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QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 41836/19
Gavril ȘUTA
contre la Roumanie
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section) siégeant le 14 juin 2022 en un comité composé de :
Yonko Grozev, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,
Vu :
la requête no 41836/19 contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Gavril Șuta (« le requérant ») né en 1959 et résidant à Satu Mare, représenté par Me R.C. Neaga, avocate à Cluj-Napoca, a saisi la Cour le 30 juillet 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les observations communiquées par le Centre Européen pour le droit et la justice, dont le président de la section avait autorisé la tierce intervention,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. Le 9 février 1985, le requérant épousa B.D.F. Le couple eut un enfant, Ş.M.S., né le 7 juin 1985. Le 15 juin 1993, le requérant et B.D.F. divorcèrent. Le requérant continua d’être le père présumé de Ş.M.S. en vertu de la présomption légale de paternité concernant les enfants nés pendant le mariage.
2. En 2017, le requérant obtint le consentement de Ş.M.S. à ce que tous deux se soumettent à une expertise médicolégale afin d’établir s’il était son père biologique. Le 15 septembre 2017, à la suite d’un test génétique, un rapport d’expertise établit que le requérant n’était pas le père biologique de Ş.M.S.
3. Se fondant sur le rapport d’expertise susmentionné, le requérant saisit les tribunaux d’une action en désaveu de paternité dirigée contre Ş.M.S. L’affaire fut enregistrée au rôle du tribunal de première instance de Carei (le tribunal de première instance). Le requérant indiquait dans son action que, depuis l’été de l’année 2017, il avait des doutes sur la paternité de Ş.M.S. et que le rapport d’expertise prouvait qu’il n’était pas son père biologique. Il demanda au tribunal d’appliquer les dispositions des articles 414 et 429 du nouveau code civil (NCC) selon lesquelles l’action en désaveu de paternité pouvait être introduite par l’époux de la mère dans un délai de trois ans, calculé à partir de la date à laquelle le père présumé apprenait que la présomption de paternité ne correspondait pas à la réalité.
4. Ş.M.S. souleva devant le tribunal l’exception de la prescription du droit du requérant d’engager son action : il demanda l’application des articles 54 et 55 du code de la famille (CF) en vigueur lors de sa naissance, selon lesquels le droit de l’époux d’engager une action en contestation de paternité était prescrit dans un délai de trois ans à partir de la naissance de l’enfant. Il ajouta que le requérant avait eu des doutes sur sa paternité tout au long de sa vie et non pas seulement à partir de l’été 2017.
5. Lors de l’audience du 3 juillet 2018, le tribunal de première instance décida de joindre l’exception de la prescription au fond de l’affaire estimant qu’il était nécessaire d’administrer des preuves. Il entendit ensuite les parties et plusieurs témoins qui décrivirent les relations du requérant avec Ş.M.S. dès le plus jeune âge de ce dernier.
6. Par un jugement du 17 septembre 2018, le tribunal de première instance constata la prescription du droit du requérant d’engager l’action en désaveu de paternité. Pour ce faire, il jugea qu’en application de l’article 47 de la loi no 71/2011 relative à la mise en application de la loi no 287/2009 portant sur le NCC, les dispositions invoquées par le requérant étaient applicables aux seuls enfants nés après l’entrée en vigueur du NCC, soit après le 1er octobre 2011. Dès lors, les articles 54 et 55 du CF étaient applicables en l’espèce.
7. Le tribunal jugea ensuite qu’il ressortait des déclarations des témoins que le requérant avait eu des doutes sur la paternité de Ş.M.S. dès sa naissance et que, dans ce contexte, le requérant avait eu à sa disposition l’action en désaveu de paternité qu’il aurait pu engager dans un délai de trois ans à partir de la naissance de l’enfant, action qu’il n’avait pas utilisée. Le tribunal ajouta qu’en l’espèce, le requérant n’avait pas prouvé avoir eu un empêchement pour engager l’action en désaveu de paternité dans le délai légal requis.
8. Le tribunal de première instance rappela enfin que le droit d’accès à un tribunal n’était pas absolu et que l’institution de la prescription visait en l’espèce à protéger le droit à la vie privée et les intérêts de l’enfant ainsi que la sécurité juridique.
9. Sur recours du requérant, par un arrêt définitif du 15 février 2019, le tribunal départemental de Satu Mare confirma le bien-fondé du jugement rendu en première instance.
APPRÉCIATION DE LA COUR
- Sur le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention
10. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant allègue qu’il ne bénéficiait pas en droit interne d’un accès à un tribunal pour contester sa paternité à l’égard de Ş.M.S. en raison du délai prévu dans le CF pour engager l’action en désaveu de paternité. Il affirme que ce n’était qu’en 2017 qu’il avait eu la certitude de l’absence de lien biologique entre lui et l’enfant et qu’à ce moment-là, son droit à l’action était déjà prescrit.
