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Rozsudek
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE DE GIORGI c. ITALIE
(Requête no 23735/19)
ARRÊT
Art 3 (matériel et procédural) • Traitement inhumain et dégradant • Défaillance de l’État à son devoir d’enquêter sur les mauvais traitements de violences domestiques subis par la requérante (et ses enfants) de la part de son mari • Passivité judiciaire des autorités internes lors des poursuites pénales
STRASBOURG
16 juin 2022
DÉFINITIF
16/09/2022
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire De Giorgi c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Davor Derenčinović, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu :
la requête (no 23735/19) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante italienne, Mme Silvia De Giorgi (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 avril 2019,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs fondés sur les articles 3 et 8 de la Convention,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne les obligations positives découlant des articles 3 et 8 de la Convention dans un contexte de violences domestiques. La requérante se plaint, en particulier, d’un défaut de protection et d’assistance de la part de l’État défendeur à la suite de violences domestiques que lui aurait infligées son mari.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1978 et réside à Cervarese Santa Croce. Elle a été représentée par Me M. Stellin, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia, avocat de l’État.
4. La requérante et son mari (ci-après « L.B. »), parents de trois enfants, se séparèrent en 2013.
5. L’accord de séparation, validé par le tribunal, prévoyait que les enfants resteraient domiciliés chez la requérante mais que le père pourrait les voir librement. L.B. devait en outre payer une pension alimentaire.
6. La requérante affirme avoir fait l’objet de harcèlement et de menaces à partir de la séparation.
7. Le 18 novembre 2015, elle déposa plainte auprès des carabiniers de Padoue en leur expliquant que, depuis plusieurs mois, L.B. la suivait, la menaçait d’un couteau, contrôlait son téléphone, menaçait de se suicider, était violent envers les enfants et affirmait vouloir tuer toute la famille. La requérante donna l’identité de témoins susceptibles de confirmer ses déclarations.
8. Le même jour, les carabiniers de Padoue communiquèrent au procureur la plainte de la requérante ainsi que les infractions pénales reprochées à L.B.
9. Une procédure pénale fut ouverte pour le délit de mauvais traitements en famille.
10. Le 23 novembre 2015, le parquet demanda aux carabiniers d’effectuer une enquête sur le couple.
11. Entre-temps, le 20 novembre 2015, L.B. avait agressé la requérante en l’attrapant par le cou, en la menaçant de mort et en la frappant avec le casque de sa moto. Après cela, il s’était emparé de son téléphone et avait obligé la requérante à entrer dans l’immeuble où vivait la mère de L.B. La police était arrivée sur les lieux et L.B. avait avoué avoir frappé la requérante et lui avoir pris son portable.
12. Le lendemain, la requérante s’était fait soigner à l’hôpital où il lui avait été diagnostiqué une contusion au niveau du zygomatique gauche, une contusion dans la région pariétale droite, une entorse du rachis cervical et une contusion à l’épaule. Un arrêt de travail de huit jours avait été établi et la requérante s’était rendue chez les carabiniers pour déposer une nouvelle plainte.
13. Le 23 novembre 2015, les carabiniers envoyèrent au procureur un rapport actualisé sur la situation de la requérante. Ils relatèrent l’épisode de violences du 20 novembre et, étant donné la situation, ils demandèrent à l’autorité judiciaire d’évaluer l’opportunité de prendre une mesure de protection pour la requérante et d’éloigner L.B. du domicile familial.
Les parties pertinentes du rapport se lisaient ainsi :
« Il n’est pas exclu que L.B. commette d’autres gestes violents, voire plus graves, envers sa femme. (...) Nous demandons à l’autorité judiciaire d’examiner l’opportunité de prononcer une mesure d’éloignement de L.B. ».
14. Le 2 décembre 2015, la requérante indiqua aux carabiniers le nom de personnes qu’ils pouvaient interroger.
15. Le 18 décembre 2015, la requérante déposa une autre plainte : elle allégua qu’en son absence L.B. était entré dans le domicile familial et lui avait subtilisé plusieurs vêtements et objets personnels.
16. Le 18 janvier 2016, la requérante déposa de nouveau une plainte contre L.B., auquel elle reprochait d’avoir placé des appareils d’enregistrement dans la maison afin d’écouter ses conversations.
17. Le 20 janvier 2016, la requérante demanda à nouveau l’intervention des carabiniers, disant qu’elle avait trouvé L.B. à la maison lorsqu’elle était rentrée avec les enfants. Selon la requérante, il était menaçant et elle avait dû partir dormir ailleurs car elle était terrorisée par la présence de L.B. et par ses menaces.
18. Le 26 janvier 2016, la requérante déposa plainte pour l’épisode du 20 janvier. Elle affirma être victime d’actes de persécution de la part de L.B. qui, selon elle, surveillait ses déplacements, la harcelait devant son domicile et la menaçait, ce qu’elle qualifiait de comportement de contrôle et de coercition.
19. Le 12 février 2016, la requérante saisit le tribunal civil d’une demande de mesure de protection. Elle souhaitait que L.B. fût éloigné du domicile familial et frappé d’une interdiction de l’approcher.
20. Le 26 février 2016, les carabiniers de Padoue communiquèrent au procureur les infractions pénales reprochées à L.B., en particulier pour les délits de diffamation, d’ingérence illicite dans la vie privée et de violation et soustraction de correspondance.
21. Le 1er mars 2016, la requérante déposa une autre plainte. Elle exposait, en particulier, que L.B. entrait et sortait à sa guise de la maison dans laquelle elle et les enfants vivaient. Elle expliquait qu’il ne payait pas de pension alimentaire et qu’elle n’était plus en mesure de payer les frais de chauffage et que par conséquent, elle et les enfants demandaient souvent à être hébergés par des amis. En outre, elle dénonça des comportements violents que L.B. aurait eus à l’égard des enfants.
22. Par une décision du 22 mars 2016, le tribunal civil de Padoue rejeta la demande d’ordonnance de protection déposée par la requérante (paragraphe 19 ci-dessus), relevant l’absence de cohabitation, alors que la cohabitation était considérée comme une condition préalable à l’application de la mesure sollicitée. De plus, le tribunal notait que les agissements de L.B. devaient s’inscrire dans un contexte de séparation conflictuelle. La décision se lisait ainsi :
« (...)
Considérant que le comportement de L.B. n’apparaît pas comme constitutif d’un harcèlement visant l’autre époux, mais plutôt comme l’expression d’un niveau de conflit élevé, qui a été dépassé exclusivement lors de l’épisode du 25 novembre 2015.
Le comportement, tel que constaté ci-dessus, relève donc du niveau élevé de conflit typique de certaines séparations.
L.B. a, en effet, fait preuve d’un comportement irrespectueux et d’un manque d’écoute, même pendant l’audience, se permettant de porter des jugements erronés tant sur la forme que sur le fond, y compris à l’égard de la partie adverse.
Toutefois, pareil comportement s’inscrit dans le cadre d’un conflit inhérent à ce type de procédure et il n’y a donc pas lieu d’accorder la mesure d’éloignement demandée ».
23. Le 5 mai 2016, le procureur demanda au juge des investigations préliminaires (ci-après le « GIP ») de classer certaines des plaintes de la requérante (les plaintes du 8 novembre 2015, du 18 décembre 2015, du 18 janvier 2016, des 20, 26 et 27 janvier 2016 et du 1er mars 2016) à l’exception de celles relatives à l’épisode du 20 novembre 2015 pour les délits de lésions et menaces. Il estima que ces plaintes n’étaient pas assez détaillées et que les éléments recueillis ne permettaient pas d’engager une action pénale. En particulier, s’agissant de la plainte pour mauvais traitements en famille, le procureur souligna qu’il n’y avait pas eu d’épisodes continus de mauvais traitements.
24. À une date non précisée, la requérante fit opposition à la demande de classement et sollicita une enquête supplémentaire.
25. Le 30 mars 2017, le GIP classa partiellement les plaintes et observa que les déclarations de la requérante n’étaient pas suffisamment crédibles à la lumière de la conflictualité aiguë qui régnait entre les parties.
