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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 41892/19 et 41893/19
Jean-Marie THIBAUT contre la France
et Guillaume THIBAUT contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant les 31 mai et 14 juin 2022 en une chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Ganna Yudkivska,
Lətif Hüseynov,
Ivana Jelić,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 16 avril 2019,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Les requérants, M. Jean-Marie Thibaut (première requête) et M. Guillaume Thibaut (seconde requête), sont des ressortissants français nés en 1949 et 1975 respectivement, et résidant à Tourmignies. Ils sont représentés devant la Cour par Me D. Deharbe, avocat exerçant à Roubaix.
2. Le Gouvernement français (« le Gouvernemnet ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
- Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.
4. Les requérants sont membres de l’association Rassemblement pour l’évitement des lignes électriques dans le Nord (« RPEL 59 ») constituée en septembre 2013, dont l’objet statutaire est notamment « d’étudier l’utilité de projets de renforcement, de reconstruction ou de création de lignes haute tension et très haute tension sur le territoire de la région Nord Pas-de-Calais, de lutter contre les pollutions et nuisances générées par les lignes existantes comme par les projets précités, notamment au regard des impacts sur les espaces, milieux et habitats naturels, la faune, la flore, sur le paysage et le cadre de vie, sur la santé humaine et sur le patrimoine, de favoriser les échanges sur ces thématiques entre l’ensemble des parties prenantes dans un souci de transparence et d’objectivité, ainsi que de défendre en justice l’ensemble de ses membres ».
5. Les requérants ainsi que des communes et des associations – dont l’association RPEL 59 – s’opposent au projet de la société Réseau Transport d’Électricité (« RTE ») visant au remplacement de la ligne à très haute tension (« THT ») existant entre Avelin et Gravelle par une ligne en double circuit afin de porter sa capacité de transit maximale de 1 500 mégawatts à 4 600 mégawatts. RTE est une société anonyme dont la totalité du capital est détenue par Électricité de France (qui est également une société anonyme, dont l’État détient plus de 70 % du capital), l’État ou d’autres entreprises ou organismes appartenant au secteur public.
6. Longue d’une trentaine de kilomètres, cette ligne électrique de 400 000 volts à double circuit, majoritairement aérienne, devrait relier les communes d’Avelin et de Gavrelle par une vingtaine de câbles soutenus par soixante‑dix-huit pylônes hauts de soixante-dix mètres.
7. Les maisons des requérants sont situées à un peu plus de 115 mètres du tracé.
8. La commission nationale du débat public (« CNDP ») organisa un débat public entre octobre 2011 et février 2012, puis une concertation, entre septembre 2012 et octobre 2015.
9. Le 12 août 2015, RTE présenta une demande auprès du ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer afin que les travaux envisagés pour la création de la ligne très haute tension soient déclarés d’utilité publique.
10. L’enquête publique préalable à la déclaration d’utilité publique, à la mise en compatibilité des documents d’urbanisme et à l’autorisation de travaux susceptibles d’affecter l’environnement se déroula du 11 avril au 11 mai 2016. Les requérants indiquent que la participation fut massive (plus de 3 800 avis et 13 000 observations furent déposés sur les registres), qu’il ressort du rapport établi par la commission d’enquête que les avis recueillis étaient « exclusivement défavorables au projet à près de 100 % », et que près d’un quart des observations reflétaient l’inquiétude des riverains sur leur santé, et un autre quart, leur interrogation quant à l’utilité du projet.
11. Le 10 juin 2016, la commission d’enquête rendit un avis favorable assorti de réserves et de recommandations, tenant notamment à la mise en œuvre d’un dispositif spécifique de rachat des habitations les plus proches de la ligne et d’un suivi médical spécifique des personnes exposées.
12. Le 19 décembre 2016, la ministre de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer prit un arrêté déclarant d’utilité publique le projet. Le même jour, elle envoya une lettre au président de RTE dans laquelle il était précisé que :
« (...) Afin de répondre aux inquiétudes et propositions des riverains de l’ouvrage, je souhaiterais que RTE mette en place (...) : une proposition de rachat aux propriétaires qui le souhaitent, des maisons qui se trouvent dans la bande des 100 mètres de l’extrémité de la nappe des câbles ; un suivi médical personnalisé ; la participation de RTE à un comité de suivi des engagements pris pour ce projet, et de ses effets (...) ».
