance de Kemer a reconnu le tort qui lui avait été fait et lui a alloué des indemnités considérables (paragraphe 8 ci-dessus), et d’autre part, parce qu’en l’espèce l’avocat de l’intéressé a lui-même cessé de poursuivre le dossier d’exécution forcée puis resté inactif pendant les onze ans qui s’ensuivirent (paragraphe 15 ci-dessus).

25. Cela étant dit, la décision Deniz Ergin c. Turquie ((déc.), no 13246/13, 7 février 2017) qu’invoque le Gouvernement et qu’il faudra apprécier par analogie, ne remet pas en cause la qualité de victime du requérant. En effet, s’il s’est effectivement vu octroyer une réparation conséquente, le requérant – contrairement à M. Ergin (ibidem, § 35) – peut se prétendre victime d’un échec du mécanisme d’exécution forcée, ayant rendu vain le redressement offert.

26. Quant au fait que l’avocat du requérant ait arrêté de poursuivre l’affaire à partir du 24 septembre 2011, force est de considérer que les raisons qui eurent pu motiver cette décision ne peuvent que se chevaucher sur les obstacles à l’exécution dénoncés devant la Cour, plus d’un an auparavant, lors de l’introduction de la requête. Qu’il n’ait pas, par la suite, pris d’autres initiatives, ne joue en rien sur la qualité de victime de son client du fait de la situation antérieure.

Cette exception ne saurait donc être retenue.

27. Il en va de même de l’exception tirée du non-épuisement de la voie de réparation ouverte par la loi no 6384 relative au règlement – par le biais d’une commission d’indemnisation – de certaines requêtes introduites avant le 19 janvier 2013, dont celles portant sur la non-exécution de décisions de justice (Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, §§ 43 à 55, 26 mars 2013). De fait, le Gouvernement n’a pas fourni d’exemples où cette voie aurait prospéré pour la non-exécution de jugements contre des débiteurs de droit privé. Il n’a pas non plus expliqué comment cette commission, qui est incompétente pour ordonner de nouvelles mesures judiciaires – telle que la réouverture d’une procédure d’exécution forcée –, aurait pu mettre un terme à la situation litigieuse, ni indiqué le type de réparation qui aurait pu être offert au requérant (Altay c. Turquie (no 2), no 11236/09, § 40, in fine, 9 avril 2019), sachant qu’une indemnisation, en l’occurrence pour le préjudice moral, ne constitue pas une réparation suffisante pour la non-exécution de jugements définitifs (Genç et Demirgan c. Turquie, nos 34327/06 et 45165/06, § 41, 10 octobre 2017, et Bursa Barosu Başkanlığı et autres c. Turquie, no 25680/05, § 121, 19 juin 2018).

28. Reste à savoir si le requérant aurait dû saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, celui-ci étant en principe à épuiser s’agissant des faits constitutifs d’une violation de la Convention qui ont pris fin postérieurement au 23 septembre 2012, date où il a pris effet (Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013). Or, – comme le Gouvernement le rappelle – le dossier d’exécution du requérant a été clôturé à une date antérieure, à savoir le 24 septembre 2011 (paragraphe 15 ci-dessus) et la présente requête a été introduite le 11 juin 2010, bien avant le 23 septembre 2012 (N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 80, 9 février 2021).

29. D’aucuns pourraient supposer – ce que le Gouvernement ne suggère pourtant pas – que la Cour constitutionnelle aurait pu s’estimer compétente ratione temporis du fait du caractère continu de l’inexécution ; or, même dans cette hypothèse, la situation personnelle du requérant fait partie des circonstances dont il faut tenir compte (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)). En l’espèce, initiée le 26 juillet 2005, la procédure civile (combinée avec la procédure d’exécution) avait déjà duré environ cinq ans à la date d’introduction de la présente requête, alors qu’il s’agissait d’une affaire tragique. Il aurait donc été inéquitable de demander au requérant d’épuiser une autre voie de droit nouvellement créée (Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, § 45, 17 mars 2015, mutatis mutandis, Ebru Dinçer c. Turquie, no 43347/09, §§ 43 et 44, 29 janvier 2019, et N.Ç. précité, § 82).

Il s’ensuit que cette exception ne saurait non plus être accueillie.