26. Entre temps, les 9 et 12 septembre 2016, la requérante déposa une plainte. Elle se plaignait d’un non-respect d’une décision judiciaire, d’un non-paiement de la pension alimentaire et d’un manquement aux obligations d’assistance familiale et elle alléguait que L.B. était violent avec les enfants et qu’il les avait traumatisés à plusieurs reprises en la menaçant de mort devant eux.
27. À la suite de plaintes déposées en septembre 2016, le procureur ouvrit une enquête pour les délits de manquement aux obligations d’assistance familiale, vol, diffamation et non-respect d’une décision judiciaire à raison d’un non-paiement de la pension alimentaire. Dans le même dossier furent insérées les plaintes que L.B. avait déposées contre la requérante.
28. Entre-temps, lors de la procédure civile de séparation de corps, le tribunal avait ordonné aux services sociaux d’établir un rapport sur la situation de la famille. Ledit rapport, déposé au greffe le 5 février 2018, relatait que les enfants, qui avaient été maltraités par leur père et n’avaient pas été assez protégés par leur mère, se trouvaient dans une situation de détresse. Les services sociaux demandaient que les enfants fussent soumis à un parcours thérapeutique.
29. Ce rapport fut envoyé au procureur de la République. Il fut inséré dans le dossier de l’enquête en cours pour les délits de vol, diffamation et non-respect d’une décision judiciaire à raison d’un non-paiement d’une pension alimentaire. Toutefois aucune enquête ne fut menée sur les mauvais traitements allégués ayant visé les enfants.
30. Le 19 novembre 2018, la requérante pria le procureur chargé de l’enquête d’accéder aux actes de la procédure, d’inscrire l’avis d’infraction pénale (notitia criminis) dans le registre prévu à cet effet, de demander au GIP de rouvrir la procédure classée en 2016 aux fins d’entendre les mineurs et d’enquêter sur les mauvais traitements qu’elle avait déjà dénoncés. Elle s’enquit de la raison pour laquelle le signalement des services sociaux n’avait pas donné lieu à une enquête et elle rappela avoir déjà déposé plainte à ce sujet en 2015.
31. Le 22 février 2019, la requérante déposa un document devant être joint à sa plainte précédente.
32. Le 6 décembre 2019, la requérante déposa une nouvelle plainte pour non-paiement de la pension alimentaire.
33. Le 23 juillet 2020, le procureur renvoya L.B. en jugement pour les faits qui s’étaient produits durant la nuit du 20 novembre 2015. La première audience a eu lieu en avril 2021.
34. Quant à la procédure concernant le non-paiement de la pension alimentaire, l’enquête, selon les dernières informations reçues par les parties, est encore pendante depuis 2016. Par ailleurs, aucune enquête n’a été menée s’agissant du délit de mauvais traitements dont auraient été victimes les enfants.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
- LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNEs PERTINENTS
- Les dispositions pertinentes du code civil.
35. Les dispositions pertinentes du code civil se lisent ainsi :
Titre IX – Des faits illicites
Article 2043 – Dédommagement pour fait illicite
« Tout fait illicite qui cause à autrui un dommage oblige celui qui en est l’auteur à le réparer. »
Article 2059 – Dommages non pécuniaires
« Les dommages non pécuniaires ne font l’objet d’une indemnisation que dans les cas prévus par la loi. »
Titre IX bis – Des ordres de protection
Article 342 bis – Mesures de protection contre les abus familiaux
« Lorsque le comportement du conjoint ou du concubin cause un préjudice grave à l’intégrité physique ou morale ou à la liberté de l’autre conjoint ou concubin, le juge peut (...), par une ordonnance, adopter une ou plusieurs des mesures visées à l’article 342 ter. »
Article 342 ter – Contenu des mesures de protection
« Par l’ordonnance [adoptée en application de] l’article 342 bis, le juge ordonne au conjoint ou au concubin qui a eu le comportement préjudiciable de cesser ledit comportement, et décide [son] éloignement du domicile familial (...) [en lui faisant interdiction], si nécessaire, de s’approcher des lieux fréquentés habituellement par la partie demanderesse, en particulier du lieu de travail, du domicile de la famille d’origine, ainsi que du domicile d’autres parents ou d’autres personnes et [de s’approcher] des établissements d’éducation des enfants du couple, sauf si la personne doit fréquenter ces endroits pour des raisons professionnelles (...)
Par la même ordonnance, le juge (...) fixe la durée de la mesure de protection (...) qui, dans tous les cas, ne peut pas dépasser six mois et qui peut être prorogée, à la demande de la partie demanderesse, uniquement si les motifs graves persistent et pour le temps qui est strictement nécessaire.
(...) En cas de difficultés dans l’exécution de ladite mesure, le juge peut prendre une ordonnance prescrivant les mesures de mise en œuvre les plus appropriées, y compris [l’intervention] de la force publique et [des services sanitaires]. »
- Les dispositions internes pertinentes en matière pénale après l’adoption de la loi no 38 du 23 avril 2009, de la loi no 119 du 15 octobre 2013 (plan d’action extraordinaire destiné à combattre la violence envers les femmes) et de la loi no 69 du 19 juillet 2019 (« Code rouge[1] »)
36. Les dispositions pertinentes du code pénal (ci-après le « CP ») se lisent ainsi :
Article 572 – Mauvais traitements en famille
« Toute personne qui maltraite une personne de sa famille, une personne avec laquelle elle vit ou une personne qui est placée sous son autorité ou qui lui a été confiée à des fins d’éducation, de soins, de surveillance ou pour l’exercice d’une profession ou d’un art est punie de trois à sept ans d’emprisonnement.
La peine est augmentée au maximum de moitié si le fait est commis en présence ou au préjudice d’un mineur, d’une femme enceinte ou d’une personne handicapée au sens de l’article 3 de la loi no 104 du 5 février 1992, ou si le fait est commis avec des armes.
La peine est aggravée si le fait est commis au préjudice d’un mineur de moins de quatorze ans.
Si le fait entraîne des lésions corporelles graves, la peine d’emprisonnement peut aller de quatre à neuf ans ; s’il entraîne des lésions corporelles très graves, la peine d’emprisonnement peut aller de sept à quinze ans ; s’il entraîne la mort, la peine d’emprisonnement peut aller de douze à vingt-quatre ans.
Toute personne âgée de moins de dix-huit ans qui est témoin de faits de mauvais traitements visés au présent article est considérée comme une victime de l’infraction en question. »
Article 582 – Lésions
« Toute personne qui cause à autrui une lésion entraînant une infirmité physique ou mentale est punie de trois mois à dix ans d’emprisonnement. »
Article 583 – Circonstances aggravantes
« La lésion est considérée comme « grave » et son infliction est punie d’une peine d’emprisonnement de trois à sept ans lorsqu’elle entraîne, notamment, une infirmité ou une incapacité temporaire supérieure à quarante jours. »
Article 612 – Menace
« Toute personne qui menace une autre personne d’un préjudice injustifié est punie, sur plainte de la partie lésée, d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 032 euros.
Si la menace est grave ou si elle est commise dans l’une des circonstances énumérées à l’article 339, l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement de un an maximum.
Si la menace est commise dans l’une des circonstances énumérées à l’article 339, l’autorité judiciaire peut agir d’office. »
Article 612 bis – Harcèlement
« Toute personne qui, par des agissements répétés, menace ou harcèle une autre personne de manière à provoquer chez elle un état d’anxiété ou de peur persistant et grave, ou à susciter une crainte fondée pour sa sécurité ou pour celle d’un proche parent ou d’une personne liée à elle par une relation d’affection, ou à la contraindre à modifier ses habitudes de vie, est passible d’une peine d’emprisonnement allant de un an à six ans et six mois, à moins que l’acte ne constitue une infraction plus grave.
La peine est aggravée si l’acte est commis par un conjoint, y compris un conjoint séparé ou divorcé, ou par une personne qui est ou a été liée à la personne lésée par une relation affective, ou si l’acte est commis au moyen d’outils informatiques ou télématiques.