13. Le 14 février 2017 des associations, dont l’association RPEL 59, des communes et des élus formèrent un recours gracieux auprès du ministre de l’Environnement en vue du retrait de l’arrêté portant déclaration d’utilité publique. Ils dénonçaient les conséquences paysagères, écologiques et sanitaires du projet, et soutenaient que l’arrêté méconnaissait le principe de précaution. Selon eux, ces conséquences étaient disproportionnées par rapport à l’utilité tout à fait limitée du projet pour la communauté : la société RTE ne pouvait utilement justifier le triplement de la capacité de la ligne existante et la démultiplication du trafic moyen que permettrait l’infrastructure projetée par une prétendue augmentation de la consommation nationale d’énergie, celle-ci étant en baisse constante ; elle n’avait pas démontré que, comme elle le soutenait, le projet était nécessaire à la sécurisation du réseau et au développement des énergies renouvelables. Ils faisaient valoir que le but réel du projet était l’exportation en Belgique d’électricité produite par le futur réacteur nucléaire de Flamanville pour en déduire que l’intérêt pour la communauté était plus que discutable eu égard au coût excessif de cet ouvrage.
14. L’absence de réponse de la ministre valant décision implicite de rejet, certaines des associations qui avaient formé le recours gracieux, dont l’association RPEL 59, des communes et une communauté de communes, saisirent le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre l’arrêté ministériel déclarant les travaux d’utilité publique.
15. Les requérantes invoquaient en particulier le « droit [de chacun] de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » consacré par l’article 1 de la Charte de l’environnement et le principe de précaution que posent l’article 5 de cette Charte et l’article L. 110-1 II 1o du code de l’environnement.
16. Le Conseil d’État rejeta la requête par une décision 19 octobre 2018. Il retint en particulier les éléments suivants :
« (...) En ce qui concerne le moyen tiré de la méconnaissance du principe de précaution :
(...) 13. Une opération qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut légalement être déclarée d’utilité publique. Il appartient dès lors à l’autorité compétente de l’État, saisie d’une demande tendant à ce qu’un projet soit déclaré d’utilité publique, de rechercher s’il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l’hypothèse d’un risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement ou d’atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l’état des connaissances scientifiques, l’application du principe de précaution. Si cette condition est remplie, il lui incombe de veiller à ce que des procédures d’évaluation du risque identifié soient mises en œuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que, eu égard, d’une part, à la plausibilité et à la gravité du risque, d’autre part, à l’intérêt de l’opération, les mesures de précaution dont l’opération est assortie afin d’éviter la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives. Il appartient au juge, saisi de conclusions dirigées contre l’acte déclaratif d’utilité publique et au vu de l’argumentation dont il est saisi, de vérifier que l’application du principe de précaution est justifiée, puis de s’assurer de la réalité des procédures d’évaluation du risque mises en œuvre et de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation dans le choix des mesures de précaution.
14. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que si aucun lien de cause à effet entre l’exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence et un risque accru de survenance de leucémie chez l’enfant n’a été démontré, plusieurs études concordantes ont, malgré leurs limites, mis en évidence une corrélation statistique significative entre le facteur de risque invoqué par les requérants et l’occurrence d’une telle pathologie supérieure à la moyenne, à partir d’une intensité supérieure à un seuil compris selon les études entre 0,3 et 0,4 microtesla, correspondant à un éloignement égal ou inférieur à une centaine de mètres d’une ligne à très haute tension de 400 000 volts. Dans ces conditions, l’existence d’un tel risque doit être regardée comme une hypothèse suffisamment plausible en l’état des connaissances scientifiques pour justifier l’application du principe de précaution.
