Přehled
Rozhodnutí
PREMIÈRE SECTION
DÉCISION
Requête no 81165/17
Anastasios BOUROS et autres
contre la Grèce
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant le 17 novembre 2020 en un comité composé de :
Krzysztof Wojtyczek, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Wennerström, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 27 novembre 2017,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La liste des parties requérantes figure en annexe. Les requérants sont représentés par Mes K. Tsitselikis et A. Nikolopoulou, avocats à Thessalonique.
2. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme O. Patsopoulou, assesseure au Conseil juridique de l’État.
- Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. Les requérants sont la mère (Anna Bourou) ainsi que les oncles et tantes de N.K., un adolescent de 15 ans décédé le 18 novembre 2003 chez lui, après deux jours d’hospitalisation à l’hôpital général « H. » de Messolongi. Ils sont les enfants de Mme Eleni Bouros, grand-mère de N.K., partie à certaines procédures devant les juridictions nationales et qui est décédée lors de celles-ci. Les requérants s’étaient substitués à elle en vue de la continuation de la procédure civile litigieuse.
- La genèse de l’affaire
5. Le 15 novembre 2003, les parents de N.K. l’emmenèrent à l’hôpital car celui-ci manifestait des symptômes continus de vomissements et de diarrhées. Les médecins qui l’examinèrent diagnostiquèrent une gastroentérite et le soumirent aux examens prévus dans ce cas. Les examens firent apparaître qu’au jour de l’admission à l’hôpital, le nombre de globules blancs de N.K. s’élevait à 16 490 et le jour suivant à 13 380 (alors que le maximum normal est de 9 000), ce qui démontrait l’existence d’une infection. Toutefois, selon les requérants, les médecins ne prescrivirent aucun examen supplémentaire pour dépister l’infection.
6. Le 16 novembre 2003, le cardiologue recommanda un suivi médical constant de N.K. en raison du syndrome Wolf Parkinson White dont celui-ci souffrait. Lors de la visite médicale de l’après-midi, la mère de N.K. (la quatrième requérante) se plaignit que l’état de celui-ci s’était aggravé et que de nouveaux symptômes, différents de ceux de la gastroentérite, avaient apparu. Elle précisa que N.K était à un moment tombé dans un état comateux, puis avait enlevé le sérum, sortait des cris incompréhensibles et demandait à quitter l’hôpital. Les médecins conclurent que N.K avait fait une crise d’hystérie et lui administrèrent un calmant (Zyprexa).
7. À partir de l’après-midi du 16 novembre 2003, l’état de N.K. empira à la limite du coma. Les requérants demandèrent aux médecins de transférer N.K. à un hôpital proche, plus grand et mieux équipé, mais ceux-ci refusèrent et les rassurèrent.
8. Le 17 novembre 2003, N.K. se fit examiner par un psychiatre et un neurologue. Le neurologue ne constata pas de problème neurologique et le psychiatre conclut à des troubles du comportement liés à une névrose phobique. Ainsi, le médecin généraliste, le neurologue et le psychiatre diagnostiquèrent que N.K souffrait de gastroentérite aigüe, de déshydratation, de troubles du comportement et du syndrome Wolf Parkinson White. Un traitement antipsychotique fut donc prescrit. Ils décidèrent aussi de mettre fin à l’hospitalisation en attribuant les troubles du comportement à une phobie de l’hôpital et en considérant que le retour de N.K dans son environnement familial aurait des répercussions favorables à son état.
9. Le 18 novembre 2003, N.K. décéda chez lui.
10. L’autopsie effectuée par un médecin de l’hôpital de Messolongi, à la demande du commissariat de police d’Aitoliko, conclut que le décès était survenu par un œdème pulmonaire lui-même causé par une encéphalite (infection du système nerveux central).
- La procédure pénale contre les médecins de l’hôpital
11. Le procureur près le tribunal correctionnel de Messolongi engagea, le 22 janvier 2004, des poursuites contre les médecins généraliste, le neurologue et le psychiatre de l’hôpital de Messolongi pour homicide involontaire, au motif que le diagnostic erroné des symptômes, la décision erronée de mettre fin à l’hospitalisation, l’omission d’effectuer des examens supplémentaires et de prescrire un traitement approprié alors que l’état de N.K avait empiré à l’intérieur de l’hôpital causèrent le décès de celui-ci.