La peine est augmentée de moitié si l’acte est commis contre un mineur, une femme enceinte ou une personne handicapée visée à l’article 3 de la loi no 104 du 5 février 1992, ou si l’acte est commis avec des armes ou par une personne déguisée.
L’infraction est punie sur plainte de la partie lésée. La plainte doit être déposée dans un délai de six mois. Son rejet ne peut être que procédural. La plainte ne peut en tout cas être rejetée si l’acte a revêtu la forme de menaces répétées dans les cas visés à l’article 612, deuxième alinéa. Toutefois, la poursuite est exercée d’office si le fait est commis contre un mineur ou une personne handicapée visée à l’article 3 de la loi no 104 du 5 février 1992, ou lorsque le fait est lié à une autre infraction pour laquelle la poursuite doit être exercée d’office. »
37. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisent ainsi :
Article 282 bis – Éloignement du domicile familial
« Dans l’ordonnance de renvoi, le juge ordonne au [conjoint ayant eu le comportement préjudiciable] de quitter immédiatement le domicile familial (...) [en lui faisant interdiction] d’y retourner et d’y pénétrer sans l’autorisation du juge des poursuites. Toute autorisation peut prescrire certaines modalités de visite.
Lorsqu’il est nécessaire de protéger la sécurité de la personne lésée ou de ses proches, le juge peut également ordonner au défendeur de ne pas s’approcher des lieux fréquentés habituellement par la personne lésée, en particulier du lieu de travail, du domicile de la famille d’origine ou de celui des proches, à moins que ces visites ne soient nécessaires pour des raisons professionnelles. Dans ce dernier cas, le juge prescrit les modalités pertinentes et peut imposer des limitations.
(...)
Si des poursuites sont engagées pour l’une des infractions visées aux articles 570, 571, 572 et 582, limitées aux faits pouvant être poursuivis d’office ou à ceux aggravés, pour l’une des infractions visées aux articles 600, 600 bis, 600 ter, 600 quater, 600 septies 1, 600 septies 2, 601, 602, 609 bis, 609 ter, 609 quater, 609 quinquies et 609 octies, 612, deuxième alinéa, et 612 bis du [CP], commises à l’égard de proches parents ou d’un cohabitant, la mesure peut également être ordonnée en dehors des limites de la peine prévue à l’article 280, y compris au moyen des procédures de contrôle prévues à l’article 275 bis, paragraphe 2. »
Article 282 ter– Interdiction de s’approcher des lieux fréquentés
par la personne lésée
« 1. Le juge ordonne au [conjoint ayant eu le comportement préjudiciable] de ne pas s’approcher des lieux fréquentés habituellement par la personne lésée, ou de maintenir une certaine distance par rapport à ces lieux ou à la personne lésée, et prévoit également l’application des méthodes spéciales de contrôle visées à l’article 275 bis, paragraphe 2.
2. S’il existe d’autres besoins de protection, le juge peut ordonner au défendeur de ne pas s’approcher de certains lieux habituellement fréquentés par des parents proches de la personne lésée ou par des personnes cohabitant avec la personne lésée ou en tout cas liées avec elle par une relation affective, ou de garder une certaine distance par rapport à ces lieux ou à ces personnes.
3. Le juge peut également interdire au défendeur de communiquer, par quelque moyen que ce soit, avec les personnes visées aux paragraphes 1 et 2.
4. Lorsque la présence [du défendeur] dans les lieux visés aux paragraphes 1 et 2 est nécessaire pour des raisons professionnelles ou liées au logement, le juge en prescrit les modalités et peut lui imposer des limitations. »
Article 362 – Recueil de l’information
« Le procureur de la République recueille des informations auprès des personnes susceptibles de signaler des faits pertinents pour l’enquête (...)
Lorsque des poursuites sont engagées pour la tentative de commission de l’infraction visée à l’article 575 du [CP], ou pour la commission ou la tentative de commission des infractions visées aux articles 572, 609 bis, 609 ter, 609 quater, 609 quinquies, 609 octies et 612 bis du [CP], ou visées aux articles 582 et 583 quinquies du [CP], dans les affaires aggravées en application des articles 576, premier alinéa, numéros 2, 5 et 5. 1, et 577, premier alinéa, numéro 1, et deuxième alinéa, du [CP], le procureur de la République recueille des informations auprès de la personne lésée et de la personne ayant déposé la plainte, engagé la poursuite ou introduit la requête, dans un délai de trois jours à compter de l’enregistrement du procès-verbal d’infraction, sauf s’il existe une nécessité impérieuse de protéger des mineurs de dix-huit ans ou des documents couverts par le secret de l’instruction, également dans l’intérêt de la personne lésée. »
Article 370 – Actes directs et délégués
« 1. Le procureur général effectue personnellement tous les actes d’enquête. Il peut recourir aux services de la police judiciaire pour effectuer des actes d’enquête et des actes spécifiquement délégués, y compris des interrogatoires [articles 375 et 388] et des confrontations [article 364] impliquant la personne mise en examen qui est en liberté, avec l’assistance nécessaire d’un défenseur.
2. Lorsqu’elle procède conformément au paragraphe 1, la police judiciaire observe les dispositions des articles 364, 365 et 373.
2 bis S’il s’agit de la tentative de commission d’une infraction visée à l’article 575 du [CP], ou de la commission ou de la tentative de commission de l’une des infractions visées aux articles 572, 609 bis, 609 ter, 609 quater, 609 quinquies, 609 octies, 612 bis et 612 ter du [CP], ou visées aux articles 582 et 583 quinquies du [CP], dans les affaires aggravées en application des articles 576, premier alinéa, numéros 2, 5. 1, et 577, premier alinéa, numéro 1, et deuxième alinéa, du même code, la police judiciaire procède sans délai à l’exécution des actes délégués par le procureur de la République.
2 ter Dans les cas visés au paragraphe 2 bis, la police judiciaire met sans délai à la disposition du procureur de la République les résultats de l’enquête sous la forme et selon les modalités prévues à l’article 357, paragraphe 2.
(...) »
Article 384 bis – Éloignement d’urgence du domicile familial
« Les officiers et agents de police judiciaire ont le pouvoir d’ordonner, sous réserve de l’autorisation du procureur de la République, écrite ou donnée oralement et confirmée par écrit ou par voie électronique, l’éloignement urgent du domicile familial avec interdiction de s’approcher des lieux habituellement fréquentés par la personne lésée, à l’égard de ceux qui sont pris en flagrant délit des crimes visés à l’article 282 bis, paragraphe 6, lorsqu’il existe des raisons fondées de croire que le comportement criminel peut se répéter, mettant en danger de manière grave et réelle la vie ou l’intégrité physique ou psychique de la personne lésée. La police judiciaire prévoit, sans délai, d’accomplir les obligations d’information prévues par l’article 11 du décret-loi no 11 du 23 février 2009, modifié par la loi no 38 du 23 avril 2009 et les modifications ultérieures.
Les dispositions visées aux articles 385 et suivants du présent titre s’appliquent mutatis mutandis. Les dispositions de l’article 381, paragraphe 3, sont observées. La déclaration orale de la plainte est consignée dans le procès-verbal des opérations d’éloignement. »
- LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX
Conseil de l’Europe
- La recommandation Rec(2002)5 du Comité des Ministres du 30 avril 2002
38. Dans sa recommandation sur la protection des femmes contre la violence, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a notamment invité les États membres à introduire, développer et/ou améliorer, le cas échéant, des politiques nationales de lutte contre la violence fondées sur la sécurité maximale et la protection des victimes, le soutien et l’assistance, l’ajustement du droit pénal et civil, la sensibilisation du public, la formation des professionnels confrontés à la violence à l’égard des femmes et la prévention.
39. En ce qui concerne les violences domestiques, le Comité des Ministres a recommandé aux États membres de qualifier comme infraction pénale toute violence perpétrée au sein de la famille et d’envisager la possibilité de prendre des dispositions afin, notamment, de permettre aux autorités judiciaires, en vue de protéger les victimes, d’adopter des mesures intérimaires visant à empêcher l’auteur de violences d’entrer en contact avec la victime, de communiquer avec elle ou de s’approcher d’elle, de résider dans certains endroits déterminés ou de fréquenter de tels endroits. Les États membres ont également été invités à incriminer toute infraction aux mesures que les autorités ont imposées à l’agresseur et à établir un protocole obligatoire afin que la police et les services médicaux et sociaux suivent les mêmes procédures d’intervention.