15. En second lieu, d’une part, (...) il ressort des documents figurant dans l’étude d’impact que le maître d’ouvrage a veillé à prendre en compte l’état actuel des connaissances scientifiques relatives au risque potentiel mentionné ci-dessus. En outre, il a prévu, en plus du dispositif de surveillance et de mesure régulière des ondes électromagnétiques par des organismes indépendants accrédités visé par l’article L. 323-13 du code de l’énergie, un dispositif spécifique de mesure de l’intensité du champ électromagnétique à la demande des maires des communes concernées après la mise en service de la ligne. Ainsi, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que l’obligation d’évaluation des risques a été méconnue. D’autre part, si le projet comporte une augmentation de la capacité de transit de la ligne lui permettant d’absorber des pics d’une ampleur supérieure à 1 500 mégawatts, dont la survenue occasionnelle a été observée et qui pourraient devenir plus fréquents, le choix technique retenu consistant à répartir le transit sur deux circuits entraîne une baisse de l’émission moyenne de champs électromagnétiques pour une même puissance transportée, si bien qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que le projet litigieux soit de nature à entraîner une augmentation significative et durable du champ électromagnétique aux abords de la ligne. Enfin, il ressort des pièces du dossier que le maître d’ouvrage a pris l’engagement de procéder au rachat des habitations situées à moins de cent mètres de la ligne, a retenu un tracé minimisant le nombre d’habitations situées à proximité de celle-ci et évitant tout établissement accueillant des personnes particulièrement exposées aux risques potentiels associés à un tel ouvrage, et a veillé à informer le public sur ces risques. Ainsi, les mesures prises ne peuvent être regardées comme manifestement insuffisantes au regard de l’objectif consistant à parer à la réalisation du dommage susceptible de résulter de l’exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence.
16. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions de l’article 5 de la Charte de l’environnement et du 1o du II de l’article L. 110-1 du code de l’environnement relatives au principe de précaution doit être écarté (...) ».
- Les normes en matière d’exposition aux champs électromagnétiques
17. Aux termes de l’article 12 bis de l’arrêté du 17 mai 2001 fixant les conditions techniques auxquelles doivent satisfaire les distributions d’énergie électrique, relatif à la limitation de l’exposition des tiers aux champs électromagnétiques :
« Pour les réseaux électriques en courant alternatif, la position des ouvrages par rapport aux lieux normalement accessibles aux tiers doit être telle que le champ électrique résultant en ces lieux n’excède pas 5 kV/m et que le champ magnétique associé n’excède pas 100 microtesla dans les conditions de fonctionnement en régime de service permanent ».
18. Ces valeurs correspondent aux préconisations du Conseil de l’Union européenne (Recommandation du 12 juillet 1999 relative à la limitation de l’exposition du public aux champs électromagnétiques (de 0 Hz à 300 Hz)) et de la commission internationale de protection contre les rayonnements non ionisants (Guidelines for Limiting Exposure to Time_Varying Electric and Magnetic Fields (1 Hz to 100 kHz), Health and Physics, 99(6):818‐836; 2010).
GRIEFS
19. Invoquant les articles 2 et 8 de la Convention dans la mesure où ils garantissent le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile, ainsi que le principe de précaution, les requérants soutiennent que la réalisation de la ligne très haute tension Avelin-Gavrelle fait peser un risque sur la santé des riverains dont ils font partie du fait des champs magnétiques qui seront engendrés et affectera, ce faisant, la jouissance de leur domicile. Ils critiquent le fait que le maitre d’ouvrage a écarté l’option consistant à enfouir celle-ci, et font valoir qu’ils ne pourront échapper à l’angoisse permanente causée par leur exposition à ce risque en déménageant, la proximité de cette infrastructure dépréciant la valeur de leurs maisons et les rendant difficilement aliénables.
EN DROIT
- Sur la jonction des requêtes
20. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en une seule décision.
- Sur la violation alléguée des articles 2 et 8 de la Convention
21. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime, à la lumière de sa jurisprudence, que l’affaire se prête à un examen sous l’angle de l’article 8 de la Convention plutôt que de l’article 2 (voir, par exemple, Hardy et Maile c. Royaume-Uni, no 31965/07, § 184, 14 février 2012, ainsi que les références qui y figurent).
22. Aux termes de l’article 8 de la Convention :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
- Sur l’épuisement des voies de recours internes
a) Thèses des parties
23. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Il fait valoir à cet égard qu’aucun riverain n’était partie à la procédure interne, laquelle a été conduite par des associations, y compris l’association RPEL 59 dont les requérants sont membres. Il ajoute que si les mémoires soumis au Conseil d’État présentaient de manière détaillée les insuffisances de l’étude d’impact et de l’enquête publique, ils n’abordaient la question de l’impact financier et sanitaire du projet sur la vie des requérants que de manière très générale, et ne comportaient pas de moyen spécifique destiné à faire constater l’atteinte à leur droit de propriété et à leur cadre de vie.