12. Par un jugement no 1382/2009 du 19 octobre 2009, le tribunal correctionnel de Messolongi acquitta les accusés. Il considéra que l’allégation des parties civiles selon laquelle la cause du décès était l’encéphalite n’était pas fondée car il avait été démontré que le patient, outre les troubles du comportement, ne présentait aucun autre symptôme clinique propre à l’encéphalite qui aurait évolué de manière fulgurante pour provoquer le décès quelques heures après sa sortie de l’hôpital. En outre, le fait que le certificat de décès mentionnait l’encéphalite comme cause secondaire du décès après l’œdème pulmonaire, ne suffisait pas à contredire ces constats. Le tribunal souligna qu’il avait des doutes sérieux quant au diagnostic erroné allégué et à l’omission prétendue des médecins de prendre les mesures nécessaires.
13. Le 29 octobre 2009, le procureur près la cour d’appel de Patras interjeta appel contre ce jugement. Il soulignait qu’un des symptômes principaux de l’encéphalite était la somnolence, qui pouvait s’aggraver progressivement, en évoluant vers le coma, l’irritabilité, l’excitation et la modification de l’état de conscience, symptômes manifestés par N.K. lors de son hospitalisation. Compte tenu de ces symptômes et de l’absence de tout historique de maladie psychiatrique de N.K., les accusés avaient diagnostiqué de manière erronée que les troubles neurologiques et psychologiques de N.K. étaient dus à des problèmes psychotiques causés par l’environnement de l’hôpital et avaient ainsi omis de faire les examens nécessaires pour dépister l’encéphalite, qui aurait d’ailleurs pu être facilement guérie, et de le transférer à un autre hôpital.
14. Par ses arrêts no 307/2011, 635/2011 et 788/2011 du 23 mars 2011, la cour d’appel de Patras confirma le jugement précité par les mêmes motifs. Elle souligna que N.K., outre ses troubles du comportement, ne manifesta aucun symptôme clinique propre à l’encéphalite, laquelle aurait été du reste fulgurante. La cour d’appel affirma aussi que le fait que le certificat de décès mentionnait l’encéphalite comme cause secondaire du décès (après l’œdème pulmonaire) ne contredisait pas ce qui était précité car le médecin qui avait effectué l’autopsie n’était pas un spécialiste et, surtout, si N.K souffrait d’une encéphalite, son cerveau lors de l’autopsie, aurait été sanguinolent et présenterait un œdème, éléments qui n’étaient pas mentionnés dans le rapport d’autopsie.
- La procédure disciplinaire contre les médecins de l’hôpital
15. La direction de l’hôpital de Messolongi ordonna une enquête administrative interne (ένορκη διοικητική εξέταση) afin de se prononcer sur la responsabilité disciplinaire des trois médecins qui avaient traité N.K. L’enquête fut confiée au directeur du service radiologique de l’hôpital et dans le cadre de celle-ci déposèrent sous serment : le directeur de la clinique de pathologie, cinq médecins qui étaient impliqués dans l’incident, le père de N.K., le médecin qui avait effectué l’autopsie, cinq infirmiers, un cardiologue et un psychiatre.
16. L’enquête conclut que les trois médecins avaient géré le cas de N.K. avec responsabilité et intérêt, avaient consulté d’autres médecins spécialistes et avaient traité les symptômes du patient de façon à ce que ceux-ci aient fini par disparaître. En l’occurrence, il s’agissait d’une mort subite de N.K ; seize heures après la sortie de l’hôpital due à un œdème pulmonaire dont la cause ne pouvait pas être déterminée par l’enquête.
