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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
24.5.2022
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE PRETORIAN c. ROUMANIE

(Requête no 45014/16)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation civile d’un journaliste dans la presse écrite pour avoir publié un article visant un homme politique • Motifs pertinents et suffisants • Mise en balance des droits concurrents dans le respect de la jurisprudence de la Cour

STRASBOURG

24 mai 2022

DÉFINITIF

24/08/2022

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Pretorian c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 45014/16) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Cosmin-Adrian Pretorian (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 25 juillet 2016,

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 janvier et 3 mai 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la condamnation civile dont le requérant, journaliste dans la presse écrite, a fait l’objet pour avoir publié un article visant un homme politique. Le requérant invoque l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1976 et réside à Craiova. Il a été représenté par Me R. Socoteanu, avocat à Craiova.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agents, en dernier lieu Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

  1. LES ARTICLES LITIGIEUX

4. Le 9 avril 2014, le requérant, journaliste et rédacteur en chef au journal hebdomadaire régional Indiscret în Oltenia, publia un article concernant H.B. Celui-ci avait été président de la branche locale du parti libéral et, de 2004 à 2008, député au Parlement roumain. Il avait également exercé la fonction de conseiller dans plusieurs ministères, dont le ministère des Transports. Après avoir quitté ce dernier poste, il avait demandé sa réintégration dans la branche locale du parti libéral.

5. L’article, accompagné de la photo de H.B., était intitulé « Allô ! La fourrière ? Attrapez le chien errant libéral ! » (Alo ! Hingherii ? Prindeti maidanezul liberal !). Il fut également publié dans l’édition en ligne du journal.

6. La partie pertinente en l’espèce de cet article se lisait comme suit :

« Depuis quelque temps, dans les ruelles poussiéreuses de notre petite ville de province, rôde un chien errant politique. Chassé de la capitale, où il avait trouvé sa tanière (ogeac) aux pieds d’une ministre qui, de temps en temps, lui jetait sous la table un os à ronger, le chien errant s’est réfugié dans les tavernes locales. Attablé ou écroulé par terre, le cabot vide des bouteilles de bière pour se donner du courage et rêve à son avenir glorieux en bavant abondamment. Dans son imagination, déjà assez pauvre, il se revoit en chef de la meute libérale. Il pense que ce poste lui est dû et, étonnamment, il a même échafaudé un plan. Il se jettera sur le dos du chef de la meute libérale et lui mordra la cheville au premier obstacle sur lequel ce dernier trébuchera (...) »

7. Dans le numéro du 30 avril 2014 du journal, H.B. publia une lettre en vertu de son droit de réponse à l’article susmentionné.

8. Dans le même numéro et sur la même page, le requérant publia un second article intitulé « Casse-toi, Ta Majesté B. ! » (Hai sictir, Măria Ta B.). Il fut également publié dans l’édition en ligne du journal.

9. La partie pertinente en l’espèce de ce dernier article se lisait comme suit :

« Gravement atteint dans son orgueil et s’estimant souillé par de la [m***] de la tête aux pieds, Sa Majesté H.B., conseiller éphémère de la ministre des Transports R.M., a daigné nous faire part de sa réponse. Honneur à Sa Majesté pour son courage et son esprit combatif ! Nous l’attendons également au tribunal, ne serait-ce que parce qu’un clown a besoin d’un large public pour se sentir accompli professionnellement. Parce que Monseigneur s’est senti offensé et calomnié par mon article, je lui dois humblement quelques explications. Il le mérite : l’égalité des chances s’applique aussi aux personnes souffrant de certaines déficiences (...)

Commençons par le mot ogeac [tanière] (...) Sa Majesté libérale s’est sentie offensée par l’emploi de ce mot (...) Monseigneur a vite feuilleté le dictionnaire et parce qu’il s’agit d’une ministre il a déduit que je parlais d’un bordel. Sincèrement, quand j’ai écrit l’article, je n’ai pas pensé qu’il pouvait regarder sous la jupe de la dame, pas plus que je ne le soupçonne aujourd’hui d’être onaniste (...) Le dictionnaire donne d’autres définitions du mot ogeac : foyer, famille, ensemble de personnes vivant dans une maison, logement.