24. Les requérants répliquent que l’association RPEL 59, qu’ils ont fondée en tant que riverains dans le but de lutter contre le projet litigieux et dont ils sont membres, a soutenu devant le Conseil d’État, au moins en substance, que ce projet méconnaissait le droit au respect de la vie privée et familiale des riverains de l’ouvrage, en particulier de ses membres. Ils font valoir qu’elle a notamment plaidé que le projet « fai[sai]t courir un risque sanitaire considérable pour l’ensemble des riverains », pointé l’insuffisance de l’étude de ses impacts sur la santé humaine, rappelant à cet égard les risques induits par la proximité avec une ligne THT, notamment la leucémie et l’électrohypersensibilité, et soutenu que l’arrêté portant déclaration d’utilité publique méconnaissait les articles 1er et 5 de la Charte de l’environnement qui consacrent le droit à un environnement sain et le principe de précaution.
b) Appréciation de la Cour
25. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. L’article 35 § 1 de la Convention doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais il n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales (voir, parmi de nombreux autres, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 142, CEDH 2010, et Matalas c. Grèce, no 1864/18, §§ 23-25, 25 mars 2021).
26. Cela étant, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la circonstance que les requérants n’étaient pas personnellement parties à la procédure devant le Conseil d’État n’implique pas nécessairement que les voies de recours internes n’ont pas été dûment épuisées en ce qui les concerne. Ce qui compte au regard de l’exigence d’épuisement des voies de recours internes c’est que le ou les griefs tirés d’une violation de la Convention à l’égard des requérants dont ils entendent saisir la Cour aient été préalablement présentés au juge interne.
27. La Cour renvoie à cet égard à l’arrêt Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne (no 62543/00, §§ 37-39, CEDH 2004‑III), dans lequel elle a estimé qu’il y avait épuisement des voies de recours interne dans le cas de membres d’une association, riverains d’un projet de barrage, qui dénonçaient notamment une violation de l’article 6 § 1 dans le cadre de la procédure engagée par cette association contre ce projet, procédure à laquelle ils n’avaient pas eux-mêmes été parties. Pour parvenir à cette conclusion, elle s’est fondée sur le constat que l’association avait été créée dans le but spécifique de défendre devant les tribunaux les intérêts de ses membres contre les répercussions de la construction du barrage sur leur environnement et leur cadre de vie, que les moyens développés dans la procédure visaient aussi les effets de l’ouvrage sur le droit de propriété des membres de l’association et sur leur mode de vie, et que ces derniers étaient directement concernés par le projet de barrage.
28. Comme elle l’a souligné dans la décision Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox c. France (no 75218/01, 28 mars 2006), la Cour se doit de considérer la réalité de la société civile actuelle, dans laquelle les associations jouent un rôle important, particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement. Ce rôle consiste notamment en la défense devant les autorités et les juridictions internes non seulement de causes d’intérêt général mais aussi des intérêts particuliers et des droits des personnes qui se regroupent en leur sein. Le recours à des structures collectives telles que les associations est du reste parfois le seul moyen dont disposent les individus pour défendre efficacement leurs causes (voir, dans un contexte très différent de celui de l’espèce, Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 81, 14 janvier 2020). C’est spécialement le cas dans le domaine de l’environnement, dans lequel les individus peuvent se trouver confrontés à des problématiques complexes, face auxquelles, seuls, ils sont démunis.
29. Dans la présente affaire, il apparaît que l’association Rassemblement pour l’évitement des lignes électriques dans le Nord, « RPEL 59 », dont l’intitulé reflète clairement la raison d’être, et dont sont membres les requérants, qui résident à proximité du tracé du projet de ligne THT litigieux, a été créée par des riverains soucieux de préserver leur santé et leur cadre de vie des risques spécifiquement liés aux lignes à haute tension. Elle a ainsi notamment pour but statutaire de lutter contre les pollutions et nuisances générées sur le territoire de la région Nord Pas-de-Calais par les lignes THT et par les projets de lignes THT, et de défendre ses membres en justice, ses statuts spécifiant qu’elle œuvre notamment au moyen d’actions en justice.
30. Dès lors que les intérêts des requérants doivent être regardés comme ayant été valablement représentés devant les juridictions internes dans le cadre du recours porté par l’association dont ils étaient membres, la seule question qui se pose en l’espèce quant à l’épuisement des voies de recours internes est donc celle de savoir si un moyen relatif à une violation du droit des requérants au respect de la vie privée et familiale et du domicile, tel qu’il se trouve garanti par l’article 8 de la Convention, a, au moins en substance, été présenté au Conseil d’État dans le cadre du recours pour excès de pouvoir présenté, avec d’autres requérants, par l’association RPEL 59 (sur ce point, rapprocher de Gorraiz Lizarraga et autres précité).