- L’action en dommages-intérêts devant les tribunaux administratifs
17. Le 16 janvier 2008, G.K. (père de N.K.), Anna Bouros (mère de N.K. et quatrième requérante) – agissant à titre personnel et au nom de la sœur et du frère de N.K., Eleni Bouros (grand-mère de N.K. qui habitait dans la même maison que lui), Konstantinos Bouros (oncle de N.K.), Anastasios Bouros (oncle de N.K), Christoforos Bouros (oncle de N.K.), Paraskevi Bouros (tante de N.K.), tous requérants, ainsi que les conjoints des oncles et tante, saisirent le tribunal administratif de Messolongi d’une action en dommages-intérêts pour dommage moral contre l’hôpital de Messolongi et l’État, fondée sur les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil. Ils alléguaient que les médecins avaient été négligents dans l’exercice de leur fonction car ils n’avaient pas apprécié correctement l’état du patient et avaient posé un diagnostic erroné. Les médecins avaient par ailleurs administré le médicament Zyprexa, qui ne devait pas être administré à des personnes de moins de 18 ans, et ils n’avaient pas effectué d’examens supplémentaires alors que le nombre élevé des globules blancs de N.K. faisait apparaître une infection.
18. Par une décision avant-dire droit no 250/2009, le tribunal administratif sursit à statuer au motif que deux certificats médicaux produits par les requérants n’avaient pas été déposés à temps.
19. Ensuite, par une nouvelle décision avant-dire droit no 235/2011, le tribunal ordonna une expertise médicale. Les experts, un cardiologue et une neurologue, conclurent que N.K. n’aurait pas dû sortir de l’hôpital alors qu’il était en état de léthargie, mais il aurait dû y rester en observation ou être transféré à l’hôpital plus grand de la région.
20. Par un jugement no 1/2014 du 16 janvier 2014, le tribunal administratif considéra que la décision des médecins d’autoriser la sortie de N.K de l’hôpital, deux jours seulement après l’admission de celui-ci, avec comme seul critère la nécessité pour lui de récupérer dans un environnement familial rassurant n’était pas correcte. Le tribunal considéra aussi que si N.K. avait été transféré à l’hôpital de Patras, son décès aurait pu être évité.
21. En outre, le tribunal alloua 81 134 euros (EUR) au père de N.K., 80 000 EUR à la mère (la quatrième requérante), 50 000 EUR au frère, 50 000 EUR à la sœur et 20 000 EUR à Eleni Bouros, la grand-mère de N.K.
22. En revanche, il rejeta l’action pour autant qu’elle était introduite par les autres membres de la famille de N.K. dont les requérants Konstantinos, Christoforos, Paraskevi et Anastasios Bouros, ainsi que leurs conjoints, pour défaut de qualité pour agir. À cet égard, il se fonda sur l’article 932 du code civil qui dispose qu’en cas de décès causé par un acte illicite, une indemnité pour dommage moral peut être accordée à la famille de la victime. Il releva que cette disposition ne définissait pas les termes « famille de la victime » car le législateur n’avait pas fixé des limites à cette notion qui subissait au fil du temps les influences de l’évolution de la société. Se fondant sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation (arrêts 21/2000, 862/2002, 729/2009, 995/2009, 1131/2012), il considéra cependant que cette notion comprenait les proches parents du défunt qui ont souffert de la perte de celui-ci, qu’ils habitaient ou non avec lui, et non les oncles et tantes du défunt ni les conjoints de ceux-ci.
23. Le 14 avril 2014, l’hôpital de Messolongi interjeta appel contre le jugement susmentionné. L’appel visait le père, la mère, le frère et la sœur de N.K., mais aussi les cinq requérants devant la Cour qui se substituaient aux droits de la grand-mère, Eleni Bouros, qui était entretemps décédée en 2013.
24. Par un arrêt no 439/2017 du 26 mai 2017, notifié aux intéressés le 25 juillet 2017, la cour d’appel administrative de Patras infirma le jugement du tribunal administratif. Elle considéra que suite au décès, aucune constatation ne permettrait de conclure que N.K. souffrait déjà d’une pathologie déterminée et notamment d’une encéphalite et qu’aucune illégalité ne pouvait donc être reprochée à l’hôpital.