- La Convention d’Istanbul
40. Les dispositions pertinentes de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« la Convention d’Istanbul »), qui est entrée en vigueur à l’égard de l’Italie le 1er août 2014, ont été citées dans l’affaire Kurt c. Autriche ([GC], no 62903/15, §§ 76-86, 15 juin 2021).
41. Le GREVIO est l’organe spécialisé indépendant qui est chargé de veiller à la mise en œuvre, par les Parties, de la Convention d’Istanbul. Il publie des rapports dans lesquels il évalue les mesures d’ordre législatif et autres prises par les Parties pour donner effet aux dispositions de la Convention. Il peut aussi adopter, le cas échéant, des recommandations générales sur des thèmes ou des notions de la Convention.
42. Le GREVIO a publié son premier rapport d’évaluation de référence sur l’Italie le 3 janvier 2020. Le résumé indique que « [l]’Italie a pris une série de mesures pour mettre en œuvre la Convention d’Istanbul, ce qui témoigne de sa volonté politique réelle de prévenir et de combattre la violence à l’égard des femmes. Une série de réformes législatives successives a créé un vaste ensemble de règles et de mécanismes renforçant la capacité des autorités à faire correspondre leurs intentions avec des actions concrètes pour mettre fin à la violence (...) ». Le résumé précise également que le GREVIO a identifié un certain nombre d’autres domaines dans lesquels des améliorations sont nécessaires afin de se conformer pleinement aux obligations de la convention.
Les passages suivants de ce rapport d’évaluation de référence sont pertinents en l’espèce :
IV. Protection et soutien
A. Obligations générales (article 18)
(...)
« 130. Le GREVIO exhorte les autorités italiennes à développer de nouvelles solutions offrant une réponse coordonnée multi-agences à toutes les formes de violence à l’égard des femmes et à soutenir leur mise en œuvre en élaborant des lignes directrices appropriées et en formant le personnel concerné. Ces solutions devraient reposer sur une forte implication des autorités locales et la participation de toutes les parties concernées, y compris les organisations non gouvernementales de défense des droits des femmes et de lutte contre la violence à l’égard des femmes. »
V. Droit matériel
A. Droit civil
1. Procès civil et voies de droit (article 29)
(...)
« 172. Le GREVIO exhorte les autorités italiennes à prendre des mesures pour combler le vide législatif concernant l’absence de recours civils effectifs contre toute autorité étatique, qu’il s’agisse de l’appareil judiciaire ou d’un autre organisme public, qui a manqué à son devoir de prendre les mesures de prévention ou de protection nécessaires dans le cadre de ses compétences, conformément aux exigences de l’article 29, paragraphe 2 de la Convention d’Istanbul.
(...)
179. Le GREVIO encourage vivement les autorités italiennes à prendre des mesures supplémentaires pour :
a. faciliter l’accès des victimes à l’indemnisation dans les procédures civiles et pénales et veiller à ce que cette réparation soit rapidement attribuée et proportionnée à la gravité du préjudice subi ;
b. élaborer des critères permettant d’assurer une quantification harmonisée des dommages subis par la victime, y compris, en particulier, le préjudice moral ;
c. faciliter l’accès des victimes à l’indemnisation étatique, veiller à ce que cette indemnisation soit adéquate conformément aux exigences de l’article 30, paragraphe 2, de la convention, qu’elle soit accordée dans un délai raisonnable comme l’exige l’article 30, paragraphe 3, de la convention et qu’elle puisse couvrir les victimes de toute forme de violence relevant de la convention qui ont subi des lésions corporelles graves ou des atteintes à leur santé. »
VI. Enquêtes, poursuites, droit procédural et mesures de protection
(...)
A. Intervention immédiate, prévention et protection (article 50)
1. Signalements aux services répressifs et enquêtes menées par ces derniers
(...)
« 217. Le GREVIO encourage les autorités italiennes à continuer de prendre des mesures pour faire en sorte que les victimes soient entendues sans délai par des agents des services répressifs spécialement formés, et que le traitement des affaires de violence à l’égard des femmes par les forces de l’ordre soit étroitement lié à une conception fondée sur le genre de la violence à l’égard des femmes et axé sur la sécurité et les droits fondamentaux des femmes et de leurs enfants.
(...)
225. GREVIO encourage vivement les autorités italiennes :
a. à poursuivre leurs efforts afin que les enquêtes et les procédures pénales relatives aux affaires de violence fondée sur le genre soient menées rapidement, tout en veillant à ce que les mesures prises à cette fin soient soutenues par un financement adéquat ;
b. à faire valoir la responsabilité des auteurs et garantir la justice pénale pour toutes les formes de violence visées par la convention ;
c. à veiller à ce que les peines infligées dans les cas de violence à l’égard des femmes, y compris la violence domestique, soient proportionnelles à la gravité de l’infraction et préservent le caractère dissuasif des sanctions.
Les progrès dans ce domaine devraient être mesurés au moyen de données appropriées et étayés par des analyses pertinentes du traitement des affaires pénales par les services répressifs, les parquets et les tribunaux afin de vérifier où l’attrition se produit et d’identifier les éventuelles lacunes dans la réponse institutionnelle à la violence à l’égard des femmes. »
B. Évaluation et gestion des risques (article 51)
(...)
« 233. [Le] GREVIO exhorte les autorités italiennes :
a. à développer davantage leurs procédures d’évaluation et de gestion des risques et assurer leur large diffusion au sein de toutes les agences statutaires impliquées dans le traitement des cas de violence fondée sur le genre ;
b. à veiller à ce que les évaluations des risques soient répétées à tous les stades pertinents de la procédure, y compris en particulier à l’expiration de toute mesure de protection, et que ces évaluations tiennent compte des vues et préoccupations exprimées par les victimes ;
c. à veiller à ce que leurs procédures d’évaluation et de gestion des risques constituent un élément central d’une réponse coordonnée multi-agences dans tous les cas de violence à l’égard des femmes couverts par la Convention d’Istanbul, y compris les mariages forcés et les mutilations sexuelles féminines ;
d. à envisager la mise en place d’un système, tel qu’un mécanisme d’examen des homicides familiaux, pour analyser tous les cas d’homicides fondés sur le genre de femmes, dans le but de les prévenir à l’avenir, de préserver la sécurité des femmes et de défendre le principe de la responsabilité à la fois des auteurs et des divers organismes qui sont en contact avec les parties. »
C. Ordonnances d’urgence d’interdiction et de protection (articles 52 et 53)
(...)
« 241. Tout en soulignant que dans les cas de violence grave, l’arrestation et la détention devraient rester la solution privilégiée pour protéger les victimes dans les situations de danger immédiat, le GREVIO exhorte les autorités italiennes :
a. à soutenir le principe selon lequel les victimes de violence domestique sous toutes ses formes, y compris la violence psychologique, devraient avoir accès aux ordonnances d’interdiction d’urgence et les victimes de toutes les formes de violence visées par la convention, y compris la violence psychologique et les formes de violence qui ont été récemment criminalisées, comme le mariage forcé, devraient avoir accès à des ordonnances de restriction ou de protection ;
b. à préserver le potentiel dissuasif des mesures de protection en les appliquant correctement, en garantissant une réaction rapide des organismes publics en cas de violation et en veillant à ce que ces violations donnent lieu à des sanctions appropriées ;
c. à modifier la législation qui soumet la sanction des violations des ordonnances de protection de droit civil à une plainte de la victime ;
d. à veiller à ce que les ordonnances d’interdiction soient rendues rapidement pour éviter des situations de danger imminent et que, le cas échéant, les ordonnances d’injonction et/ou de protection soient rendues ex parte ;
e. à veiller à ce qu’aucune lacune dans la protection de la victime ne résulte de l’expiration d’une ordonnance d’interdiction, d’injonction ou de protection en prévoyant des mesures de protection successives qui peuvent être appliquées immédiatement après ;
f. à mettre fin aux pratiques des tribunaux civils qui assimilent la violence à des situations de conflit et tentent d’assurer la médiation entre la victime et l’auteur au lieu d’évaluer les besoins de la victime en matière de sécurité ;
g. à améliorer et harmoniser les pratiques concernant l’application d’autres mécanismes de protection tels que les avertissements de la police et les arrestations en flagrant délit, en s’inspirant des meilleures pratiques existantes et en veillant à ce que ces mesures tiennent compte à tout moment du choix de la victime.