31. La Cour relève à cet égard que si ces derniers ne se sont pas référés explicitement dans leur recours à l’article 8 de la Convention, ils ont invoqué de manière générale le « droit [de chacun] de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » consacré par l’article 1 de la Charte de l’environnement et le principe de précaution que posent l’article 5 de cette Charte et l’article L. 110-1 II 1o du code de l’environnement (paragraphe 15 ci-dessus). Les requérants en déduisent que leur grief doit être regardé comme ayant été soulevé en substance devant les juges internes. La Cour ne juge toutefois pas nécessaire de rechercher si, alors même que le respect de la vie privée et familiale des requérants ou de leur domicile n’a pas été spécifiquement invoqué devant le Conseil d’État, la condition d’épuisement des voies de recours internes a été remplie, au moins en substance, dès lors que le grief tiré de l’article 8 est en tout état de cause irrecevable pour les raisons exposées ci-dessous.
- Sur le bien-fondé des requêtes
a) Thèses des parties
- Le Gouvernement
32. Le Gouvernement, qui ne se prononce pas spécifiquement sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention, soutient que l’ingérence de l’État dont il s’agit est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire, dans une société démocratique, à la poursuite de ce but, et que le processus décisionnel était conforme aux exigences de l’article 8. Il fait en particulier valoir que le risque sanitaire a été évalué au regard du principe de précaution.
33. Il précise que de nombreuses recherches ont été menées depuis quarante ans sur les impacts des ondes électromagnétiques sur la santé et que, si deux études relèvent une association significative entre le risque de leucémie chez l’enfant et des habitations situées à moins de 50 mètres d’une ligne à haute ou très haute tension, aucune n’a identifié un mécanisme d’action des « champs électromagnétiques extrêmement basse fréquence ». Il ajoute que l’ouvrage projeté se conforme à la réglementation française, qui prévoit un seuil maximal d’exposition au champ magnétique de 100 microteslas, lequel est inférieur au seuil recommandé depuis 2010 par la commission internationale de protection contre les rayons non ionisant (« ICNIRP »), qui est de 200 microteslas. Il renvoie au rapport de l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (« ANSES ») intitulé « Effets sanitaires des champs électromagnétiques extrêmement basses fréquences », mis à jour en 2019, qui montre que les résultats des études scientifiques disponibles depuis 2010 n’ont pas apporté d’élément complémentaire suffisant pour attester l’existence d’un lien de causalité entre la survenue d’une leucémie et l’exposition à ces champs électromagnétiques. Le Gouvernement ajoute que des mesures ont néanmoins été prises pour éviter ou réduire l’exposition des personnes aux champs électromagnétiques : éloignement du tracé des habitations les plus proches ; rehaussement des câbles de 8 à 11 mètres dans les zones les plus peuplées ; rachat des bâtiments à usage d’habitation acquis avant l’ouverture de l’enquête publique situés partiellement ou entièrement dans la bande des 115 mètres de l’axe de la ligne. Il indique aussi que le passage d’une ligne simple à une ligne double a pour effet de diminuer les champs magnétiques, ceux-ci étant proportionnels à l’intensité, laquelle est alors répartie sur deux séries de câbles au lieu d’une.
34. Selon le Gouvernement, au vu des études évoquées et selon le guide de la direction générale de la santé intitulé « champs électromagnétiques d’extrêmement basse fréquence, les effets sur la santé » produit par les requérants, les habitations situées à plus de 100 mètres des lignes aériennes de transport d’électricité sont exposés de façon négligeable aux champs électriques et électromagnétiques qu’elles génèrent.
- Les requérants
35. Les requérants notent que le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 8 de la Convention. Renvoyant à l’arrêt Flamenbaum et autres c. France (nos 3675/04 et 23264/04, § 133, 13 décembre 2012), ils rappellent que des atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les émissions, les odeurs et autres ingérences, peuvent affecter le droit au respect de la vie privée et du domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace. Selon eux, outre l’impact sanitaire réel des lignes THT, leur implantation à proximité d’habitations génère chez les riverains pour cette raison un sentiment d’angoisse permanent. Ils soutiennent ensuite que l’ingérence qu’ils dénoncent n’est pas prévue par la loi, ne poursuit pas un but légitime, au sens du second paragraphe de l’article 8, et est disproportionnée, et que le processus décisionnel était déficient.