30. Partant, ce grief (paragraphe 23 ci-dessus) n’étant ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, il convient de le déclarer recevable.

  1. Sur le fond

31. La Cour rappelle d’emblée qu’en l’espèce le tribunal de grande instance de Kemer a dûment établi les faits et les responsabilités ainsi qu’a accordé au requérant une réparation pécuniaire considérable (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). Cela étant, le droit d’accès à un tribunal, tel que consacré par l’article 6 § 1, serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une telle décision judiciaire définitive et obligatoire reste, comme dans le cas présent, inopérante au détriment d’une partie (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997II, et Romańczyk c. France, no 7618/05, § 53, 18 novembre 2010). À cet égard, il appartient à chaque État de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent (Fociac c. Roumanie, no 2577/02, § 69, 3 février 2005, Osman Yılmaz c. Turquie, no 18896/05, § 36, 8 décembre 2009, et Sevgül Altıparmak c. Turquie, no 27023/06, § 21, 20 juillet 2010).

32. Dans ce contexte, en sa qualité de dépositaire de la force publique, l’État était donc tenu de mettre à la disposition du requérant un système lui permettant d’obtenir le paiement de l’indemnité qui lui était définitivement allouée ainsi que d’avoir un comportement diligent et l’assister à cette fin (Fociac, précité, § 70).

33. Le Gouvernement, rappelant les principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, affirme que, malgré les résultats infructueux, toutes les mesures judiciaires et administratives disponibles, mêmes répressives, avaient été prises en vue d’assurer le recouvrement de la créance du requérant, nonobstant le fait qu’il s’agissait d’un litige opposant des personnes privées, à savoir une situation où les autorités n’étaient tenues que de faciliter le processus de manière raisonnable, sans aucune obligation de résultat.

34. La partie requérante conteste cette thèse.

35. En l’espèce, la Cour constate que les seules démarches d’exécution forcée ont été l’injonction de paiement notifiée à Eytur et la visite de saisie subséquente effectuée par un huissier le 22 mai 2009 sur le lieu d’activité indiqué par la direction, et qui, selon toute évidence n’en était pas un (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

Reste toutefois à savoir si les autorités puissent néanmoins passer pour avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour éviter un tel échec.

36. Sur ce dernier point, le Gouvernement se prévaut de l’efficacité de l’ensemble des mesures prises aux fins de l’exécution du jugement du 4 décembre 2008 (paragraphe 8 ci-dessus), dont celles de droit pénal ; la Cour reconnaît que de telles mesures répressives pouvaient jouer, soit-il indirectement, sur les perspectives de succès de l’exécution en cause, étant donné leur nature dissuasive et coercitive. Or, dans la présente affaire, aucune des procédures diligentées dans ce sens ne pouvait produire un tel effet, pour les raisons brièvement résumées ci-après.

37. Pour ce qui est d’abord des procès devant la cour d’assises de Kemer (paragraphes 5 et 6 ci-dessus), contrairement aux deux chefs de service de l’hôtel, F.E., gérante de l’établissement et proche de B.E. (président d’Eytur), n’a été mise en cause qu’après la prescription du délit reproché. Quant à B.E., vivant à Antalya, il est demeuré introuvable pendant plus de quatre ans, alors que ses trois adresses étaient bel et bien connues ; il a finalement été inculpé, en vain, quelques mois avant le délai de prescription.

38. En ce qui concerne la procédure pour faillite frauduleuse (paragraphes 16 à 18 ci-dessus), les juges acquittèrent B.E., lequel avait refait surface plus de huit ans après l’accident, et qui jusqu’alors avait librement disposé d’au moins 20 000 000 USD de crédit souscrit au nom d’Eytur. S’il a pu convaincre les juges qu’il avait « suffisamment de patrimoine personnel » et qu’il s’efforçait ainsi de liquider ses dettes, le Gouvernement n’explique nullement en quoi la situation de B.E. aurait été différente lorsque l’avocat avait sollicité le bureau le 19 mars 2009.