Il est vrai qu’un bordel pourrait être un lieu plus facilement reconnaissable par l’ancien conseiller – ou peut-être Sa Majesté a-t-elle quelque chose à se reprocher – mais je n’y suis pour rien (...)

Sa Majesté B. s’est sentie offensée par les termes « vide des bouteilles de bière pour se donner du courage » et « rêve à son avenir glorieux en bavant abondamment ». Je me dois de les lui expliquer (...)

La qualité de buveur de bières de Sa Majesté est ancienne et notoirement connue. Je ne dis pas que Monseigneur soit un ivrogne, quoique nombre de ses connaissances puissent affirmer le contraire. Non, surtout pas ! Je n’irai pas aussi loin ... Il est vrai que par le passé la bière lui a fait perdre des nuits dans les tavernes (...) et prendre le volant dans un état un peu spécial, mais c’était il y a fort longtemps, et je crois que, miraculeusement, le comportement de sa Majesté a changé (...)

Quant au courage, il t’en faut beaucoup pour oser demander à tes anciens collègues, que tu as insultés pendant plusieurs années, de t’accepter de nouveau parmi eux (...)

Je suis curieux de savoir, Monseigneur, si le matin quand tu te regardes dans le miroir, tu n’as pas honte ? Moi, à ta place, j’aurais honte, Monseigneur ! J’assume mes écrits et je n’efface pas en fonction des amitiés politiques de circonstance les messages que j’ai postés sur Facebook ou sur mon blog personnel ! Tu es un lâche et quand ça t’arrange, tu censures tes propres opinions. L’os à ronger que tu feins d’ignorer n’y est probablement pas pour rien. »

  1. L’Action en diffamation introduite par H.B.
    1. La procédure de première instance

10. H.B. saisit le tribunal de première instance de Craiova (ci-après, « le tribunal de première instance ») d’une action civile en diffamation contre le requérant à raison des propos que ce dernier avait tenus dans les deux articles.

11. Il soutenait que, dans le premier article (paragraphes 5 et 6 ci-dessus), le requérant avait proféré des injures qui outrepassaient les limites de la liberté d’expression. Il alléguait que les expressions « chien errant politique » et « chien errant libéral », ainsi que les allusions à connotation sexuelle, comme l’emploi du mot ogeac, qui, selon lui, désignait une maison close, portaient atteinte à son droit à l’image et à sa dignité.

12. Il ajoutait que dans le second article (paragraphes 8 et 9 ci-dessus), le requérant avait continué à l’insulter et à l’accuser, sans aucune preuve, de se conduire de manière immorale et de consommer trop d’alcool, et même d’avoir pris le volant en étant sous l’empreinte de l’alcool.

13. Le requérant demanda le rejet de l’action, soutenant que le demandeur était un homme politique connu et que, par conséquent, les limites de la liberté d’expression étaient plus larges en ce qui le concernait que celles applicables à de simples particuliers et une certaine dose d’exagération ou de provocation était possible.

14. Il arguait que le premier article était un pamphlet à caractère humoristique et que son intention lorsqu’il avait écrit cet article était de critiquer la pratique de certains hommes politiques, et notamment de H.B., qui consistait à changer de camp en fonction de leurs intérêts personnels. Il expliquait à cet égard que, après avoir été membre de plusieurs partis politiques, H.B. essayait désormais de revenir sur la scène politique locale. Il contestait également avoir employé des termes à connotation sexuelle.

15. Il ajoutait que c’était en toute bonne foi qu’il avait affirmé dans le second article que le penchant de H.B. pour l’alcool était de notoriété publique. Il soutenait que les propos qu’il avait tenus dans cet article visaient uniquement l’activité publique de H.B. et constituaient des jugements de valeur critiques à l’égard du comportement politique de l’intéressé, formulés sur le fondement des opinions exprimées par ce dernier sur les réseaux sociaux et sur son blog.