25. L’article 53 §§ 3 et 4 du décret no 18/1989 ne permettant pas aux requérants de se pourvoir en cassation en raison du montant insuffisant de l’indemnité qui serait revendiqué par chacun d’eux (4 000 EUR chacun, à savoir le montant de 20 000 EUR alloué à la grand-mère divisé par cinq, soit tous les cinq requérants en leur qualité d’héritiers d’Eleni Bouros), la décision de la cour d’appel administrative est devenue définitive à leur égard.
26. En revanche, le 13 novembre 2017, le père, la mère (quatrième requérante), le frère et la sœur de N.K. se pourvurent en cassation devant le Conseil d’État.
27. L’audience eut lieu le 13 janvier 2020 et par un arrêt (no 1594/2020) du 31 juillet 2020, le Conseil d’État accueillit le pourvoi et cassa l’arrêt de la cour d’appel administrative.
28. Dans son arrêt, le Conseil d’État se référa de manière détaillée aux motifs du tribunal administratif et de la cour d’appel administrative, ainsi qu’aux constats et rapports de tous les médecins et experts qui avaient dû se prononcer sur les circonstances du décès de N.K.
Le Conseil d’État considéra ensuite que la cour d’appel administrative n’avait pas examiné si, en l’occurrence, l’autorisation de sortie et l’interruption de l’hospitalisation de N.K. étaient justifiées par les règles de la science médicale. Plus précisément, et en premier lieu, il releva que : la cour d’appel administrative n’avait pas contrôlé si l’hôpital avait pris soin de s’informer sur l’historique médical de N.K. ; les médecins ayant traité N.K. n’avaient posé au malade et à ses parents des questions pertinentes relatives à son état pour se former une idée concrète de ses antécédents médicaux et de ses hospitalisations antérieures ; que les médecins ayant traité N.K. avaient fait des diagnostiques contradictoires.
En deuxième lieu, le Conseil d’État souligna que la cour d’appel administrative n’avait pas examiné si avant l’émission de l’autorisation de sortie, l’hôpital avait jaugé les informations recueillies pendant l’hospitalisation de N.K. afin de décider quelles auraient été les examens médicaux nécessaires à effectuer et d’exclure des pathologies qui auraient pu provoquer les mêmes symptômes que ceux que N.K. avait présentés à partir du deuxième jour de son hospitalisation et jusqu’au moment où il était tombé dans le coma.
En troisième lieu, le Conseil d’État considéra qu’il ressortait de l’arrêt attaqué et des rapports d’expertise sur lesquels la cour d’appel administrative s’était fondée, que les experts s’étaient contentés d’affirmer que les troubles du comportement de N.K. étaient de nature à justifier le renvoi de celui-ci chez lui, sans rechercher si ces troubles du comportement n’avaient pas d’autres causes que la névrose phobique initialement constatée.
Compte tenu de ces éléments, le Conseil d’État conclut que l’appréciation faite par la cour d’appel administrative et selon laquelle l’autorisation de sortie de l’hôpital constituait un acte médical conforme aux principes fondamentaux de la science médicale, n’était pas légale.
29. Le Conseil d’État renvoya par conséquent l’affaire devant la cour d’appel administrative pour que celle-ci se prononce à nouveau à la lumière des constatations de la haute juridiction.
- Le droit et la pratique interne pertinent
30. Les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil se lisent comme suit :
Article 105
« L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si l’acte ou l’omission a eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »
Article 106
« Les dispositions des deux articles précédents s’appliquent aussi en matière de responsabilité des collectivités territoriales ou d’autres personnes morales de droit public pour le dommage causé par les actes ou omissions de leurs organes. »
31. L’article 932 du code civil dispose :
« Indépendamment de l’indemnité due en raison du préjudice patrimonial causé par un acte illicite, le tribunal peut allouer une réparation pécuniaire raisonnable, selon son appréciation, pour préjudice moral. Cela vaut notamment à l’égard de celui qui a subi une atteinte à sa santé, à son honneur ou à sa chasteté, ou qui a été privé de sa liberté. En cas de décès, cette réparation peut être accordée à la famille de la victime à titre de pretium doloris ».