11. La Cour observe à titre liminaire que l’action en désaveu de paternité porte sur un aspect de la « vie privée » de l’intéressé (voir İyilik c. Turquie, no 2899/05, § 23, 6 décembre 2011) et que de ce seul fait, elle a un caractère « civil » (Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 76, 12 janvier 2006). Dès lors, l’article 6 de la Convention est applicable en l’espèce.
12. Elle renvoie ensuite aux principes bien établis en matière du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention tels qu’ils se trouvent exposés, pour la règle générale, dans l’affaire Stanev c. Bulgarie ([GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012) et, s’agissant plus particulièrement des règles relatives aux délais pour engager une action en justice, dans les affaires Mizzi (précitée, § 83) et Waite et Kennedy c. Allemagne ([GC], no 26083/94, § 64, CEDH 1999‑I).
13. En l’espèce, les juridictions nationales ont rejeté, pour cause de prescription, l’action en désaveu de paternité du requérant (paragraphes 6-7 ci-dessus).
14. La Cour marque son accord avec les juridictions internes (paragraphe 8 ci-dessus) et estime qu’une telle limitation du droit du requérant d’accès à un tribunal visait à garantir la bonne administration de la justice, le respect du principe de la sécurité juridique et la protection des intérêts de l’enfant.
15. Pour ce qui est du rapport de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, il est à noter d’abord que les décisions des juridictions internes étaient fondées sur des preuves produites et débattues devant elles par les parties. Ainsi, après avoir instruit ces preuves, les juridictions ont été unanimes à considérer que le requérant avait eu des doutes sur la paternité de Ş.M.S. dès la naissance de l’enfant et non à partir de 2017. En outre, le tribunal de première instance a recherché si, toutefois, il y avait des raisons impérieuses justifiant une relève de forclusion et la réouverture, le cas échéant, du droit pour le requérant d’engager une action en désaveu de paternité. Concluant à l’absence d’empêchements indépendants de la volonté du requérant pour engager l’action en désaveu de paternité dans le délai légal, le tribunal a jugé qu’il ne pouvait pas y avoir relevé de forclusion.
16. La Cour estime qu’aucun élément dans le dossier ne lui permet de conclure que la procédure devant les tribunaux internes a été entachée d’arbitraire ou que les conclusions auxquelles ils ont abouti étaient manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).
17. Dès lors, la limitation appliquée en l’espèce ne peut être considérée comme ayant restreint l’accès du requérant à un tribunal d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même.
18. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
- Sur le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention
19. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint que le rejet de son action l’a empêché de faire établir en justice le fait qu’il n’était pas le père de Ş.M.S., né pendant son mariage.
20. La Cour rappelle avoir déjà jugé, dans plusieurs affaires relatives à des présomptions légales de paternité, qu’une situation dans laquelle les requérants n’avaient jamais eu la possibilité de faire prévaloir la réalité biologique sur une présomption légale de paternité n’était pas compatible avec l’obligation de garantir le respect effectif de la vie privée et familiale (Mizzi, précité, § 113, et Shofman c. Russie, no 74826/01, § 45, 24 novembre 2005).
21. Toutefois, ce n’est pas le cas en l’espèce, puisqu’il ressort des faits établis par les juridictions internes sur la base de preuves non contestées par le requérant, que ce dernier, ayant eu des doutes sur la paternité dès la naissance de l’enfant (voir, mutatis mutandis, B.H. c. Autriche, no 19345/92, décision de la Commission du 14 octobre 1992, non publiée, et, a contrario, Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, § 45, CEDH 2006‑XI (extraits)), aurait pu engager une action en désaveu de paternité (voir, par exemple, Mirceski c. l’Ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 20958/06, 10 mars 2009) et ce, dans le délai légal de trois ans à partir de la naissance de l’enfant (paragraphe 7 ci-dessus). Cela lui aurait permis, contrairement à la situation d’autres requérants dans des affaires examinées par la Cour (voir Shofman, précité, § 45, Mizzi, précité, § 114, et Ostace c. Roumanie, no 12547/06, § 43, 25 février 2014) de clarifier tous les aspects juridiques concernant la paternité de l’enfant. Par ailleurs, en l’espèce, bien que majeur, Ş.M.S. s’était opposé à l’action en désaveu de paternité (voir, a contrario, Paulík, précité, § 46). De surcroît, les tribunaux internes ont mis en avance l’intérêt de la société à faire respecter les délais mis en place par le législateur pour l’exercice de droits procéduraux (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour rappelle enfin sa conclusion sur le terrain de l’article 6 de la Convention (paragraphes 14 à 16 ci-dessus).
22. Dès lors, eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’en rejetant l’action du requérant de la sorte, en application des dispositions légales pertinentes, les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en présence et n’ont pas méconnu le droit du requérant au respect de sa vie privée (Yildirim c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999).
23. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 7 juillet 2022.
Crina Kaufman Yonko Grozev
Greffière adjointe f.f. Président