16. En réplique, H.B. exposa qu’il n’était plus un homme politique puisqu’il n’exerçait plus aucune fonction publique, et que sa demande de réintégration dans la branche locale du parti libéral n’avait toujours pas reçu de réponse. Il reconnaissait avoir été membre de plusieurs partis politiques, mais soutenait que ces changements avaient été motivés par des raisons idéologiques. Il concluait qu’il fallait lui accorder le bénéfice de la protection contre les propos diffamatoires reconnue aux personnes privées.

17. À la demande de H.B., le tribunal de première instance entendit deux témoins. Ceux-ci affirmèrent que les articles litigieux avaient porté atteinte à l’image publique de H.B. et à sa réputation dans différents cercles privés.

18. Le tribunal de première instance entendit également un témoin pour le requérant. Celui-ci était journaliste et collègue de rédaction de l’intéressé. Il déclara qu’il n’avait pas personnellement vu H.B. alcoolisé, mais que son penchant pour l’alcool était connu des journalistes et des hommes politiques locaux. Le requérant versa au dossier plusieurs articles publiés dans la presse locale qui critiquaient de manière virulente l’activité politique de H.B. et qui, pour certains, l’accusaient aussi de boire à l’excès.

19. Le 26 mars 2015, le tribunal de première instance rendit son jugement.

20. En amont de son analyse du fond de l’affaire, le tribunal rappela la jurisprudence de la Cour relative à la protection de la liberté d’expression (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, série A no 103 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999I ; Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, CEDH 2004XI ; Ivanciuc c. Roumanie (déc.), no 18624/03, 8 septembre 2005 ; Petrina c. Roumanie, no 78060/01, 14 octobre 2008 ; Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, CEDH 2012 et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, 7 février 2012). Il souligna que l’article 10 de la Convention protégeait le droit pour les journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’exprimaient de bonne foi, sur la base de faits exacts, et qu’ils fournissaient des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique. Il rappela également que, en l’absence de base factuelle, des jugements de valeur pouvaient se révéler excessifs.

21. Le tribunal estima que, compte tenu en particulier des critères développés par la Cour dans sa jurisprudence, le droit du requérant à la liberté d’expression devait être mis en balance avec le droit de H.B. à la protection de sa vie privée et de sa réputation. Il rappela ces critères, développés dans l’arrêt Von Hannover (no 2), précité, à savoir la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, le comportement antérieur de la personne concernée, ainsi que le contenu, la forme et les répercussions de la publication.

22. Il souligna qu’en vertu de la jurisprudence Axel Springer AG, précité, il convenait d’examiner également le mode d’obtention des informations et leur véracité, ainsi que la gravité de la sanction imposée.

23. Il nota qu’en l’espèce, les articles litigieux portaient sur un débat d’intérêt général concernant l’exercice par le demandeur de fonctions publiques.

24. Sur la question de la notoriété de H.B., le tribunal de première instance constata que celui-ci avait occupé plusieurs fonctions politiques et publiques, tant au niveau local qu’au sein du gouvernement. Il en conclut que H.B. était un personnage public et que, par conséquent, le degré de protection de sa vie privée était réduit.

25. Il estima donc que le public avait le droit d’être informé de certains aspects de la vie privée de H.B., dans le respect toutefois du critère de proportionnalité, et à condition que les informations publiées ne concernent pas exclusivement sa vie privée.

26. Examinant les propos du requérant, il estima en particulier que les termes et expressions « chien errant politique », « chien errant libéral », « chef de meute libérale », « clown », « rêve à son avenir glorieux en bavant abondamment », « tanière aux pieds d’une ministre qui (...) lui jetait sous la table un os à ronger », « lâche » et « personnes souffrant de certaines déficiences » ne concernaient pas un sujet d’intérêt public, mais visaient uniquement à insulter H.B.

27. Le tribunal en conclut que le requérant avait formulé des jugements de valeur dépourvus de base factuelle et employé des termes grossiers. Il considéra donc que ces propos ne bénéficiaient pas de la protection de l’article 10 de la Convention.