32. Les articles pertinents du décret no 18/1989 portant codification des lois relatives au Conseil d’État prévoit :
Article 53 § 4
« Le pourvoi en cassation n’est pas permis lorsque le montant du litige porté devant le Conseil d’État est inférieur à quarante mille euros (...). »
Article 57 (conséquences de la cassation)
« 1. Lorsqu’il accueille le pourvoi, le Conseil d’État casse l’arrêt attaqué et les parties se retrouvent dans la situation existante avant celle-ci. (...)
2. Lorsque l’arrêt attaqué a été cassé (...) le Conseil d’État renvoie l’affaire (...) à la juridiction qui avait rendu l’arrêt (...), sauf si l’affaire n’a plus besoin de précisions quant à la partie en fait auquel cas le Conseil d’État décide lui-même. En aucun cas, la juridiction de renvoi ne peut s’écarter de l’arrêt du Conseil d’État quant aux questions sur lesquels celui-ci s’est prononcé. »
GRIEF
33. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants se plaignent du décès de leur fils (la quatrième requérante) et neveu (les autres requérants), décédé à la suite d’une erreur médicale des médecins qui l’avaient soigné à l’hôpital.
EN DROIT
34. Les requérants se plaignent que les médecins de l’hôpital de Messolongi sont responsables du décès de N.K. et que l’État défendeur a manqué à son devoir sous le volet procédural de cet article, car en dépit du fait que les erreurs commises par les médecins ont été constatées, ceux-ci ont été acquittés. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
35. Le Gouvernement a soulevé deux exceptions préliminaires : l’une tirée du défaut de qualité de victime des premier, deuxième, troisième et cinquième requérants, l’autre du non-épuisement des voies de recours internes par la quatrième requérante.
36. La Cour n’estime pas devoir statuer sur l’exception relative au non-épuisement, d’une part, car au moment où le Gouvernement l’a formulée, le Conseil d’État n’avait pas encore rendu son arrêt no 1594/2020, et, d’autre part parce qu’elle estime devoir déclarer la requête irrecevable pour les raisons suivantes.
- Arguments des parties
37. Le Gouvernement soutient que reconnaître la qualité de victime aux requérants, à l’exception de la quatrième requérante, reviendrait à étendre de manière démesurée le cercle des personnes qui pourraient se prévaloir d’une telle qualité.
38. Les requérants soulignent qu’ils ont saisi la Cour en ayant un double statut de victimes : en tant que membres de la famille proche de N.K. et en tant qu’héritiers directs de la grand-mère de N.K. Cela vaudrait aussi pour la quatrième requérante, la mère de N.K., qui saisit la Cour en tant qu’héritière de sa mère, qui était également la grand-mère de N.K. Les requérants soutiennent qu’ils peuvent se prétendent victimes indirectes car ils avaient un intérêt moral solide : ils étaient si proches de N.K. qu’ils étaient présents physiquement à l’hôpital et ils l’ont porté dans leur bras pour l’emmener chez lui à sa sortie de l’hôpital. Ils affirment aussi qu’ils ont un intérêt général d’avoir un examen approfondi de leurs griefs, lequel ne pourrait que dévoiler les omissions des juridictions internes et de la direction de l’hôpital concernant les erreurs médicaux commises.
- Appréciation de la Cour
- Principes généraux
39. La Cour rappelle que pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention ; la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Nencheva et autres c. Bulgarie (no 48609/06, § 88, 18 juin 2013). L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie ([GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014, et la jurisprudence citée).
40. La Cour rappelle aussi que dans sa jurisprudence, elle a toujours été sensible aux lourdes conséquences psychologiques qu’une grave violation des droits de l’homme entraîne pour les proches de la victime qui sont requérants devant elle. Toutefois, pour qu’une violation distincte de la Convention puisse être constatée dans le chef de ces derniers, il doit exister des facteurs particuliers conférant à leur souffrance une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif qu’entraîne inévitablement la violation susmentionnée elle-même. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et sa participation aux recherches de renseignements sur le sort de la victime (Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 177, CEDH 2013).