39. S’agissant enfin de la poursuite pour abandon irrégulier d’activités commerciales (paragraphes 11 à 14 ci-dessus), sans s’attarder sur le revirement jurisprudentiel subit qui a profité aux accusés, il suffit de rappeler le constat de la Cour de cassation : selon l’administration des impôts, en date du 3 septembre 2009, soit avant la saisine du bureau le 22 mai 2009 (paragraphe 10 ci-dessus), Eytur « maintenait toujours ses activités », et ce, selon le registre de la chambre de commerce d’Istanbul, sous le no d’immatriculation 255128-0 ; Eytur avait semble-t-il tenu au moins une assemblée générale le 24 novembre 2009.

40. Au vu des éléments relevés ci-dessus et retournant à la manière avec laquelle la procédure d’exécution forcée a été conduite, rien n’explique en quoi, du 30 juin 2009 au 5 mai 2010, la police et les autres instances compétentes puissent avoir été empêchées de localiser les dirigeants d’Eytur et identifier les lieux d’activités et les biens d’une entreprise commercialement active, alors que, dans la même période, les adresses de son président étaient connues (paragraphe 6 ci-dessus) et l’une d’elles se trouvait dans le même centre d’affaires que le siège d’Eytur (paragraphe 14 cidessus). Rien dans le dossier n’indique non plus qu’une quelconque instance se soit employée à vérifier la situation exacte d’Eytur ni à inquiéter les acteurs derrière cette situation, dont notamment B.E. qui apparemment avait été ou était toujours prospère dans ses affaires.

41. Ceci résume toutes les initiatives qui, sous l’autorité de l’État, ont joué directement ou indirectement dans l’échec de l’exécution forcée du jugement du 4 décembre 2008, étant entendu que la Cour ne révèle aucun manquement décisif imputable à l’avocat dans le suivi de son affaire.

42. Premièrement, l’argument du Gouvernement en ce que la demande de mesure conservatoire de l’avocat sur les biens d’Eytur aurait été rejetée, parce qu’elle s’originait dans des rumeurs (paragraphe 7 ci-dessus), n’a guère de poids. Il suffit d’observer que cette demande avait été formulée le 5 janvier 2006, à une date où les problèmes concernant l’éventuelle insolvabilité de B.E. allaient bien au-delà de simples rumeurs, car ce dernier avait déjà été mis en faillite personnelle le 29 décembre 2005 par le tribunal de commerce du même département (paragraphe 16 in fine ci-dessus).

43. Deuxièmement, le fait que l’avocat n’ait pas revendiqué la responsabilité de l’État en raison d’un « acte fautif » imputable au bureau (article 129 de la Constitution et articles 5 et 16 de la loi no 2004), ne joue en rien sur le caractère défendable de ses allégations, d’autant que le Gouvernement n’a soumis aucun exemple de précédent permettant de conclure que cette voie de réparation, fondée sur la responsabilité objective de l’administration du fait de ses fonctionnaires, aurait permis au requérant d’obtenir un redressement approprié, à savoir l’exécution effective du jugement le concernant (İnan c. Turquie, no 46154/10, § 14, 6 avril 2021, et, mutatis mutandis, Ciocodeică c. Roumanie, no 27413/09, §§ 94 et 95, 16 janvier 2018).

44. Quoi qu’il en soit, dans la présente affaire, l’impossibilité d’exécuter le jugement en cause ne résultait pas uniquement de l’inactivité ou d’un manque de volonté du bureau ou de tel ou tel huissier. Elle était due à un défaut de préparation, de soutien, et – plus important encore – de coordination de la part des autres autorités compétentes (Constantin Oprea c. Roumanie, no 24724/03, § 40, 8 novembre 2007), telles que la police – chargée de localiser les individus concernés –, les magistrats des juridictions d’Antalya – appelés à connaître des différents aspects délictuels de cette affaire – et enfin les instances publiques, comme les directions du registre de commerce et des impôts sur les sociétés ou la chambre de commerce censées détenir les informations les plus précises sur les protagonistes (voir Ciocodeică, précité, § 93).

45. Les autorités doivent faire preuve de cohérence et de diligence particulière lorsqu’elles assistent une personne dans ses démarches d’exécution forcée, notamment quand il y a des indices – comme en l’espèce – que les dirigeants de la société débitrice (lesquels étaient, selon le requérant que le Gouvernement ne contredit point, des locaux notables et influents) essayeraient d’organiser leur insolvabilité (Constantin Oprea, précité, § 40), réconfortés dans leurs agissements par une forme d’impunité pénale.