36. Les requérants soulignent en particulier que leurs habitations sont situées à proximité immédiate du tracé du projet de la ligne THT, que les pylônes, qui atteindront plus de 70 mètres de hauteur, dégraderont considérablement le paysage et leur cadre de vie, que plusieurs études scientifiques concluent à l’existence d’un risque sanitaire lié à l’exposition aux champs électromagnétiques émis par les lignes THT.
37. Sur ce dernier point, les requérants signalent que deux études suffisamment sérieuses pour être mentionnées par l’ANSES dans le rapport susmentionné relèvent une augmentation du risque de leucémie chez les enfants habitant à moins de 50 mètres d’une ligne THT. Ils citent également une étude épidémiologique réalisée au Royaume-Uni montrant que le risque de leucémie est 69 % plus élevé que la moyenne pour les enfants qui habitent à moins de 200 mètres d’une ligne THT et de 23 % plus élevé à une distance comprise entre 200 et 600 mètres, ainsi qu’une étude publiée en 2013, mettant en évidence une augmentation de ce risque de 2,6 fois chez les enfants habitant à moins de 50 mètres et de 1,6 fois chez ceux qui habitent à 100 mètres. Ils estiment que l’ANSES conclut dans son rapport que les personnes vivant à proximité d’une ligne THT sont exposées à un risque sanitaire, et notent qu’elle recommande « de ne plus augmenter, par précaution, le nombre de personnes sensibles exposées autour des lignes de transport d’électricité à très haute tension et de limiter les expositions ». Ils notent ensuite qu’il ressort de ce même document que, contrairement à ce que prétend le Gouvernement, le passage d’une ligne simple à une ligne double n’a pas pour effet de diminuer les champs magnétiques.
b) Appréciation de la Cour
38. La Cour rappelle que, bien que la Convention ne reconnaisse pas expressément le droit à un environnement sain et calme, une question peut se poser sous l’angle de l’article 8 lorsqu’une personne pâtit directement et gravement du bruit ou d’autres formes de pollution ou de nuisances (pour un exemple récent, voir Kapa et autres c. Pologne, nos 75031/13 et 3 autres, § 149, 14 octobre 2021). Cette disposition s’applique ainsi lorsqu’une personne est exposée à une pollution ou une nuisance ayant une répercussion directe et grave sur sa vie privée, sa vie familiale ou son domicile (voir, par exemple, précité, Hardy et Maile, §§ 187-188). Elle peut également trouver à s’appliquer en cas de danger environnemental, en particulier lorsque les effets dangereux d’une activité auxquels un individu risque d’être exposé ont été déterminés dans le cadre d’une procédure d’évaluation de l’impact sur l’environnement, de manière à établir un lien suffisamment étroit avec sa vie privée et familiale ou son domicile au sens de l’article 8 de la Convention (voir, notamment, Taşkın et autres c. Turquie, no 46117/99, §§ 112-113, CEDH 2004‑X, et Hardy et Maile, §§ 189-192 ; voir aussi Cordella et autres c. Italie, nos 54414/13 et 54264/15, §§ 157 et 172, 24 janvier 2019), même lorsque l’activité dangereuse est encore à l’état de projet (voir en particulier Hardy et Maile précité).
39. La Cour constate que l’on ne se trouve pas dans le premier de ces cas de figure en l’espèce, les requérants ne se plaignant pas des effets environnementaux d’une infrastructure existante mais des effets qu’aurait si elle était installée une ligne THT en projet, destinée à remplacer la ligne THT actuelle.
40. Quant au danger environnemental que représenterait le projet de ligne THT en question, la Cour relève que les requérants font essentiellement valoir que l’exposition aux champs électromagnétiques générés par les lignes THT augmente les risques de leucémie infantile.
41. Elle constate à cet égard que le Conseil d’État a estimé qu’il ressortait des pièces du dossier que, si aucun lien de cause à effet entre l’exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence et un risque accru de survenance de leucémie chez l’enfant n’avait été démontré, plusieurs études concordantes avaient, malgré leurs limites, mis en évidence une corrélation statistique significative entre le facteur de risque invoqué par les requérants et l’occurrence d’une telle pathologie supérieure à la moyenne, à partir d’une intensité supérieure à un seuil compris selon les études entre 0,3 et 0,4 microtesla, correspondant à un éloignement égal ou inférieur à une centaine de mètres d’une ligne à très haute tension de 400 000 volts. Le Conseil d’État en a déduit que l’existence d’un tel risque devait être regardée comme une hypothèse suffisamment plausible en l’état des connaissances scientifiques pour justifier l’application du principe de précaution (paragraphe 17 ci-dessus).