28. Sur la question du comportement antérieur du demandeur, il nota qu’il n’y avait eu de la part de H.B. aucune provocation susceptible de justifier l’attaque dont il avait fait l’objet.

29. Il considéra que c’était au contraire le requérant qui avait eu recours à la provocation, en répétant ses propos diffamatoires dans le second article (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

30. Il estima que plusieurs passages de cet article (« parce qu’il s’agit d’une ministre il en a déduit que je parlais d’un bordel », « je n’ai pas pensé qu’il pouvait regarder sous la jupe de la dame », « je ne le soupçonne [pas] d’être onaniste », « il est vrai qu’un bordel pourrait être un lieu plus facilement reconnaissable par l’ancien conseiller » et « par le passé, la bière lui a fait perdre des nuits dans des tavernes (...) et prendre le volant dans un état un peu spécial ») portaient atteinte à la vie privée du demandeur.

31. Il écarta l’argument du requérant consistant à dire que ces articles étaient satiriques. Il rappela que le requérant était journaliste et non humoriste, et qu’un pamphlet critiquait en principe les traits de caractère d’une personne, et non son aspect physique ou sa vie privée.

32. Quant au différend entre les parties sur l’interprétation de certains mots, le tribunal de première instance estima que le sens à donner à ces mots était celui que percevrait un « observateur raisonnable à la lumière de l’ensemble du contenu des articles ».

33. Il écarta également l’argument du requérant qui consistait à dire qu’il avait critiqué uniquement le comportement public de H.B. Il considéra qu’en l’espèce la vie privée de H.B. ne pouvait être complètement dissociée de sa vie publique.

34. Enfin, en ce qui concernait la sévérité de la sanction, le tribunal de première instance précisa que le montant des dommages et intérêts devait tenir compte tenu de plusieurs éléments, notamment la gravité de l’atteinte portée à la vie privée et à la réputation de H.B., le grand nombre de lecteurs qui avaient pu prendre connaissance des propos diffamatoires publiés également dans la version en ligne du journal, la répétition de ces propos, le fait que le requérant était rédacteur en chef et, partant, astreint à un respect plus rigoureux de l’éthique et de la déontologie professionnelles, et les témoignages selon lesquels le demandeur avait subi en raison de la publication des articles des désagréments dans sa vie publique et privée (paragraphe 17 ci-dessus).

35. Au vu de ces considérations, le tribunal accueillit partiellement l’action de H.B. et condamna le requérant à lui verser 15 000 lei roumains (RON), soit environ 3 200 euros (EUR) au taux de change en vigueur à l’époque des faits, en réparation du préjudice moral qu’il lui avait causé. Il ordonna également la publication de la décision dans le journal Indiscret în Oltenia.

  1. L’appel du requérant

36. Le requérant interjeta appel. Il plaidait la bonne foi et alléguait que dans le cadre de l’exercice de la liberté de la presse dans le domaine politique, une dose d’exagération et de provocation était admise.

37. Il soutenait que ses propos avaient une base factuelle et qu’ils avaient été confirmés par son témoin (paragraphe 18 ci-dessus). Il répétait que l’activité publique de H.B. et son penchant excessif pour l’alcool avaient déjà fait l’objet de critiques virulentes dans la presse.

38. Il plaidait également que la sanction qui lui avait été infligée était disproportionnée. Il arguait sur ce point que le montant des dommages et intérêts qu’il avait été condamné à verser était égal à environ quinze mois de salaire minimum et était sans commune mesure avec le préjudice moral allégué. Il soutenait que ce montant élevé était susceptible de dissuader à l’avenir les journalistes de critiquer les hommes politiques.

39. H.B. demandait pour sa part le rejet de l’appel. Il répétait les arguments qu’il avait avancés en première instance (paragraphes 11 et 12 cidessus).

40. Par un arrêt définitif du 25 janvier 2016, le tribunal départemental de Dolj (ci-après, « le tribunal départemental ») rejeta l’appel.

41. Sur la question de la dose d’exagération et de provocation admissible, le tribunal départemental nota que l’argument du requérant avait été examiné par les juges de première instance, qui l’avaient rejeté au motif que les termes employés par l’intéressé étaient excessifs.

42. Il considéra que contrairement à ce qu’il affirmait, le requérant n’était pas de bonne foi. Il souligna que la bonne foi impliquait « la véridicité de l’information, un positionnement politique honnête et une certaine élégance stylistique ». Or, en l’espèce, estima-t-il, les deux articles constituaient « une vengeance personnelle relevant du scandale et rédigée en des termes moqueurs et insultants ». En agissant ainsi, le requérant s’était placé en dehors de la sphère de la protection de la liberté d’expression.

43. Le tribunal départemental écarta également la déclaration du témoin du requérant (paragraphes 18 et 37 ci-dessus), ce témoin ayant indiqué qu’il n’avait pas personnellement vu H.B. consommer de l’alcool.

44. Enfin, il nota que les juges de première instance avaient expliqué les raisons qui justifiaient le montant des dommages et intérêts qu’ils avaient accordés à H.B. (paragraphe 34 ci-dessus). Il ajouta que la réparation du préjudice ne pouvait pas être limitée à un montant symbolique, mais devait offrir une satisfaction morale au demandeur compte tenu de la gravité des propos qui avaient été tenus et du droit à protéger.

45. À la demande de H.B., un huissier de justice engagea une procédure d’exécution forcée pour le paiement des dommages et intérêts.

46. En juin 2017, les actions que le requérant détenait dans la société éditrice du journal firent l’objet d’une saisie conservatoire. En octobre 2018, l’huissier saisit sur le compte bancaire du requérant la somme de 3 638 RON, soit environ 780 EUR.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

47. Les dispositions du code civil roumain pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

Article 1357

« 1. Quiconque cause un préjudice à autrui par un fait illicite fautif est tenu de le réparer.

2. L’auteur d’un préjudice répond même de sa faute non intentionnelle la plus légère. »

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

48. Le requérant allègue qu’en le condamnant pour avoir publié les deux articles litigieux, les juridictions internes ont porté atteinte à son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention.

Cette disposition se lit comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté (...) de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

  1. Sur la recevabilité

49. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Arguments des parties

a) Le requérant

50. Le requérant considère que ses articles contribuaient à un débat d’intérêt public concernant la moralité des hommes politiques. Il estime que, compte tenu des fonctions exercées par H.B., les limites de la critique admissible étaient plus larges à son égard que celles applicables à de simples particuliers, et autorisaient une dose de provocation et d’exagération.

51. Il soutient que ses propos avaient une base factuelle, à savoir, d’une part, l’intention de H.B. de revenir sur la scène politique locale après avoir été membre de plusieurs partis politiques et, d’autre part, son penchant de notoriété publique pour l’alcool.

52. Quant au langage utilisé dans les articles, il soutient qu’il est spécifique au style pamphlétaire et satirique. Il argue que les expressions qu’il a employées ne devaient pas être lues de manière isolée mais interprétées à la lumière de l’ensemble du texte. Il explique qu’une telle lecture globale permet de comprendre que ces expressions avaient un sens métaphorique et n’avaient pour but que de critiquer l’activité et le comportement publics de H.B.

53. Enfin, il estime que la sanction qui lui a été infligée est excessivement sévère et que le montant élevé des dommages et intérêts qu’il a été condamné à verser est de nature à décourager la presse de critiquer le comportement des hommes politiques.

b) Le Gouvernement

54. Le Gouvernement estime que les juridictions internes ont dûment mis en balance les intérêts en jeu et que leurs décisions étaient suffisamment motivées, conformément à la jurisprudence de la Cour.

55. Il soutient que le requérant n’a pas établi la vérité de ses affirmations ni prouvé l’existence d’une base factuelle suffisante et affirme que ses propos ne sauraient être considérés des jugements de valeur mais étaient tout simplement injurieux.