Les progrès dans ce domaine devraient faire l’objet d’un suivi et d’une analyse attentifs, en s’appuyant sur une collecte de données appropriée qui mette en évidence, en particulier, le nombre de mesures de précaution, qu’il s’agisse d’interdictions, de mesures de protection, d’injonctions ou d’avertissements, demandées et accordées, qu’elles aient été émises sur demande ou à l’initiative des autorités, les raisons pour lesquelles elles ne sont pas accordées, la nature de l’infraction, le délai moyen avant leur délivrance, leur durée, la fréquence de leurs violations et les conséquences d’une telle violation. Les résultats d’un tel suivi et de ces analyses devraient être mis à la disposition du public. »
D. Enquêtes
(...)
E. Procédures ex parte et ex officio (article 55)
« 243. Le paragraphe 1 de l’article 55 de la Convention d’Istanbul fait obligation aux Parties de veiller à ce que les enquêtes sur un certain nombre de catégories d’infractions ne dépendent pas entièrement du rapport ou de la plainte déposée par une victime et que toute procédure en cours puisse se poursuivre même après que la victime a retiré sa plainte.
244. Si la législation italienne se conforme à cette exigence pour la plupart des formes de violence concernées, ce n’est pas le cas pour deux types d’infractions. La première est l’infraction de lésion corporelle simple, réglementée par l’article 582, paragraphe 2, du [CP]. En effet, lors de la ratification de la Convention d’Istanbul, l’Italie n’a pas formulé de réserve qui l’aurait dispensée de l’obligation de soumettre tous les actes de violence physique contre les femmes, y compris les infractions mineures, aux enquêtes et aux poursuites ex officio. La seconde est l’infraction de violence sexuelle réglementée par l’article 609-bis du [CP]. La violence sexuelle ne peut faire l’objet de poursuites que sur plainte de la victime, sauf si la violence est qualifiée par l’une des circonstances aggravantes décrites à l’article 609-septies, paragraphe 2 du code. Ainsi, par exemple, les violences sexuelles commises à l’encontre d’un enfant ou par un agent de la fonction publique sont passibles de poursuites ex officio.
245. Le GREVIO exhorte les autorités italiennes à modifier leur législation pour la rendre conforme aux règles concernant les poursuites ex parte et ex officio énoncées à l’article 55, paragraphe 1, de la Convention d’Istanbul, notamment en ce qui concerne les infractions de violence physique et sexuelle. »
F. Mesures de protection (article 56)
« 246. Le GREVIO prend note avec satisfaction des nombreuses mesures qui ont été adoptées en Italie pour se conformer à l’obligation, en vertu de l’article 56 de la convention, de mettre en place des mécanismes de protection des victimes pendant les procédures judiciaires. Un certain nombre de ces mesures ont été prises à la suite de la promulgation de la loi no 119/2013. D’autres ont été établies dans le cadre de la mise en œuvre de la Directive européenne 2012/29/UE contenant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité. Ces mesures ont été encore renforcées par la jurisprudence des juridictions supérieures et des directives ont été publiées par le Conseil supérieur de la magistrature pour rappeler aux tribunaux leur importance afin de garantir que les victimes de violences fondées sur le genre soient à l’abri des intimidations, des représailles et des victimisations répétées.
247. Néanmoins, le GREVIO a été informé par des juristes que des lacunes persistent dans les lois applicables et dans les pratiques des tribunaux, ce qui peut exposer les victimes à un préjudice supplémentaire. Cela dépend du fait que l’obligation d’informer la victime ne s’applique pas à toutes les mesures conservatoires et à toutes les circonstances et étapes de la procédure dans lesquelles elles cessent d’avoir effet, ce qui signifie que dans certains cas, les victimes peuvent ne pas être informées lorsque l’auteur n’est plus détenu. Le GREVIO note que la règle pertinente conditionne la fourniture d’informations à une demande expresse de la victime, ce qui pourrait être considéré comme une restriction excessive du champ d’application de la responsabilité des autorités de veiller à ce que les victimes soient informées, au moins dans les cas où les victimes et la famille pourraient être en danger, lorsque l’auteur s’échappe ou est libéré temporairement ou définitivement, conformément à l’article 56, paragraphe b de la convention. Le GREVIO note en outre que, quel que soit le libellé des règles applicables, les autorités sont tenues de veiller à ce qu’une évaluation de la létalité du risque, de la gravité de la situation et du risque de violence répétée soit effectuée à tous les stades des procédures, conformément aux dispositions de l’article 51, paragraphe 1, de la convention. Il renvoie donc aux considérations développées ci-dessus dans le présent rapport en relation avec cet article.
(...)
250. [Le] GREVIO encourage les autorités italiennes à continuer de prendre des mesures pour :
a. veiller à ce que les victimes reçoivent les informations pertinentes pour leur protection et celle de leur famille contre l’intimidation, les représailles et la victimisation répétée indépendamment de leur déclaration expresse de vouloir recevoir de telles informations, en particulier lorsque des changements interviennent dans les mesures visant à les protéger ;
b. favoriser l’accès des victimes aux mécanismes de protection existants destinés à garantir leur témoignage dans les conditions les plus appropriées, notamment en sensibilisant les professionnels concernés, en particulier les magistrats, au caractère traumatisant de la violence fondée sur le genre et aux besoins particuliers des victimes au cours des procédures judiciaires, et en investissant dans les moyens matériels nécessaires tels que les équipements informatiques et les salles adaptées des tribunaux afin de rendre ces mécanismes largement accessibles aux victimes dans tout le pays.
c. intégrer une approche sensible au genre de la violence à l’égard des femmes dans toutes les initiatives novatrices visant à créer et / ou développer des services d’assistance et de soutien pour les femmes victimes d’actes criminels pendant les procédures judiciaires. »
43. Le 1er décembre 2019, le Gouvernement italien a soumis ses commentaires en réponse au rapport d’évaluation de référence publié par le GREVIO. Ces commentaires concernent exclusivement des propositions de révisions linguistiques.
EN DROIT
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
44. La requérante allègue que les autorités italiennes ont été averties à plusieurs reprises de la violence de son mari mais que, par ce qu’elle tient pour de l’inertie et de l’indifférence, elles n’ont pas pris les mesures nécessaires et appropriées pour la protéger ainsi que ses enfants contre le danger, à ses yeux réel et connu, que représentait son mari et qu’elles n’ont pas empêché la commission d’autres violences domestiques. Selon elle, les autorités ont ainsi failli à l’obligation positive que leur aurait imposée la Convention. Elle invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
- Sur la recevabilité
45. Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes, pour plusieurs motifs. Tout d’abord, la requérante n’aurait pas fait opposition à la demande de classement formée par le parquet en 2016, et elle n’aurait introduit ni une action civile contre L.B., ni un recours au sens de la loi Pinto pour se plaindre de la durée de la procédure d’enquête. Par ailleurs le Gouvernement indique que la requérante pourra se constituer partie civile dans la procédure pénale contre son mari.
46. La requérante conteste ces affirmations et expose qu’elle a fait opposition au classement des plaintes en 2016 et qu’elle n’a pas pu se constituer partie civile car il n’y a pas eu de renvoi en jugement jusqu’en 2021. Quant à la durée des deux enquêtes, la requérante souligne qu’elle se plaint sous l’angle des articles 3 et 8 du contexte d’impunité qui se serait instauré à cause de l’inaction alléguée des autorités depuis l’agression de 2015.
