Přehled
Rozhodnutí
CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 34701/17 et 35133/17
Ines DE PRACOMTAL contre la France et
FONDATION JÉRÔME LEJEUNE contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 7 juillet 2022 en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Ivana Jelić,
Mattias Guyomar, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
les requêtes dirigées contre la République française et dont la Cour a été saisie en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), par les requérantes dont les noms et renseignements figurent dans le tableau joint en annexe (« les requérantes »), aux dates qui y sont indiquées,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le grief tiré de l’article 10 de la Convention et de déclarer irrecevable le surplus des requêtes,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. Les requêtes concernent la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel (« CSA ») d’indiquer à des chaînes de télévision ayant diffusé une vidéo de sensibilisation à la trisomie 21 pendant des séquences publicitaires que les règles en vigueur ne permettaient pas l’insertion de cette vidéo au sein de ce créneau publicitaire et de leur demander de veiller, à l’avenir, au respect de ces règles en ce qui concerne les modalités de diffusion de messages analogues. Les requérantes invoquent l’article 10 de la Convention.
2. À l’occasion de la journée mondiale de la trisomie 21 qui s’est déroulée le 21 mars 2014, une organisation non gouvernementale italienne réalisa une vidéo de sensibilisation en partenariat avec plusieurs autres organisations non gouvernementales, dont la seconde requérante. Dans cette vidéo, intitulée « Dear Futur Mom » (Chère future maman), des enfants, adolescents et jeunes adultes trisomiques, parmi lesquels figure la première requérante, s’adressent à une femme enceinte qui vient d’apprendre qu’elle attend un enfant atteint de trisomie 21 et la rassurent en lui disant que son enfant pourra accomplir diverses choses, que son éducation sera peut-être difficile, comme pour tout enfant, mais qu’élever un enfant trisomique et vivre avec lui est possible.
3. Une version française, raccourcie par rapport à la version initiale, fut diffusée au sein des écrans publicitaires de trois chaînes de télévision françaises entre le 22 mars et le 21 avril 2014.
4. Après les diffusions de ce message, le CSA, devenu au 1er janvier 2022 l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, reçut deux plaintes de téléspectatrices. Lors de sa séance plénière du 25 juin 2014, il adopta la décision suivante consignée dans le procès-verbal de la réunion :
« Saisi de plaintes, le Conseil constate qu’un message de sensibilisation à la trisomie 21, soutenu par les associations Coordown, Les amis d’Eléonore et La fondation Jérôme Lejeune dont la vocation est notamment la lutte contre l’avortement, a été diffusé sur [les chaînes de télévision françaises], dans les écrans publicitaires, entre le 22 mars et le 21 avril 2014.
Il considère, d’une part, que ce message ne relève pas de la publicité au sens de l’article 2 du décret du 27 mars 1992 et, d’autre part, qu’en raison de sa tonalité relativement persuasive et du fait qu’il s’adresse à une future mère, une certaine ambiguïté apparaît sur sa finalité qui ne suscite pas une adhésion spontanée et consensuelle. Ainsi, il ne peut pas non plus être considéré comme un message d’intérêt général, au sens de l’article 14 du décret précité, bien qu’ayant été diffusé à titre gracieux, et de fait, ne pouvait être inséré au sein des écrans publicitaires. S’inscrivant dans une démarche de lutte contre la stigmatisation des personnes handicapées, le Conseil estime que ce message aurait pu être valorisé à l’occasion de la Journée Mondiale de la trisomie 21, par une diffusion mieux encadrée et contextualisée, au sein d’émissions notamment.
Le Conseil décide d’adresser un courrier aux chaînes [télévisées concernées] afin de leur demander, à l’avenir, de veiller aux modalités de diffusion des messages susceptibles de porter à controverse et de répondre en ce sens aux plaignants ».
5. Le 17 juillet 2014, le CSA adressa un courrier aux chaînes de télévision concernées pour leur indiquer que la vidéo litigieuse ne pouvait être regardée comme un message d’intérêt général et qu’elle ne pouvait par conséquent pas être insérée au sein des écrans publicitaires, et leur demander « à l’avenir, de veiller aux modalités de diffusion des messages susceptibles de porter à controverse ».
6. Le 25 juillet 2014, le CSA publia sa décision du 25 juin 2014 sur son site internet, puis publia le 31 juillet 2014 un communiqué comportant notamment les éléments suivants :
« Concernant le message « Chère future maman » qui met l’accent sur les possibilités offertes grâce à leur entourage aux enfants trisomiques, le Conseil n’a nullement entendu gêner sa diffusion à la télévision. En effet, il a constaté que ce message présente un point de vue positif sur la vie des jeunes trisomiques et encourage la société à œuvrer à leur insertion et à leur épanouissement.
Cependant, le Conseil a observé au vu de plaintes que, pour autant, ce message était susceptible de troubler en conscience des femmes qui, dans le respect de la loi, avaient fait des choix de vie personnelle différents. Il s’est borné à en tirer la conséquence que son insertion au sein d’écrans publicitaires était inappropriée. »
7. La première requérante saisit le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de la décision du CSA du 25 juin 2014 et du communiqué du 31 juillet 2014. La seconde requérante saisit le tribunal administratif de Paris d’une requête tendant à la condamnation du CSA à réparer les préjudices qu’elle estimait avoir subis du fait de la délibération du 25 juin 2014, qui fut transmise au Conseil d’État.
