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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
24.5.2022
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

TROISIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 22514/16
Tatyana Valentinovna PROTSENKO
contre la Russie

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 24 mai 2022 en un comité composé de :

Georgios A. Serghides, président,
Frédéric Krenc,
Mikhail Lobov, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête no 22514/16 contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Tatyana Valentinovna Protsenko (« la requérante ») née en 1967 et résidant à Adishchevo (région de Perm), a saisi la Cour le 14 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement »), représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

OBJET DE l’AFFAIRE

  1. LES FAITS RELATIFS À UN OLÉODUC ET À UNE PARCELLE À PROXIMITÉ DE CELUI-CI

1. Depuis 1962, un oléoduc partiellement souterrain est en service dans la région de Perm (« l’oléoduc »).

2. En 1998, l’administration de la ville de Dobrianka (région de Perm) autorisa la société OAO Oléoducs du Nord-Est (ultérieurement renommée en AO TransNeft Prikamyé ; « TNP »), exploitante et propriétaire de l’oléoduc, de mener des travaux sur une partie de celui-ci passant par le district Krasnosloudski et d’indemniser les propriétaires et usagers des parcelles concernées par ces travaux.

3. En 1999, l’administration de Krasnosloudski conféra à Mme O. le droit de propriété sur une parcelle dans le village d’Adishchevo (« la parcelle »).

4. Par un décret du 24 janvier 2000, l’administration de Krasnosloudski mit à disposition de TNP un terrain de 1,8 hectares dans et en dehors d’Adishchevo, dans le but de mener des travaux sur l’oléoduc et enjoignit à la société de « déplacer » les parcelles affectées par les travaux.

5. À l’issue des travaux, l’axe de l’oléoduc fut modifié. Une partie de la parcelle se retrouva dans la zone protégée (охранная зона).

6. Le 14 août 2000, TNP et Mme O. conclurent une transaction en vertu de laquelle la première versait à la seconde une indemnité pour le préjudice causé par l’impossibilité de construire sur la parcelle du fait du passage de l’oléoduc à proximité immédiate.

7. En 2006, l’administration du district de Dobrianka valida un plan des parcelles affectées par la présence de l’oléoduc, des zones protégées et des zones de distances minimales et des servitudes au profit de TNP. L’administration enjoignit à TNP d’enregistrer toutes ces zones et servitudes au registre unifié des droits immobiliers (« le registre unifié ») et au cadastre d’État.

8. À une date non précisée dans le dossier, mais avant mars 2009, les informations relatives à l’oléoduc furent enregistrées au cadastre d’État. En particulier, certaines parcelles voisines à la parcelle en cause comportaient une mention selon laquelle elles servaient à l’oléoduc (под размещение магистрального нефтепровода). En 2012, TNP fit enregistrer son droit de propriété sur l’oléoduc au registre unifié. En 2013, elle fit inscrire la zone protégée au cadastre.

  1. L’ACQUISITION PAR LA REQUÉRANTE DE LA PARCELLE ET LA CONSTRUCTION SUR CELLE-CI

9. Par un acte sous seing privé du 9 août 2008, Mme O. vendit la parcelle à la requérante. Selon ce contrat, la parcelle était libre de tout droit et prétention des tiers. La requérante enregistra son droit de propriété au registre unifié via une procédure simplifiée – sur présentation du contrat de vente.

10. En mars 2009, elle obtint de l’administration de Krasnosloudski le plan d’urbanisme relatif à sa parcelle, le plan d’occupation des sols sur lequel était mentionnée la présence de l’oléoduc et un permis de construire pour une maison individuelle.

11. Après l’achèvement de la construction d’une maison, l’autorité compétente de l’époque (БТИ) délivra à la requérante un passeport cadastral et un passeport technique de la maison. En septembre 2009, la requérante enregistra son droit de propriété sur la maison au registre unifié via la procédure simplifiée – sur présentation du passeport cadastral et du contrat de vente. Elle fit construire également différentes dépendances sur sa parcelle.

12. En juillet 2011, après avoir procédé au bornage de la parcelle, la requérante la fit inscrire au cadastre d’État.

13. En 2013, les restrictions à l’usage de la parcelle dues à la zone protégée furent portées au cadastre, puis au registre unifié.

  1. LE CONTENTIEUX SUBSÉQUENT

14. En janvier 2015, TNP intenta une action en justice tendant à la démolition des biens de la requérante érigés dans la zone protégée. La requérante fit une action reconventionnelle en demandant de déplacer l’oléoduc.

15. Selon le rapport d’expert désigné par le tribunal, la maison de la requérante se situait à moins de 25 mètres par rapport à l’axe de l’oléoduc.