47. La Cour note tout d’abord que la requérante a fait opposition à la demande de classement partiel du parquet (voir paragraphe 24 ci-dessus) et qu’elle ne pouvait pas se constituer partie civile, la procédure étant encore pendante et se trouvant dans la phase des investigations préliminaires au moment de l’introduction de la requête. Quant à une éventuelle action en responsabilité civile contre L.B. ou à un recours concernant la durée de la procédure d’enquête, la Cour rappelle qu’une action civile aurait pu conduire au versement d’une indemnité mais non à la poursuite du responsable des actes de violence domestique (poursuite qui, en vertu de la loi italienne, pour les délits en question, ne peut être ordonné que par le juge après enquête du procureur). Dès lors, ces actions n’auraient pas été de nature à permettre à l’État de s’acquitter de l’obligation procédurale que lui imposait l’article 3 en matière d’enquête sur de tels actes de violence (Tunikova et autres c. Russie, nos 55974/16 et 3 autres, § 120, 14 décembre 2021, et Volodina c. Russie, no 41261/17, § 100, 9 juillet 2019, et les références qui y sont citées).
48. À la lumière de ce qui précède, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.
49. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
- Sur le fond
- Thèses des parties
a) La requérante
50. La requérante dénonce ce qu’elle considère comme de l’indifférence de la part de l’autorité judiciaire à son égard : d’une part, elle dit avoir été livrée à elle-même face au risque de violence et d’autre part, elle reproche aux autorités d’avoir permis à L.B. de l’agresser la nuit du 20 novembre 2015, de continuer à la harceler, de placer des microphones dans sa maison et de la menacer ainsi que les enfants.
51. La requérante expose que nonobstant la demande d’une mesure de protection adressée par les carabiniers au procureur, l’autorité judiciaire, qui aurait estimé qu’il s’agissait de disputes dues à la procédure de séparation, n’a pas agi. De plus, selon la requérante, le fait que le tribunal requière pour l’application de la mesure de protection une cohabitation met en évidence un vide législatif. Elle ajoute qu’aucune des plaintes concernant les mauvais traitements censément subis par les enfants n’a été retenue et que, malgré le signalement des services sociaux, aucune enquête n’a été menée à ce jour sur ce point.
52. La requérante considère que la décision de ne pas poursuivre L.B. pour mauvais traitements constitue en soi une violation des articles 3 et 8, tant dans leurs aspects procéduraux que substantiels. Elle avance que les procureurs n’ont pas mené l’enquête avec la diligence requise et que le délai d’enquête de six ans est inacceptable.
53. De plus, la requérante répète que les autorités savaient qu’elle et les enfants étaient en danger : plusieurs témoins auraient indiqué qu’elle était très angoissée et avait peur de L.B. Selon elle, le rapport émis par les services sociaux a également confirmé ses craintes ainsi que celles des enfants. Elle dit que nonobstant cela, elle a été laissée seule et a été contrainte de fuir son domicile à plusieurs reprises.
54. Aux yeux de la requérante, rien ne peut expliquer la passivité alléguée du procureur dans l’exercice de l’action pénale pour les faits du 20 novembre 2015. La requérante expose que la première audience devant le tribunal de Padoue a eu lieu le 13 avril 2021, que les crimes se prescriront en 2023, et qu’il est donc très probable qu’elle n’obtienne pas satisfaction à cause de l’inefficacité alléguée de l’autorité publique.
55. Concernant les mauvais traitements subis par les enfants, le rapport des services sociaux aurait été archivé, aucune enquête n’aurait été menée et le procureur aurait refusé de rouvrir la procédure qui avait été classée en 2016.
b) Le Gouvernement
56. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce les autorités ne savaient pas et ne pouvaient pas savoir que la requérante et les enfants étaient en danger. Il avance que les épisodes dénoncés le 18 novembre 2015, le 1er mars 2016 ainsi que d’autres incidents signalés entre 2016 et 2017 s’étaient révélés être de simples disputes familiales, comme l’aurait également observé le tribunal lorsqu’il a rejeté la demande de mesures de protection faite par la requérante. Dans ces circonstances, le Gouvernement a estimé qu’une intervention des autorités aurait pu méconnaître l’article 8 de la Convention.
57. Le Gouvernement expose que la requérante n’a jamais démontré qu’elle aurait été victime d’abus ou de violences domestiques ou qu’elle aurait vécu dans la crainte d’être agressée. En conséquence, il considère que les actes de violence qu’elle aurait prétendument subis ne sauraient être qualifiés d’inhumains ou de dégradants.
58. Le Gouvernement indique que le GIP de Padoue a estimé que les déclarations de la requérante n’étaient pas suffisamment fiables et crédibles, compte tenu du « conflit de longue date entre les parties ». Il ajoute que le délit de mauvais traitements en famille a quant à lui été classé faute d’épisodes continus de ce type de mauvais traitements.
59. S’agissant du rapport des services sociaux de février 2018, le Gouvernement affirme que le fait qu’il ait été archivé ne doit pas se lire comme un rejet mais comme une « clôture technique » comportant un « transfert des documents dans une procédure déjà enregistrée ».
60. Selon le Gouvernement, les autorités ont enquêté avec la diligence requise et elles ont mené une enquête approfondie à la suite de la première plainte de la requérante.
61. Le Gouvernement estime que le rapport des services sociaux, reçu en février 2018, se référait aux comportements subis par la requérante et les enfants deux ans plus tôt, de sorte que, selon lui, il n’aurait pas été possible de demander une mesure de protection en raison du manque d’actualité de l’affaire.
- Appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité de l’article 3 de la Convention
62. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée, de ses effets physiques et mentaux, mais aussi du sexe de la victime et de la relation entre la victime et l’auteur du traitement. Un mauvais traitement qui atteint un tel seuil minimum de gravité implique en général des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de sévices de ce type, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 86-87, CEDH 2015).
63. La Cour a également reconnu que, outre les blessures physiques, l’impact psychologique constitue un aspect important de la violence domestique (Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 69, 26 mars 2013, et Volodina, précité, §§ 74-75). L’article 3 ne se réfère pas exclusivement à l’infliction de la douleur physique, mais aussi à celle de la souffrance morale qui est causée par la création d’un état d’angoisse et de stress par des moyens autres que des voies de fait. La crainte de nouvelles agressions peut être suffisamment grave pour que les victimes de violences domestiques éprouvent une souffrance et une angoisse susceptibles d’atteindre le seuil minimal d’application de l’article 3 (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 54, 28 mai 2013, T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 41, 28 janvier 2014, et Volodina, précité, § 75).
64. En l’espèce, la requérante a subi des violences de la part de L.B., qui ont été consignées le 21 novembre 2015 (voir paragraphe 12 ci-dessus par l’hôpital ainsi que par les carabiniers. Elle a été frappée à la tête avec un casque de moto et a souffert d’une contusion au niveau du zygomatique gauche, d’une contusion dans la région pariétale droite, d’une entorse du rachis cervical et d’une contusion à l’épaule.
65. Le comportement menaçant de L.B. lui a fait craindre une répétition des violences pendant une longue période. Les diverses plaintes et demandes de protection adressées aux autorités de l’État témoignent de cette crainte. La requérante s’est plainte à plusieurs reprises d’un comportement de contrôle et de coercition se manifestant par une surveillance de ses déplacements, un harcèlement devant son domicile et des menaces de la tuer devant les enfants. Les mauvais traitements ont aussi été signalés par les services sociaux dans leur rapport de février 2018. L’attitude des autorités, qui estimaient qu’il s’agissait d’un conflit typique de certaines séparations et n’ont offert aucune protection à la requérante, a dû exacerber les sentiments d’anxiété et d’impuissance que celle-ci éprouvait en raison du comportement menaçant de L.B.
66. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le traitement dénoncé a dépassé le seuil de gravité prévu par l’article 3 de la Convention.
b) Principes généraux
67. La Cour rappelle qu’il incombe aux autorités étatiques de prendre des mesures de protection d’un individu dont l’intégrité physique ou psychologique est menacée par les actes criminels d’un membre de sa famille ou de son partenaire (Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 49, 31 mai 2007, M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, § 105, 31 juillet 2012, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 176, CEDH 2009). L’ingérence des autorités dans la vie privée et familiale peut devenir nécessaire pour protéger la santé et les droits d’une victime ou pour prévenir des actes criminels dans certaines circonstances. Dans de nombreux cas, même lorsque les autorités ne sont pas restées totalement passives, elles ont tout de même manqué aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 3 de la Convention, car les mesures qu’elles ont prises n’ont pas empêché l’agresseur de perpétrer de nouvelles violences contre la victime (voir les références jurisprudentielles dans Volodina, précité, § 86).