56. Il estime que le requérant n’a pas critiqué l’activité publique de H.B. mais l’a attaqué personnellement sur des aspects qui relevaient de sa vie privée, en des termes abusifs et injurieux. Il considère que l’utilisation de ces expressions injurieuses et l’absence de base factuelle démontrent la mauvaise foi du requérant.

57. Il estime qu’au vu de la gravité de l’attaque et de ses conséquences sur la réputation et la vie privée de H.B., le montant des dommages et intérêts que le requérant a été condamné à verser n’était pas disproportionné.

  1. Appréciation de la Cour

a) Sur la légalité de l’ingérence et la légitimité du but visé

58. La Cour note que les parties conviennent que la condamnation du requérant par les juridictions civiles pour atteinte à la vie privée et à la réputation de H.B. s’analyse en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression.

59. Elle constate que cette ingérence était prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 1357 du code civil (paragraphe 47 ci-dessus), et qu’elle visait à protéger l’honneur et la vie privée de H.B. Elle poursuivait donc le but légitime que constitue « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Il reste donc à déterminer si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

b) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

  1. Les principes généraux

60. Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions des juridictions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considération la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradictoires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière. La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’évaluation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention. Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier un constat de violation de l’article 10 (Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 24, 17 avril 2018, et la jurisprudence y citée).

61. La Cour a exposé dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108113, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 83 et 89-95, 7 février 2012) les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention.

62. Elle a ainsi rappelé que, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Elle a ensuite posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, parmi lesquels, notamment, la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée.

63. Si les juridictions internes ont examiné les faits avec soin, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes applicables en matière de protection des droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et l’intérêt général dans le cas d’espèce, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des judiciaires internes (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 139, CEDH 2015, voir également, Von Hannover (no 2), précité, § 107 et Axel Springer, précité, § 88).

64. La Cour rappelle également la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos, étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, avec des références ultérieures).

  1. Application de ces principes en l’espèce

65. Se tournant vers les faits de la présente affaire, la Cour note que le requérant a été condamné à verser à H.B. des dommages et intérêts pour préjudice moral en raison de la publication de deux articles dans l’hebdomadaire Indiscret în Oltenia, dont il était le rédacteur en chef (paragraphes 5-6 et 8-9 ci-dessus).

66. Elle constate d’emblée qu’eu égard aux critiques virulentes formulées dans les deux articles litigieux, l’attaque qui visait H.B. a atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8 de la Convention.

67. La Cour observe ensuite que le tribunal de première instance a mis en balance les intérêts concurrents en jeu en se référant à sa jurisprudence (paragraphe 21 ci-dessus), et qu’il a tranché en faveur de H.B. au motif que certains des propos tenus dans les articles étaient excessifs et portaient atteinte à sa vie privée, à son honneur et à sa réputation (paragraphes 26 et 30 ci-dessus). Ces conclusions ont été confirmé en appel par le tribunal départemental (paragraphe 42 ci-dessus).

68. Elle a donc pour rôle en l’espèce de vérifier si les juridictions internes ont accompli leur tâche de manière adéquate, conformément aux critères qu’elle a énoncés dans sa jurisprudence (voir notamment les paragraphes 62 et 63 ci-dessus).

69. La Cour note, comme le tribunal de première instance (paragraphe 23 ci-dessus), que les deux articles litigieux concernaient un thème d’intérêt général, à savoir l’exercice de fonctions publiques par H.B., ce dernier étant un personnage public connu sur la scène politique locale (paragraphe 24 cidessus).

70. Elle rappelle que la liberté d’expression autorise les journalistes, dans le contexte d’un débat public, à recourir à une certaine dose d’exagération ou de provocation, voire de rudesse. Si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos 1759/08 et 2 autres, §§ 77 et 79, 30 octobre 2018).

71. La Cour relève ensuite que les juridictions internes et en particulier le tribunal de première instance ont examiné minutieusement les propos du requérant au regard des critères qu’elle-même a posés dans sa jurisprudence pertinente en la matière (paragraphes 20-22 ci-dessus).