42. La Cour a elle-même noté dans l’affaire Calancea et autres c. République de Moldova (déc.) (no 23225/05, § 19, 6 février 2018) qu’il ressortait des lignes directrices publiées par la commission internationale de protection contre les rayonnements non ionisants que les études épidémiologiques montraient que l’exposition quotidienne à un champ magnétique de faible intensité (supérieur à 0,3-0,4 microteslas) était associée à un risque accru de leucémie infantile et que le Centre international de recherche sur le cancer avait classé ces champs magnétiques comme probablement cancérigènes pour l’homme, sans toutefois qu’un lien de causalité entre les champs magnétiques et la leucémie infantile ou d’autres effets à long terme ait été établi.
43. La Cour relève cependant que les requérants sont adultes, qu’ils n’indiquent pas s’il y a des enfants dans leur foyer, et que leur domicile ne se trouve pas à proximité immédiate du tracé du projet mais à un peu plus de 115 mètres.
44. Elle observe de plus que les requérants ne produisent aucun élément dont il ressortirait que la réalisation du projet les exposerait à un champ électromagnétique excédant des normes internes ou internationales.
45. Plus généralement, la Cour note que les requérants n’étayent pas, dans leurs écritures devant elle, leurs allégations relatives au risque auquel ils seraient personnellement exposés. Ils n’apportent pas non plus d’élément de nature à mettre en cause la solution retenue par le Conseil d’État qui a considéré qu’« il ne ressort[ait] pas des pièces du dossier que le projet litigieux soit de nature à entraîner une augmentation significative et durable du champ électromagnétique aux abords de la ligne », et que « les mesures prises [par le maître d’ouvrage] ne [pouvaient] être regardées comme manifestement insuffisantes au regard de l’objectif consistant à parer à la réalisation du dommage susceptible de résulter de l’exposition résiduelle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence » (paragraphe 16 ci-dessus).
46. À titre d’exemple, la Cour renvoie mutatis mutandis à l’affaire Calancea et autres précitée, dans laquelle des riverains d’une ligne haute tension de 110 000 volts, dont le domicile était situé à environ dix mètres de celle-ci, dénonçaient les risques auxquels ils se trouvaient exposés du fait de cette proximité. La Cour a constaté que les requérants n’avaient pas démontré que l’intensité du champ électrique enregistrée sur leurs terrains était telle qu’il y avait un risque réel pour leur santé. Elle a relevé surabondamment que l’intensité du champ électrique mesuré sur les propriétés des requérants était largement en-dessous de la limite recommandée par l’Organisation mondiale de la Santé. S’agissant du champ magnétique, elle a noté que le dossier ne contenait pas de mesure de son intensité. Elle a de plus constaté que les pathologies dont certains des requérants faisaient état avaient été diagnostiquées avant l’achèvement de la construction de leur maison, de sorte qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre elles et la ligne à haute tension, ou que les éléments dont elle disposait ne lui permettaient pas d’établir dans quelle mesure elles avaient été causées ou aggravées par la présence de la ligne électrique. La Cour a en conséquence estimé qu’il n’avait pas été prouvé que les valeurs des champs électromagnétiques générés par la ligne à haute tension avaient atteint un niveau propre à avoir un effet néfaste sur la sphère privée et familiale des requérants, et a conclu au défaut manifeste de fondement du grief tiré de l’article 8 de la Convention.
47. Dans ces conditions (paragraphes 43-45 ci-dessus), il apparaît que les requérants n’ont pas démontré que la réalisation du projet de ligne THT qu’ils dénoncent les exposerait à un danger environnemental tel que leur capacité à jouir de leur vie privée et familiale ou de leur domicile en serait directement et gravement affectée.
48. La Cour déduit de ce qui précède qu’à supposer que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce, le grief tiré de cette disposition est manifestement mal fondé.
49. Il s’ensuit que les requêtes sont manifestement mal fondées. Elles doivent donc être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Fait en français puis communiqué par écrit le 7 juillet 2022.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente