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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 22154/18
Brigitte PATUREL
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 19 mai 2022 en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Lətif Hüseynov,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 22154/18 contre la France et dont une ressortissante de cet État, Mme Brigitte Paturel (« la requérante ») née en 1953 et résidant à Cherrueix, représentée par M. C. Paturel, avocat au Vivier sur Mer, a saisi la Cour le 3 mai 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requérante appartient au mouvement religieux des témoins de Jéhovah. Assistante familiale agréée pour l’accueil d’enfants, employée depuis 2004 par le conseil départemental de l’Eure (ci-après « le département »), elle fut licenciée à trois reprises entre 2006 et 2011. Sous l’angle des articles 8 et 9 de la Convention, pris seuls et combinés avec l’article 14 de la Convention, la requérante allègue que ses licenciements ont été motivés par son appartenance religieuse. Elle soutient également que la procédure administrative et la procédure pénale qu’elle a engagées à l’issue de son dernier licenciement n’ont pas été équitables, contrevenant ainsi à l’article 6 de la Convention.
2. Le 4 août 2006, la requérante reçut un courrier du département l’informant qu’il avait appris son appartenance religieuse et qu’une évaluation de ses conditions d’accueil devait être menée. Au même moment, elle fit l’objet d’un arrêt de travail pour maladie. Les enfants qu’elle accueillait lui furent donc retirés. A la même période, elle déménagea dans un logement de plus petite taille et demanda la réduction de son agrément à une seule place.
3. L’évaluation annoncée fut menée quelques mois plus tard, après que son arrêt de travail avait pris fin. Le département nota à cette occasion la capacité de la requérante « à faire la part des choses entre ses convictions religieuses personnelles et les besoins nécessaires au bon développement bio-psycho-social de l’enfant », mais émit des réserves quant à son aptitude réelle à offrir un cadre d’accueil satisfaisant, après avoir relevé notamment une carence dans le suivi médical d’un enfant. Une mention relative à son appartenance religieuse fut apposée dans son dossier administratif.
4. Aucun enfant ne lui ayant été confié pendant quatre mois consécutifs, elle fut licenciée le 20 avril 2007, en application de l’article L. 423-32 du Code de l’action sociale et des familles (CASF), aux termes duquel « l’employeur qui n’a pas d’enfant à confier à un assistant familial pendant une durée de quatre mois consécutifs est tenu de recommencer à verser la totalité du salaire à l’issue de cette période s’il ne procède pas au licenciement de l’assistant familial fondé sur cette absence d’enfants à lui confier ».
5. La requérante contesta son licenciement devant le tribunal administratif de Rouen. Le 6 novembre 2007, elle conclut avec son employeur un protocole d’accord prévoyant sa réintégration dans ses fonctions et la disparition de son dossier des mentions afférentes à son appartenance religieuse, à condition qu’elle abandonne la procédure engagée. En conséquence, la requérante se désista de la procédure.
6. En 2008, elle fut licenciée une deuxième fois en application de l’article L. 423-32 du CASF. Le tribunal administratif annula ce licenciement pour insuffisance de motivation et fit injonction au département de la réintégrer.
7. En 2009, la requérante déménagea en Ardèche.
8. En 2010, elle fut réintégrée dans les effectifs du département. L’accueil d’un adolescent venant de l’Eure, mais justifiant un éloignement géographique, lui fut proposé. Elle refusa d’accueillir cet adolescent en raison de son profil. Le département ne lui proposa plus d’enfant à accueillir.
9. En 2011, elle fut licenciée une troisième fois, sur la même base légale que les licenciements précédents. La requérante demanda au tribunal administratif de condamner le département à lui verser certaines sommes en réparation des préjudices qu’elle estimait avoir subi du fait de ses licenciements.
10. Le 24 février 2015, le tribunal administratif rejeta le recours de la requérante, ne relevant de manière globale aucune discrimination liée à son appartenance religieuse de la part de son employeur. Le 17 août 2017, la cour administrative d’appel de Douai rejeta sa requête, considérant que le département ne lui avait pas confié d’enfant pour des raisons objectives tenant notamment à son congé pour maladie, aux caractéristiques de son logement, à l’éloignement de son dernier domicile et au refus qu’elle avait opposé à l’ultime offre qui lui avait été faite, fût-ce pour des raisons légitimes. Par une décision du 24 avril 2018, le Conseil d’État déclara son pourvoi non admis.