46. À ce sujet, comme le Gouvernement le souligne, si les exigences en jeu ne permettent pas de déduire que l’État doit être tenu responsable d’un défaut de paiement dû à l’insolvabilité d’un débiteur privé, tel qu’Eytur ou ses dirigeants (Schrepler c. Roumanie, no 22626/02, § 30, 15 mars 2007), rien en l’espèce n’indique que c’est une insolvabilité avérée des protagonistes qui a été à l’origine de l’échec de la procédure d’exécution forcée, et pour cause : le bureau n’a pas clôturé l’exécution pour ce motif (ibidem) (paragraphe 15 ci-dessus).

47. En résumé, les autorités n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir ou que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles ni n’ont fait aucun effort ciblé et adéquat pour faire respecter le droit du requérant consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. Aussi, contrairement à ce que le Gouvernement affirme, la Cour ne voit pas en quoi le tenir responsable d’un tel résultat reviendrait à lui imposer un fardeau disproportionné.

48. Il y a donc eu violation de cette disposition.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

49. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

50. L’avocat du requérant demande 300 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel, soit la somme qui équivaudrait à la créance actualisée de son client (paragraphe 19 ci-dessus), et 200 000 EUR pour dommage moral, précisant que ce dernier se trouve condamné à vivre sous l’égide de ses parents.

51. Le Gouvernement conteste la pertinence de ces prétentions qu’il estime non-étayées.

52. Renvoyant aux principes qui dictent les obligations juridiques qu’entraîne pour un État un arrêt constatant une violation de la Convention ou de ses Protocoles (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 198, CEDH 2004‑II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004‑I) et en ayant égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue dans la présente affaire, la Cour s’en tiendra à la solution qu’il a adoptée dans ses arrêts précités Osman Yılmaz et Sevgül Altıparmak.

53. Ainsi, la Cour rappelle que le dossier d’exécution du requérant n’a pas été classé pour motif d’insolvabilité et que le Gouvernement a affirmé que « ce dossier était toujours accessible », sans jamais suggérer qu’Eytur ait été officiellement déclarée en faillite et/ou liquidée (paragraphe 15 ci-dessus). Selon le Gouvernement, qu’une première tentative d’exécution ait échoué ne voudrait pas dire que le requérant a perdu tout espoir de recouvrer son dû ; ce dernier serait à même de réintroduire une procédure d’exécution forcée jusqu’à ce que sa créance soit prescrite et, si le débiteur se trouvait réellement en état de faillite, il lui serait loisible de se faire inscrire sur la liste des créanciers auprès du liquidateur officiel.

54. Dans ces circonstances, aux yeux de la Cour, le redressement le plus adéquat consisterait à permettre par l’État la réouverture de la procédure d’exécution forcée litigeuse et à offrir une réelle assistance au requérant dans la mise à exécution effective du jugement du tribunal de grande instance de Kemer du 4 décembre 2008 (ibidem, § 51 et § 33 respectivement), et ce, après actualisation par le bureau de la créance en jeu au jour où le présent arrêt sera devenu définitif.

55. La Cour estime en outre qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 200 EUR au titre du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, cette somme étant à verser au représentant légal du requérant, dès lors que celui-ci se trouve toujours sous tutelle.

  1. Frais et dépens

56. L’avocat réclame 25 000 EUR – à raison de 100 heures de travail pour 250 EUR l’heure – au titre des frais et dépens, mais ne fournit aucun justificatif.

57. Le Gouvernement conteste cette prétention.

58. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de l’absence de documents à l’appui et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande.

  1. Intérêts moratoires

59. S’agissant du versement du montant alloué pour dommage moral, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention recevable et déclare la requête irrecevable pour le surplus ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
  3. Dit

a) que l’État défendeur doit, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, verser au représentant légal du requérant, pour le dommage moral subi par ce dernier, 7 200 EUR (sept mille deux cents euros), à convertir dans la monnaie nationale de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ce dernier ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 octobre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Dorothee von Arnim Jon Fridrik Kjølbro
Greffière adjointe Président


[1]. Arrêts des 3 février 2005 et 1er avril 2008 de la 16ème chambre de la Cour de cassation.