41. Ainsi, la Cour a considéré que certains proches parents d’une personne dont il est allégué que le décès engage la responsabilité de l’État défendeur peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention, même lorsque des parents encore plus proches, tels les propres enfants du défunt, n’ont pas soumis de requête (Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999‑V (extraits), et Yurtsever et autres c. Turquie, no 22965/10, § 49, 8 juillet 2014). En revanche, la qualité de victime d’un cousin n’est pas reconnue de manière automatique par la Cour. S’il est vrai que celle-ci a accepté, dans certaines circonstances, des requêtes introduites par des cousins soulevant des griefs liés au décès de leur proche (voir Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 186-189, 30 mars 2016 ; Van Melle et autres c. Pays-Bas (déc.), no 19221/08, 29 septembre 2009 ; et Arapkhanovy c. Russie, no 2215/05 §§ 7 et 107, 3 octobre 2013), la Cour a déjà affirmé qu’un lien de parenté au quatrième degré ne justifie pas en soi la reconnaissance de la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention (Fabris et Parziale c. Italie, no 41603/13, § 38, 19 mars 2020 ; et Belkıza Kaya et autres c. Turquie, nos 33420/96 et 36206/97, § 46, 22 novembre 2005).
- Application des principes en l’espèce
a) Le cas des oncles et de la tante de N.K.
42. En l’espèce, la Cour note que les parents, le frère et la sœur, la grand-mère et les oncles et tante de N.K. ont saisi le tribunal administratif de Messolongi d’une action en dommages-intérêts fondée sur les articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil. Ils demandaient une indemnité pour le préjudice moral causé par le décès de N.K. Le tribunal administratif a accueilli l’action pour autant qu’elle était introduite par le père, la mère, le frère la sœur et la grand-mère de N.K et a considéré que l’hôpital de Messolongi devait leur verser les sommes suivantes : 81 134 EUR au père, 80 000 EUR à la mère, 50 000 EUR au frère, 50 000 EUR à la sœur et 20 000 EUR à la grand-mère de N.K. En revanche, il a rejeté l’action pour autant qu’elle était introduite par les autres membres de la famille de N.K. dont les requérants Konstantinos, Christoforos, Paraskevi et Anastasios Bouros, ainsi que leurs conjoints, pour défaut de qualité pour agir. Se fondant sur l’article 932 du code civil et la jurisprudence constante de la Cour de cassation il a considéré que la notion de « famille de la victime »à laquelle se référait l’article 932 comprenait seulement les proches parents du défunt et non les oncles et tantes du défunt ni les conjoints de ceux-ci (paragraphe 31 ci-dessus).
43. L’hôpital de Messolongi a interjeté appel contre ce jugement qui visait non seulement le père, la mère, le frère et la sœur de N.K. mais aussi les oncles et la tente de celui-ci dans la mesure où ceux-ci se substituaient à la grand-mère qui était entretemps décédée. Toutefois, la cour d’appel administrative ne s’est pas prononcée sur la qualité pour agir des oncles et de la tante de N.K car elle a infirmé le jugement de première instance dans son intégralité. Si l’appel de l’hôpital était dirigé aussi contre les oncles et la tante, ce n’était pas parce que celui-ci considérait les requérants comme des personnes directement impactés par le décès mais seulement parce qu’entretemps, suite au décès de la grand-mère, ceux-ci ont voulu se présenter comme les héritiers de ses prétentions et se prévalaient donc d’un intérêt pécuniaire.
44. À ce stade, la Cour estime opportun de réitérer que pour déterminer si les membres de la famille d’un défunt peuvent se prévaloir de la qualité de victime, elle prend en considération des facteurs tels que la proximité de la parenté et les circonstances particulières de la relation entre eux (paragraphe 40 ci-dessus). Or, en l’espèce, de l’avis de la Cour, les oncles et la tante de N.K. ne sauraient être placés sur un pied d’égalité avec les parents, frère et la sœur de celui-ci. Cette approche fut aussi celle du tribunal administratif qui a interprété la notion de famille en se fondant sur l’article 932 du code civil et la jurisprudence constante de la Cour de cassation en la matière (paragraphe 22 ci-dessus). À supposer même que les oncles et la tante de N.K. eussent eu la qualité pour agir devant les juridictions internes, cela n’aurait pas suffi pour se prévaloir de la qualité de victime devant la Cour (voir dans ce sens, Kaburov c. Bulgarie (déc.), no 9035/06, §§ 57-58, 19 juin 2012).