72. Se penchant sur la nature de ces propos (paragraphes 26 et 30 cidessus), le tribunal de première instance a jugé que le requérant avait formulé des jugements de valeur dépourvus de base factuelle et employé des termes grossiers, et que ces propos ne bénéficiaient donc pas de la protection de l’article 10 de la Convention (paragraphe 27 ci-dessus).

73. La Cour note que ce tribunal a reproché au requérant d’avoir tenus des propos qui ne constituent pas, contrairement à ce que soutient le requérant, des opinions exprimées de bonne foi sur les qualités morales et professionnelles de H.B. (paragraphes 26 et 30 ci-dessus).

74. S’agissant de l’interprétation et du sens des expressions employées par le requérant (paragraphe 52 ci-dessus), la Cour estime que les tribunaux internes sont mieux placés qu’une juridiction internationale pour apprécier les connotations de ces expressions dans leur contexte national (paragraphe 32 ci-dessus).

75. La Cour note que certaines expressions employées dans le premier article (paragraphe 26 ci-dessus) pourraient se réclamer d’un style satirique qui confère à la liberté d’expression journalistique une protection accrue (mutatis mutandis, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 49, 21 février 2012). Cependant, elle n’aperçoit aucun motif de désapprouver les décisions prises par les tribunaux internes qui ont jugé que les propos utilisés dans le second article et, en particulier, les allusions et les propos sexuels portaient atteinte à la vie privée du plaignant (paragraphe 30 ci-dessus).

76. Par ailleurs, la Cour note que le requérant a colporté une rumeur concernant un éventuel penchant de H.B. pour l’alcool sans entreprendre un minimum de vérifications pour déterminer si cette rumeur avait une base factuelle. Elle constate que les articles publiés auparavant dans la presse et les déclarations du témoin du requérant faisaient état de simples rumeurs qui n’étaient corroborées par aucun élément objectif (paragraphe 18 ci-dessus).

77. Dès lors, elle estime qu’une telle rumeur ne pouvait pas constituer une base factuelle pour les accusations graves et infamantes formulées par le requérant (voir, a contrario, Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 65, série A no 239, et Timpul Info-Magazin et Anghel c. Moldova, no 42864/05, § 36, 27 novembre 2007).

78. Après avoir examiné la nature des propos du requérant, le tribunal de première instance s’est penché sur la question du comportement de la personne concernée. Il a conclu qu’il n’y avait eu de la part de H.B. aucune provocation susceptible de justifier l’attaque dont il avait fait l’objet et que, au contraire, c’était le requérant qui avait eu recours à la provocation (paragraphes 26 et 29 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce constat.

79. Pour ce qui est de la proportionnalité de la sanction, elle note que le tribunal de première instance a expliqué les raisons qui l’ont amené à condamner le requérant à verser des dommages et intérêts, et que le montant de ceux-ci a été établi compte tenu des répercussions qu’avait eues sur la vie privée et publique du plaignant la publication en ligne des articles litigieux (paragraphe 34 ci-dessus).

80. Ces articles ont été largement diffusés puisqu’ils ont été publiés dans la version en ligne du journal (paragraphes 5, 8 et 34 ci-dessus) – ce qui, compte tenu du rôle important que jouent les moteurs de recherche, a potentiellement amplifié l’atteinte portée au droit de H.B. au respect de sa vie privée (Delfi AS, précité, § 133, avec la jurisprudence qui y est citée, et M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018).

81. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer que la sanction infligée est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant (voir, mutatis mutandis, Prunea c. Roumanie, no 47881/11, § 38, 8 janvier 2019).

82. Au vu de ces éléments, la Cour estime que les juridictions internes ont effectué une mise en balance des droits concurrents inspirée des critères établis par sa jurisprudence. En particulier, elles ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour établir que la sanction infligée au requérant était nécessaire dans une société démocratique et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre cette sanction et le but légitime poursuivi. La Cour ne voit donc aucune raison sérieuse pour substituer son avis à celui des juridictions internes (voir la jurisprudence citée au paragraphe 60 ci-dessus).

83. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth Yonko Grozev
Greffière adjointe Président