16. Dans son jugement rendu le 16 juillet 2015, le tribunal du district de Dobrianka se référa aux dispositions suivantes :

- l’article 12 du code civil ;

- les règles de protection des gazoducs et oléoducs instaurant les zones protégées de 25 mètres de chaque côté de l’axe d’une telle installation dangereuse où toute construction et toute activité étaient interdites ;

- le règlement de construction des gazoducs et oléoducs instaurant des zones de distances minimales de 100 mètres entre les axes de telles installations et les habitations ;

- les articles 42 et 56 du code foncier.

17. Le tribunal constata que l’oléoduc existait bien avant l’achat de la parcelle et était visible grâce à des balises (информационные щиты) implantées à Adishchevo tous les 500 mètres le long de son axe, qu’il avait été construit et reconstruit dans le respect des dispositions en vigueur et que la venderesse de la parcelle avait été indemnisée pour tout préjudice découlant de la proximité de l’oléoduc. Il estima que les documents autorisant et approuvant la construction de la maison, ainsi que l’absence de l’enregistrement de la zone protégée au moment de l’achat de la parcelle et de la construction de la maison étaient sans pertinence. Le tribunal considéra que les constructions de la requérante violaient les droits de TNP et créaient une menace tant pour l’exploitation de l’oléoduc que pour la vie et la santé des personnes, y compris de la requérante et de sa famille. Enfin, il estima qu’il était loisible à l’intéressée d’intenter une action en réparation de son préjudice.

18. Pour ces motifs, le tribunal fit droit à l’action de TNP, enjoignit à la requérante de rétablir le respect de la zone protégée au moyen de la démolition de la maison et des dépendances situées dans cette zone, et rejeta l’action reconventionnelle.

19. Le 19 décembre 2015, la cour régionale de Perm confirma le jugement en appel en ajoutant une référence à l’article 1065 du code civil comme fondement pour accueillir la demande de TNP.

20. Les pourvois en cassation de la requérante contre le jugement furent rejetés. En particulier, un juge unique de la Cour suprême indiqua que la requérante avait la possibilité de se retourner contre sa venderesse en demandant l’indemnisation du préjudice causé par une dissimulation des informations cruciales relatives à la parcelle – objet de la vente.

21. Par un jugement du 1er décembre 2017, le tribunal du district Indoustrialny (ville de Perm) rejeta l’action en indemnisation formée par la requérante contre TNP et les autorités locales. Il considéra que l’existence de l’oléoduc était bien connue à Adishchevo avant l’achat de la parcelle par l’intéressée grâce aux balises et aux informations régulièrement publiées dans un journal local, et que cette existence avait aussi été reflétée dans le plan d’occupation des sols en 2009, avant la construction de la maison par la requérante. Il conclut que cette dernière, n’ayant pas fait preuve de diligence, avait pris le risque de construire dans la zone protégée. Il tint compte du fait que TNP avait indemnisé Mme O. Les recours de la requérante contre ce jugement furent rejetés.

22. Le 17 mai 2016, le service des huissiers mit fin à l’exécution forcée du jugement du 16 juillet 2015, TNP ayant révoqué le titre exécutoire. Selon les observations des parties communiquées à la Cour en 2021, le jugement ne fut pas exécuté.

23. La requérante se plaint de l’injonction de démolition de ses biens situés dans la zone protégée, en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et de l’article 8 de la Convention.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

24. L’article 12 du code civil décrit les moyens de protection des droits civils, notamment le rétablissement d’une situation préexistante à la violation ou l’ordre de cesser celle-ci.

25. L’article 222 du code civil, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, qualifiait de construction illégale toute installation érigée : a) sur un terrain non attribué selon les modalités prévues par la loi ou non constructible, ou b) sans les autorisations nécessaires, ou c) en violation des normes d’urbanisme et de construction. Il précisait qu’une telle construction devait être démolie aux frais de la personne qui l’avait érigée.

26. Selon l’article 1065 du code civil, intitulé « prévention des violations », une menace de préjudice futur peut fonder une demande en justice tendant à l’interdiction de l’activité créant une telle menace.

27. L’article 37 du code foncier dispose que, lors de la conclusion d’un contrat de vente d’une parcelle de terrain, le vendeur doit communiquer à l’acheteur toutes les informations relatives aux grèvements et aux restrictions à l’usage de celle-ci. L’acheteur peut demander la résolution du contrat de vente et l’indemnisation de tout préjudice subi si le vendeur lui communique sciemment de fausses informations concernant la parcelle.