8. Par un arrêt du 10 novembre 2016, le Conseil d’État procéda à la jonction des deux requêtes, eu égard à leur connexité. Il admit la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision et le communiqué de presse du CSA après avoir relevé que s’ils n’avaient produit aucun effet de droit, ils avaient eu « pour objet d’influer de manière significative sur le comportement des services de télévision, en les invitant à éviter de procéder à l’avenir à de nouvelles diffusions du message litigieux ou à la diffusion de messages analogues dans le cadre de séquences publicitaires ».
9. Sur le fond, le Conseil d’État considéra qu’en se bornant à indiquer que la diffusion du message litigieux dans le cadre de séquences publicitaires était inappropriée, le CSA n’avait pas porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression des requérantes et rejeta les deux requêtes.
10. Le 24 février 2017, la seconde requérante demanda à des chaînes télévisées françaises de diffuser à nouveau le clip vidéo litigieux à l’occasion de la journée mondiale de la trisomie 21 du 21 mars 2017. Une seule lui répondit. Alors qu’elle avait accepté de diffuser le film vidéo en 2014, elle indiqua qu’elle ne pouvait donner suite à cette demande parce qu’il n’y avait « plus de place pour des spots gracieux sur les périodes demandées ». La seconde requérante ne contesta pas cette décision de refus devant les juridictions internes.
11. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérantes soutiennent que la décision du CSA d’adresser un courrier aux chaînes de télévision ayant diffusé la vidéo litigieuse pour leur rappeler la réglementation applicable et leur demander « à l’avenir, de veiller aux modalités de diffusion des messages susceptibles de porter à controverse » a porté atteinte à leur liberté d’expression.
APPRÉCIATION DE LA COUR
12. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge approprié de les examiner conjointement en une seule décision.
13. La Cour note que le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception d’irrecevabilité, en particulier en ce qui concerne la qualité de victime des requérantes. Toutefois, la Cour rappelle que la question de la qualité de « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, touche à sa propre compétence et peut dès lors être examinée par elle d’office et à tout moment de la procédure (voir, entre autres, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 93, 27 juin 2017, et Dimo Dimov et autres c. Bulgarie, no 30044/10, § 52, 7 juillet 2020).
14. La Cour rappelle également qu’elle interprète la notion de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt ou de qualité pour agir (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI), même si elle doit prendre en compte le fait que le requérant a été partie à la procédure interne (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009).
15. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Cette dernière ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention. Il s’ensuit que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse. À cet égard, il faut qu’elle produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui la concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014 et les références citées).
16. En l’espèce, les requérantes font valoir que la décision du CSA d’adresser un courrier aux chaînes de télévision ayant diffusé la vidéo litigieuse ainsi que la publication de cette décision et du communiqué de presse du 31 juillet 2014 sur son site internet ont constitué une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression. Toutefois, la Cour relève que la vidéo litigieuse a été effectivement diffusée sur les écrans publicitaires de trois chaînes de télévision françaises pendant toute la durée initialement prévue, soit pendant un mois entre le 22 mars et le 21 avril 2014 (voir paragraphe 3 ci-dessus). Ce n’est que postérieurement à cette diffusion que les autorités nationales sont intervenues auprès des chaînes de télévision concernées pour leur demander « à l’avenir, de veiller aux modalités de diffusion des messages susceptibles de porter à controverse ».
17. Tout en relevant que les requérantes ont pu contester la décision et le communiqué de presse du CSA devant le Conseil d’État, qui a admis qu’ils étaient, eu égard à leur objet, susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, la Cour rappelle que la notion de victime au sens de l’article 34 de la Convention revêt un sens autonome. Dans les circonstances de l’espèce, elle considère qu’en l’absence d’autres éléments apportés par les requérantes sur les effets subis directement et personnellement du seul fait de la décision et du communiqué litigieux sur leur droit à la liberté d’expression, cette circonstance ne saurait suffire à établir la qualité de victime des requérantes au sens de l’article 34 de la Convention.
18. Il est vrai certes qu’ainsi qu’elle le fait valoir, la seconde requérante, après avoir sollicité la rediffusion de la vidéo litigieuse en 2017, a obtenu une réponse négative d’une des chaînes de télévision l’ayant diffusé en 2014 au motif de l’absence de « place pour des spots gracieux sur les périodes demandées ». Mais alors même qu’on peut raisonnablement admettre qu’il existe un lien entre ce refus et les décisions du CSA, la Cour relève qu’il résulte d’une décision distincte, prise par une autre personne morale, et qu’en tout état de cause, la seconde requérante ne l’a pas contesté devant les juridictions internes (voir paragraphe 10 ci-dessus).
19. En conclusion, la Cour considère qu’en ce qui concerne la décision et le communiqué du CSA qui ont été, par nature, sans effet sur la diffusion de la vidéo litigieuse en mars et avril 2014, les requérantes ne peuvent se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention. Par conséquent, leurs requêtes sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doivent être déclarées irrecevables en application de l’article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Fait en français puis communiqué par écrit le 1er septembre 2022.
Martina Keller Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe Présidente
ANNEXE
No. | Requête No | Nom de l’affaire | Introduite le | Requérant | Représenté par |
1. | 34701/17 | De Pracomtal c. France | 08/05/2017 | Ines DE PRACOMTAL | Patrice SPINOSI |
2. | 35133/17 | Fondation Jérôme Lejeune c. France | 09/05/2017 | FONDATION JÉRÔME LEJEUNE | Jennifer LEA |