11. En parallèle de la procédure administrative, la requérante déposa une plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction du tribunal de grande instance d’Évreux pour discrimination religieuse et harcèlement moral. Le 3 novembre 2015, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu. Le 31 mars 2016, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rouen ordonna un supplément d’information puis, le 28 décembre 2017, elle confirma l’ordonnance de non-lieu, considérant notamment que la requérante n’avait pas subi de traitement défavorable. Par une décision du 27 novembre 2018, le pourvoi de la requérante fut déclaré non admis par la Cour de cassation.
L’APPRÉCIATION DE LA COUR
- SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DES ARTICLES 8 ET 9 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 14
12. La Cour estime que les doléances de la requérante doivent être examinées uniquement sur le terrain de l’article 9 de la Convention (voir, en ce sens l’arrêt Ivanova c. Bulgarie, no 52435/99, §§ 80 et 92, 12 avril 2007 et également Alexandridis c. Grèce, no 19516/06, § 21, 21 février 2008).
13. La Cour renvoie aux principes généraux en la matière (voir notamment Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et Ivanova, précité, §§ 77 à 79).
14. Elle rappelle également que le libre exercice du droit à la liberté de religion des témoins de Jéhovah est protégé par l’article 9 de la Convention (voir notamment l’arrêt Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 98, 31 juillet 2008) sauf dérives (Kokkinakis, précité, § 48).
15. Par ailleurs, dans l’arrêt Ivanova, précité, § 80, la Cour a rappelé que dans le contexte de griefs relatifs à un licenciement formulés sous l’angle de l’article 9 de la Convention, la Commission a dit à plusieurs occasions que le fait d’exercer des pressions sur un individu pour l’amener à changer ses convictions religieuses ou pour l’empêcher de les manifester constituerait une ingérence contraire audit article (Knudsen c. Norvège, no 11045/84, décision de la Commission du 8 mars 1985, et Konttinen c. Finlande, no 24949/94, décision de la Commission du 3 décembre 1996).
16. La question soulevée par la présente espèce est celle de savoir s’il a été mis fin aux contrats de travail de la requérante en raison de son appartenance religieuse, ou plus précisément si le fait que le département ne lui ait pas confié d’enfant pendant des périodes de quatre mois était lié à son appartenance religieuse (voir, mutatis mutandis, Ivanova, précité, § 81, et Sodan c. Turquie, no 18650/05, § 44, 2 février 2016).
17. Tout d’abord, il convient de noter que le département n’a jamais reproché à la requérante son appartenance religieuse, même s’il s’est interrogé, lorsqu’il en a eu connaissance, sur la compatibilité de celle-ci avec l’exercice de ses fonctions d’assistante familiale.
18. Certes, une mention sur l’appartenance religieuse de la requérante a été apposée à son dossier administratif (voir paragraphe 3 ci-dessus), mais la Cour note qu’elle a été retirée à la suite d’un protocole d’accord que la requérante a signé et que cette dernière s’est, en conséquence, désistée de l’instance qu’elle avait engagée (voir paragraphe 5 ci-dessus).
19. Ensuite, si la Cour constate que le département a émis des doutes sur les compétences professionnelles de la requérante sans jamais formellement lui reprocher de manquements (voir paragraphe 3 ci-dessus), il ressort des nombreuses pièces des procédures internes que c’est la combinaison de circonstances propres à la situation de la requérante (arrêt pour maladie, demande de réduction d’agrément lié à un changement de logement, déménagement dans un département éloigné, refus d’accueil) qui a été à l’origine de périodes sans accueil de quatre mois, et, donc, de ses licenciements.
20. En effet, aussi bien le tribunal administratif et la cour administrative d’appel à l’occasion du dernier recours formé par la requérante, que les juges d’instruction de premier degré et d’appel, ont jugé, après avoir procédé à un examen attentif et approfondi des trois licenciements de la requérante, dans des décisions détaillées et motivées, que chaque fin de contrat avait été justifiée par des raisons objectives non liées à son appartenance religieuse (voir paragraphes 10 et 11 ci-dessus). La Cour note d’ailleurs, en ce sens, qu’un supplément d’information pénale a été ordonné par le juge d’instruction afin d’approfondir certains points (voir paragraphe 11 ci‑dessus).
21. Prenant en compte les circonstances de l’espèce dans leur globalité, la Cour considère que rien n’indique qu’il existe un lien de causalité entre les licenciements et les convictions de la requérante (voir, a contrario, Ivanova, précité, § 83 et Sodan, précité, § 49)
22. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit de la requérante à la liberté de religion tel que garanti par l’article 9 de la Convention du fait de son licenciement. Elle ne décèle donc aucune apparence de violation du droit de la requérante à la liberté de religion. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
- SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
23. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des dispositions de l’article 6 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 9 juin 2022.
Martina Keller Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe Présidente