28. Selon l’article 42 du code foncier, l’usage de terrains doit s’effectuer dans le respect de toutes les dispositions légales et réglementaires relatives à l’urbanisme, à la construction, à l’hygiène, aux normes anti-incendie et autres. Selon l’article 56 du code foncier, les droits fonciers (права на землю) peuvent subir des limitations conformément à la loi ; en particulier, les droits d’usage sont limités dans les zones protégées.

APPRÉCIATION DE LA COUR

29. La maison et les dépendances de la requérante, érigées sur la parcelle, étaient ses « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ainsi que son « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention.

30. La Cour observe que, si les tribunaux n’ont pas formellement qualifié ces bâtisses comme « constructions illégales », au sens de l’article 222 du code civil, ils en ont ordonné la démolition en se fondant sur les règles de protection des gazoducs et oléoducs, les articles 12 et 1065 du code civil, ainsi que sur les articles 42 et 56 du code foncier.

31. Quant à l’assertion de la requérante, non contestée par le Gouvernement, selon laquelle les règles de protection des gazoducs et oléoducs n’ont pas fait l’objet d’une publication officielle, la Cour rappelle que cela n’empêche pas de considérer ces règles accessibles lorsqu’elles ont été portées à la connaissance du public par d’autres moyens (Špaček, s.r.o., c. République tchèque, no 26449/95, §§ 57-60, 9 novembre 1999). En l’espèce, les règles de protection ont fait l’objet d’une large diffusion sans restriction sur internet notamment et étaient aisément accessibles au public.

32. Rappelant qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne, la Cour n’a pas de raisons de considérer que les dispositions précitées combinées, appliquées par les tribunaux dans la présente affaire, ne constituaient pas une base légale suffisante de l’ingérence.

33. L’injonction de démolition poursuivait un but d’intérêt général, à savoir la protection de la vie et de la santé des personnes et la sécurité de l’exploitation de l’oléoduc comme installation dangereuse (Zhidov et autres c. Russie (fond), nos 54490/10 et 3 autres, § 94, 16 octobre 2018).

34. S’agissant de la proportionnalité de l’ingérence, la Cour observe que la zone protégée de l’oléoduc a été reflétée dans les registres officiels (registre unifié et cadastre d’État) seulement en 2012-2013, après la construction de la maison par la requérante. Les autorités locales, nécessairement informées de la présence de l’oléoduc, ont délivré à la requérante l’autorisation de construction dans la zone protégée. Cette attitude peut sembler peu cohérente.

35. Par ailleurs, les autorités fédérales – du cadastre et de l’enregistrement immobilier – n’ont relevé aucun problème relatif à la proximité de l’oléoduc par rapport aux biens de la requérante. Néanmoins, la première de ces autorités ne pouvait émettre aucune objection à l’inscription au cadastre de la parcelle arpentée par la requérante, tandis que l’enregistrement du droit de propriété immobilière par la deuxième de ces autorités, via la procédure simplifiée et sans la possibilité pour elle de vérifier si le bien immobilier se situe dans une zone protégée, ne constitue pas en soi un manquement d’agir en temps utile et avec cohérence (Zhidov et autres c. Russie (fond), précité, §§ 100-103).

36. Qui plus est, la Cour n’a pas de raisons de remettre en cause l’appréciation des juridictions internes déniant à la requérante le bénéfice de la bonne foi, dès lors qu’elle était censée être au courant de l’existence de l’oléoduc dans le village d’Adishchevo, à proximité immédiate par rapport à la parcelle.

37. En effet, non seulement la requérante a acheté la parcelle en cause à une personne qui savait pertinemment que l’usage de celle-ci était limité en raison du passage de l’oléoduc, mais encore que la présence de l’oléoduc était visible dans le plan d’occupation des sols, utilisé par la requérante avant la construction, et grâce aux balises et aux informations publiées dans le journal local (voir, pour une situation similaire, Zhidov et autres (fond), précité, §§ 115-116, et Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 34, 17 décembre 2019).

38. Par ailleurs, la requérante disposait de la possibilité de se retourner, sur le fondement de l’article 37 du code foncier, contre Mme O. qui lui a vendu la parcelle litigieuse en connaissance de cause.

39. Enfin, la Cour constate que le titre exécutoire du jugement a été révoqué, que les biens de la requérante n’ont pas été démolis et qu’il n’a pas été prouvé que le titre de propriété de l’intéressée a été rayé du registre unifié ni qu’elle a été empêchée en pratique de jouir de ses biens et de son domicile.

40. Il s’ensuit que l’injonction de démolition n’a pas fait peser sur la requérante une charge disproportionnée. Partant, le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention. La même conclusion s’impose concernant le grief tiré de l’article 8 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 16 juin 2022.

Olga Chernishova Georgios A. Serghides
Greffière adjointe Président