68. Il ressort de la jurisprudence que les obligations positives qui pèsent sur les autorités en vertu de l’article 3 de la Convention comportent, premièrement, l’obligation de mettre en place un cadre législatif et réglementaire de protection, deuxièmement, dans certaines circonstances bien définies, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger des individus précis face à un risque de traitements contraires à cette disposition et, troisièmement, l’obligation de mener une enquête effective sur des allégations défendables d’infliction de pareils traitements. De manière générale, les deux premiers volets de ces obligations positives sont qualifiés de « matériels », tandis que le troisième correspond à l’obligation positive « procédurale » qui incombe à l’État (Tunikova et autres, précité, § 78 Volodina, précité, § 77, et X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 178, 2 février 2021).
69. La Cour a récemment clarifié la portée et le contenu de l’obligation positive pour l’État de prévenir le risque de violence récurrente dans le contexte de la violence domestique dans l’affaire Kurt (précitée, §§ 157-189). Ils peuvent être résumés comme suit (ibid., § 190) :
a) Les autorités doivent réagir immédiatement aux allégations de violence domestique.
b) Lorsque de telles allégations sont portées à leur connaissance, les autorités doivent établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui des victimes de violence domestique qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive. Elles doivent tenir dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violence domestique lorsqu’elles apprécient le caractère réel et immédiat du risque.
c) Dès lors que cette appréciation met en évidence l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, les autorités se trouvent dans l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives. Ces mesures doivent être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé.
70. La Cour a examiné cette obligation positive - dans certains cas sous l’angle des articles 2 ou 3 et dans d’autres cas sous celui de l’article 8 pris isolément ou combiné avec l’article 3 de la Convention (Volodina, précité). Elle est d’avis c’est sur l’enseignement qui se dégage de l’arrêt Kurt (précité) sur le terrain de l’article 2 qu’il échet de s’aligner dans la présente affaire. Aussi la Cour se réfère-t-elle d’emblée aux principes qui y sont énoncés dans le cadre de l’examen des obligations positives sous l’angle de l’article 3 de la Convention et sur l’obligation de prendre les mesures raisonnables pour écarter un risque réel et immédiat de violence récurrente.
c) Application de ces principes au cas d’espèce
71. La Cour note que d’un point de vue général le cadre juridique italien était propre à assurer une protection contre des actes de violence pouvant être commis par des particuliers dans une affaire donnée. Elle note également que la panoplie des mesures juridiques et opérationnelles disponibles dans le système législatif italien (paragraphes 35-36 ci-dessus) offrait aux autorités concernées un éventail suffisant de possibilités adéquates et proportionnées au regard du niveau de risque en l’espèce.
- Sur le point de savoir si les autorités ont réagi immédiatement aux allégations de violence domestique
72. La Cour note que si les carabiniers ont réagi sans délai aux deux plaintes que la requérante a déposées en novembre 2015 et sont intervenus lors des altercations et des épisodes violents, les procureurs quant à eux, informés à plusieurs reprises par les carabiniers, n’ont pas demandé au GIP la mesure de protection sollicitée par les carabiniers et ils n’ont pas mené une enquête rapide et effective, étant donné que sept ans après les faits la procédure est encore pendante en première instance pour l’agression du 20 novembre 2015 ; l’enquête pour les faits dénoncés entre 2016 et 2017 est encore pendante et aucune enquête, en revanche, n’a été menée à la suite des mauvais traitements signalés par les services sociaux en 2018.
73. La Cour rappelle qu’il n’entre pas dans ses compétences de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi les mesures à prendre. Toutefois, elle estime que, au regard des nombreux éléments dont les autorités disposaient, le parquet saisi de l’affaire en novembre 2015 aurait pu être en mesure de mener une enquête plus rapide sur l’épisode du 20 novembre 2015 et sur les autres plaintes de la requérante qui ont donné lieu à l’ouverture d’une enquête qui est encore pendante depuis 2016.
74. La Cour note également qu’en février 2018 après le signalement par les services sociaux des mauvais traitements subis par les enfants (que la requérante avait dénoncés à plusieurs reprises dans ses plaintes précédentes), aucune mesure d’enquête n’a été menée, les enfants n’ayant pas été entendus et L.B. n’ayant pas fait à ce jour l’objet d’une enquête pour le délit de mauvais traitements.
75. Elle estime que, si les carabiniers ont procédé à une évaluation du risque qui a été autonome, proactive et exhaustive en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique (voir Kurt, précité, § 190) et s’ils ont sollicité des mesures de protection à la lumière de l’existence présumée d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants (paragraphe 13 ci-dessus), le procureur qui avait pour mission d’apprécier ces demandes n’a pas fait preuve de la diligence particulière requise dans sa réaction immédiate aux allégations de violence domestique formulées par la requérante.
- La qualité de l’appréciation des risques
76. La Cour rappelle que, afin d’établir si les autorités auraient dû avoir connaissance du risque répété d’actes de violence, elle a, dans un certain nombre d’affaires, relevé et pris en compte les éléments suivants : les antécédents de comportement violent de l’auteur et le non-respect des termes d’une ordonnance de protection (Eremia, précité, § 59), l’escalade de la violence représentant une menace continue pour la santé et la sécurité des victimes (Opuz, précité, §§ 135-36, CEDH 2009) et les demandes d’aide répétées de la victime par le biais d’appels d’urgence, ainsi que les plaintes formelles et les demandes adressées au chef de la police (Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, §§ 135-136, 23 mai 2017). Certains des éléments ci-dessus étaient également présents dans les circonstances de la présente affaire.
77. La Cour note que, à l’exception des propositions faites par les carabiniers au procureur (paragraphe 75 ci-dessus), les autorités compétentes dans leur ensemble n’ont mené ni une démarche autonome et proactive ni une évaluation complète des risques. À aucun moment les autorités n’ont suivi une procédure d’évaluation des risques que présentait la situation de la requérante et de ses enfants. Les procureurs n’ont pas montré, lors du traitement des plaintes de la requérante, qu’ils avaient pris conscience du caractère et de la dynamique spécifiques de la violence domestique, même si tous les indices étaient présents, à savoir en particulier le schéma d’escalade des violences subies par la requérante (et ses enfants), l’agression du 20 novembre 2015, les menaces proférées et le harcèlement (Kurt, précité, § 175). Les autorités n’ont pas estimé que, s’agissant d’une situation de violence domestique, les plaintes méritaient une intervention active : au contraire, les plaintes ont été considérées comme étant peu détaillées et les enfants n’ont pas été entendus nonobstant les multiples signalements de la requérante concernant les mauvais traitements qu’ils subissaient. S’il est vrai que la Cour ne saurait spéculer sur le fait que des mesures de protection pouvaient être appliquées seulement lorsqu’il y avait cohabitation, comme affirmé par le tribunal civil de Padoue, elle note que ce même tribunal, saisi par la requérante, a sous-estimé la situation, refusant la mesure de protection requise (paragraphe 22 ci-dessus) en estimant qu’il s’agissait d’une situation typique d’un conflit au sein d’un couple en séparation.
Les autorités n’ont pas mis en place de mesures de protection alors qu’elles avaient été sollicitées par les carabiniers. Les risques de violence récurrente n’ont pas été correctement évalués ou pris en compte.
78. La Cour constate que les autorités ont manqué à leur devoir d’effectuer une évaluation immédiate et proactive du risque de récidive de la violence commise contre la requérante et les enfants et de prendre des mesures opérationnelles et préventives visant à atténuer ce risque et à protéger la requérante et les enfants ainsi qu’à censurer la conduite de L.B. Les procureurs, en particulier, sont restés passifs face au risque sérieux d’infliction de mauvais traitements à la requérante et à ses enfants et, par leur inaction, ont créé un contexte d’impunité, L.B. n’ayant pas encore été jugé pour les blessures infligées à la requérante lors de l’agression du 20 novembre 2015 et l’enquête sur les autres plaintes de la requérante étant encore pendante depuis 2016.