45. La Cour souligne qu’elle interprète la notion de victime de façon autonome et indépendante des notions internes (paragraphe 39 ci-dessus). Toutefois, force est de constater que la notion de circonstances particulières de la relation qui unit les membres de la famille à un défunt, que la Cour prend en considération dans sa jurisprudence, a été aussi prise en compte par le tribunal administratif qui a reconnu la qualité de victime à la grand-mère de N.K. en raison du fait que celle-ci habitait dans la même maison que lui (paragraphe 17 ci-dessus).
46. Il est donc évident que N.K. avait des personnes de la plus proche famille – ses parents, son frère et sa sœur ainsi que sa grand-mère – qui étaient en vie et plus aptes que les oncles et tante à saisir les tribunaux administratifs et se plaindre des omissions alléguées des médecins de l’hôpital de Messolongi, ce qu’ils ont d’ailleurs fait et obtenu, du moins en première instance, certaines indemnités. En présence de la famille la plus proche qui a pu agir pour dénoncer une situation qui pourrait potentiellement être contraire à la Convention, la Cour estime que l’intérêt moral des oncles et tante de N.K. ne saurait être pris en compte aux fins de l’article 34 de la Convention.
47. La Cour accueille donc l’exception du Gouvernement en ce qui concerne les oncles et la tante de N.K.
b) Le cas de la mère de N.K.
48. En ce qui concerne la mère de N.K., soit la quatrième requérante, force est de constater qu’elle ne se prévaut pas devant la Cour de sa qualité de victime en tant que mère, mais en tant qu’héritière de sa mère décédée, soit la grand-mère de N.K., afin de se substituer aux droits patrimoniaux de cette dernière, quant à l’indemnité que lui fut accordée par le tribunal administratif mais annulée par la cour d’appel administrative.
49. Certes, sur le plan de la parenté, la situation de la mère de N.K n’est pas comparable à celle des oncles et de la tante. Toutefois, la Cour note que la mère de N.K. avait saisi en cette qualité le tribunal administratif en invoquant les griefs qu’elle présente maintenant devant la Cour. Le tribunal lui avait donné gain de cause et accordé la somme de 80 000 EUR. L’arrêt de la cour d’appel administrative, qui avait infirmé le jugement du tribunal administratif, a été cassé par le Conseil d’État qui a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel administrative pour statuer à nouveau. Or, conformément à l’article 57 § 2 du décret no 18/1989 (paragraphe 32 ci-dessus), la cour d’appel administrative devra se conformer à l’arrêt du Conseil d’État.
50. En saisissant maintenant la Cour en tant qu’héritière de sa mère décédée, la mère de N.K. cherche à se faire verser une indemnité supplémentaire par rapport à celle qu’elle pourrait obtenir en tant que mère de N.K., dans le cadre de la procédure toujours pendante devant la cour d’appel administrative.
51. Dans ces circonstances, le simple intérêt patrimonial de la mère de N.K. consistant à revendiquer une indemnité supplémentaire, ne saurait suffire à lui reconnaître, de ce seul fait, la qualité de victime d’une violation de l’article 2 de la Convention.
52. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que ni les premier, deuxième, troisième et cinquième requérants, ni la quatrième requérante, en tant qu’héritière de la grand-mère de N.K., n’ont la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.
53. Il s’ensuit que la présente requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention en ce qui concerne tous les requérants et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 10 décembre 2020.
Renata Degener Krzysztof Wojtyczek
Greffière adjointe Président
ANNEXE
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
1 | Anastasios BOUROS | 1961 | grec | Mesologgi |
2 | Christoforos BOUROS | 1966 | grec | Mesologgi |
3 | Konstantinos BOUROS | 1960 | grec | Mesologgi |
4 | Anna BOUROU | 1964 | grecque | Aitoliko |
5 | Paraskevi BOUROU | 1963 | grecque | Mesologgi |