- Les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violence récurrente pour la requérante ?
79. À la lumière des éléments exposés ci-dessus (voir paragraphe 77 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violence récurrente de la requérante du fait des violences commises par L.B. et qu’elles avaient l’obligation d’évaluer le risque de réitération de celles-ci et de prendre des mesures adéquates et suffisantes pour la protection de la requérante et de ses enfants.
- Les autorités ont-elles pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances de l’espèce ?
80. La Cour estime que, sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits et qui indiquaient qu’il existait un risque réel et immédiat que de nouvelles violences fussent commises contre la requérante et ses enfants, face aux allégations d’escalade des violences domestiques que formulait la requérante, les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence requise (voir paragraphe 78 ci-dessus). Elles n’ont pas procédé à une évaluation du risque des mauvais traitements qui aurait spécifiquement ciblé le contexte des violences domestiques, et en particulier la situation de la requérante et de ses enfants, et qui aurait justifié des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque. Dès lors, elle estime qu’elles ont manqué à leur obligation positive découlant de l’article 3 de protéger la requérante et les enfants des violences domestiques commises par L.B.
- L’obligation de mener une enquête effective
81. La Cour rappelle que l’obligation de mener une enquête effective sur tous les actes de violence domestique est un élément essentiel des obligations que l’article 3 de la Convention fait peser sur l’état. Pour être efficace, une telle enquête doit être rapide et approfondie ; ces exigences s’appliquent à la procédure dans son ensemble, y compris au stade du procès (M.A. c. Slovénie, no 3400/07, § 48, 15 janvier 2015, et Kosteckas c. Lituanie, no 960/13, § 41, 13 juin 2017). Une diligence particulière est requise dans le traitement des affaires de violence domestique, et la nature spécifique de la violence domestique doit être prise en compte au cours de la procédure interne. L’obligation d’enquêter qui s’impose à l’État ne sera pas satisfaite si la protection offerte par le droit interne n’existe qu’en théorie ; il faut surtout qu’elle fonctionne aussi effectivement en pratique, ce qui exige un examen rapide de l’affaire, sans délais inutiles (Opuz, précité, §§ 145-151 et 168, T.M. et C.M., précité, § 46, et Talpis c. Italie, no 41237/14, §§ 106 et 129, 2 mars 2017). Le principe d’effectivité implique que les autorités judiciaires internes ne doivent en aucun cas être disposées à laisser impunies les souffrances physiques ou psychologiques infligées. Cela est essentiel pour maintenir la confiance et le soutien du public dans l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance ou de collusion des autorités à l’égard des actes de violence (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006-XII (extraits)).
82. La Cour a établi ci-dessus que les autorités avaient connaissance, ou auraient dû avoir connaissance, des violences dont la requérante et ses enfants avaient été victimes. Les allégations de la requérante ont été corroborées par des éléments de preuve, notamment des rapports médicaux et, s’agissant des enfants, par le rapport des services sociaux, et elles ont constitué un grief défendable de mauvais traitements, faisant naître l’obligation pour les autorités de mener une enquête répondant aux exigences de l’article 3 de la Convention (Volodina, précité, § 93).
83. En réponse aux allégations d’agression, de harcèlement et de menaces que formule la requérante, la police a limité son intervention à une enquête qui s’est conclue par un classement partiel des poursuites pénales aux motifs qu’aucune infraction passible de poursuites publiques n’avait été commise et que les plaintes de la requérante n’étaient pas suffisamment détaillées.
84. Quant aux menaces de mort que la requérante a affirmé avoir reçues à plusieurs reprises, elles n’ont pas été prises en considération. La Cour rappelle que l’interdiction des mauvais traitements prévue à l’article 3 couvre toutes les formes de violence domestique, y compris les menaces de mort, et que tout acte de ce type déclenche l’obligation d’enquêter. Les menaces constituent une forme de violence psychologique et une victime vulnérable peut en éprouver de la peur indépendamment de la nature objective de ce comportement intimidant (Volodina, précité, § 98).
85. La Cour estime également que, dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle, de la victime et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. La Cour n’est pas convaincue que les autorités aient sérieusement tenté d’avoir une vue d’ensemble de la succession d’incidents violents en cause, comme cela est requis dans les affaires de violence domestique. Les procureurs chargés des deux enquêtes n’ont montré aucune conscience des caractéristiques particulières des affaires de violence domestique et aucune volonté réelle de faire en sorte que l’auteur de ces actes fût amené à rendre des comptes. L’enquête sur l’agression du 20 novembre 2015 s’est conclue en 2021 et la procédure est aujourd’hui encore pendante ; l’enquête sur les faits dénoncés entre 2016 et 2017 est encore pendante et aucune enquête, en revanche, n’a été menée à la suite des mauvais traitements signalés par les services sociaux en 2018.
86. La Cour considère que laisser la requérante livrée à elle-même dans une situation de violence domestique avérée équivaut pour l’État à renoncer à l’obligation qui lui incombe d’enquêter sur tous les cas de mauvais traitements.
87. La Cour rappelle sur ce point que le simple passage du temps est de nature à nuire à l’enquête mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011). Elle rappelle aussi que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que, en outre, l’apparence d’un manque de diligence jette le doute sur la bonne foi avec laquelle les investigations sont menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les plaignants (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).
88. La Cour insiste à nouveau sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le préambule de la Convention d’Istanbul (paragraphes 40-43 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.
89. Au vu de la manière dont les autorités ont traité les plaintes de violences domestiques déposées par la requérante – notamment le fait qu’elles n’ont pas enquêté de manière effective sur les allégations crédibles de mauvais traitements et qu’elles n’ont pas veillé à ce que l’auteur fût poursuivi et puni, l’enquête sur les allégations de mauvais traitements, trop longtemps pendante, ayant manqué d’effectivité – la Cour estime que l’État a failli à son devoir d’enquêter sur les mauvais traitements subis par la requérante [et ses enfants] et que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également d’une passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, W. c. Slovénie, no 24125/06, §§ 66-70, 23 janvier 2014, P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, §§ 65-66, 24 janvier 2012, et M.C. et A.C., précité, §§ 120-125).
90. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural.
- SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
91. La requérante invoque également, à l’appui de ses allégations, l’article 8 de la Convention.
92. Ayant déjà conclu à la violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 90 ci-dessus), la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les mêmes faits sur le terrain de cette disposition (Opuz, précité, § 205, Talpis, précité, § 151).
- SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
93. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
94. La requérante demande 40 600 euros (EUR) pour le dommage matériel qu’elle aurait supporté à raison des sommes impayées par L.B. et du temps pris par les autorités pour mener l’enquête. La requérante demande également 100 000 EUR en réparation du dommage moral qu’elle estime avoir subi.
95. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas lieu d’accorder à la requérante une réparation pour le dommage matériel allégué, qui relève selon lui de la compétence des juridictions civiles, et que s’agissant du préjudice moral, la somme est élevée.
96. La Cour ne voit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et elle rejette cette demande. Quant au dommage moral, elle estime que la requérante a sans aucun doute ressenti de l’angoisse et de la détresse en raison des violences domestiques subies et du manquement des autorités à leur obligation positive de prendre des mesures adéquates. Par conséquent, statuant en équité, elle alloue à la requérante 10 000 EUR pour le dommage moral subi.
- Frais et dépens
97. Justificatifs à l’appui, la requérante demande 6 983,75 EUR pour les frais et dépens qu’elle aurait engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.
98. Le Gouvernement s’y oppose.
99. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme demandée et l’accorde à la requérante.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Déclare la requête recevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
- Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention ;
- Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,
- 10 000 EUR (dix mille euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
- 6 983,75 (six mille neuf cent quatre-vingt-trois euros et soixante-quinze centimes), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président
[1] Cette dernière loi est applicable seulement à certains faits commis.