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DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 34367/14
Fouad BELKACEM
contre la Belgique
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 27 juin 2017 en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 29 avril 2014,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M. Fouad Belkacem, est un ressortissant belge né en 1982 et actuellement détenu à la prison de Hasselt. Il a été représenté devant la Cour par Me W. Damen, avocat à Berchem.
A. Les circonstances de l’espèce
2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
3. À l’époque des faits, le requérant était le dirigeant et porte-parole de l’organisation Sharia4Belgium, qui fut dissoute en 2012.
1. Les propos reprochés au requérant
4. Le requérant fut poursuivi pour diverses infractions à l’article 22, 1o, 2o, 3o et 4o de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination (ci-après, « la loi du 10 mai 2007 »). Plus particulièrement, il lui fut reproché de placer ou de faire placer des vidéos publiquement accessibles sur Youtube sur lesquelles on le voyait et l’entendait s’adresser à un groupe d’auditeurs et dans lesquelles il disait notamment ce qui suit à propos de P.D.C., à l’époque ministre de la défense de la Belgique :
« Aujourd’hui nous avons les mêmes délinquants, ce [P.D.C.], qu’Allah puisse l’humilier dans ce (incompréhensible), lui donner toutes les maladies sur Terre, le paralyser, briser son dos, comme il a fait de nos enfants des orphelins, faire de ses enfants des orphelins, comme il a fait de nos femmes des veuves, puisse Allah faire de sa femme une veuve. »
« Et [P.D.C.], le jour viendra où tu seras entre les mains des moudjahidines et alors tu imploreras, comme tous les non-croyants t’ont supplié pour leur vie. »
« Les musulmans sont ici pour dominer, Allah est celui qui a proclamé son message avec la vérité, et la vraie religion est ici pour dominer le monde, pour régner sur tous les systèmes. »
« Je n’appelle pas les musulmans à se battre, mais cela va quand même être la conséquence. Allah légitime chaque forme de défense. Nous ne sommes pas des chrétiens, nous ne présentons pas notre autre joue lorsque quelqu’un nous frappe. Nous cherchons la confrontation. La Belgique est avertie. Notre honneur vaut plus que notre vie. »
« Vous êtes encore plus sales que des animaux. Eux au moins ne boivent pas d’alcool pour le vomir par la suite. »
« Je demande à Allah... de faire venir les moudjahidines aussi vite que possible aux portes de Bruxelles pour donner une leçon à ces non-croyants parce qu’ils doivent vraiment apprendre une leçon. »
« Ummah, chers gens, ça suffit [après quoi le bruit d’un tir est entendu en arrière-plan de la vidéo]. Le dialogue du ‘asseyons-nous à une table, paix, blablabla...’ (...), c’est du passé. C’est du passé. Aujourd’hui il faut parler de Jihad (...). Aujourd’hui il faut parler de la charia (...). Comment nous devons dominer. »
« Nous devons lutter contre ces non-croyants. Allah, identifie les non-croyants pour la lutte. Luttons alors contre ces non-croyants. »
5. Il fut également poursuivi pour harcèlement avec un motif discriminatoire à l’égard du mari de M.-R. M., une femme politique belge, pour avoir, après le décès de cette dernière, enregistré une vidéo intitulée « [M.-R. M.] pour l’éternité en enfer » (M.-R. M. voor de eeuwigheid naar de hel) et l’avoir placée ou faite placer sur Youtube où elle était publiquement accessible. On y entendait un commentaire du requérant concernant le décès de M.-R. M. selon lequel elle serait en route vers la décharge de l’Histoire, et qu’Allah l’avait punie avec le cancer et l’avait bien fait souffrir, ainsi qu’avec une photo découpée de l’intéressée avec, en‑dessous de la photo, la mention « R.I.P. Rest in pieces ». Sur la base de ces faits, il fut également poursuivi en vertu de l’article 22, 1o et 2o de la loi du 10 mai 2007.
6. Il lui fut reproché d’avoir, dans cette même vidéo, en contravention à l’article 22, 3o et 4o de la loi du 10 mai 2007 fait des déclarations selon lesquelles Allah ne laisserait pas en paix tous ceux qui ne se repentaient pas et ne devenaient pas musulmans et qu’il les punirait en attentant à leur vie comme il l’avait fait avec M.-R. M. ; le même sort que M.-R. M. attendait tous les ennemis d’Allah s’ils ne devenaient pas musulmans ; tous ceux qui ne se repentaient pas et ne devenaient pas musulmans étaient des alliés du diable ; la victoire appartiendrait aux musulmans et il fallait se repentir parce que la mort viendrait sûrement.
7. Enfin, il fut reproché au requérant d’avoir, en infraction à l’article 22, 3o et 4o de la loi du 10 mai 2007 incité à la discrimination, à la haine ou à la violence en ayant placé ou fait placer une vidéo sur Youtube intitulée « À quel groupe appartiens-tu ? » (Tot welke groep behoor jij ?). Dans cette vidéo, on voyait le requérant s’adresser à un public d’auditeurs ; il appelait à rejoindre le groupement « Salafiyya jihadiyya » dont les membres croient notamment que les pays islamistes doivent être « libérés » par un jihad armé et la prise d’armes contre les non-croyants, que c’est seulement par la voie militaire qu’un État islamique peut être créé et que les non-croyants doivent se repentir ou être éliminés.
2. La condamnation du requérant
8. Le 10 février 2012, le tribunal correctionnel d’Anvers condamna le requérant par défaut pour l’ensemble des faits décrits ci-dessus à une peine d’emprisonnement de deux ans et une amende de 550 euros (EUR). Le tribunal considéra que, par les propos tenus par le requérant, les auditeurs des vidéos étaient incités à la discrimination, la ségrégation, la haine et la violence envers le groupe des non-musulmans. Ainsi, les auditeurs étaient appelés à devenir membre du groupe des djihadistes salafistes qui croient en la lutte armée comme seule solution contre les « non-croyants » et les « renégats » ; ils étaient appelés à lutter, à dominer les non-musulmans, à leur donner une leçon et à les combattre. De plus, les non-musulmans étaient décrits en des termes particulièrement offensants, notamment comme étant « encore plus sales que des animaux ». Le ton des messages était par ailleurs très agressif et il ne faisait pas de doute que, par ce genre de déclarations, les auditeurs étaient effectivement incités à la discrimination basée sur la croyance. Le tribunal estima qu’il n’y avait aucun doute possible sur la présence en l’espèce de l’élément intentionnel de l’infraction dès lors que le requérant continuait sans cesse à diffuser de nouvelles vidéos, même après sa première citation devant le tribunal.
9. En outre, le tribunal considéra que le requérant et son co-prévenu aspiraient à un statut de héros auprès de leurs partisans. Ils utilisaient pour cela l’Islam et n’évitaient délibérément pas le langage haineux et violent. En faisant cela, ils ne s’inquiétaient aucunement des dommages graves qu’ils causaient par leurs actes, pas seulement aux personnes et à la communauté qu’ils visaient, mais aussi aux musulmans qui souhaitaient exercer leur religion de manière pacifique et vivre en société de manière respectueuse avec les autres. L’incitation à la haine envers des personnes d’autres confessions ou les non-croyants témoignait, selon le tribunal, d’un manque total de civisme, engendrait une grave souffrance chez toutes les personnes concernées et rendait difficile la cohabitation des différentes communautés de la société belge qui souhaitaient développer ensemble leur avenir. Ainsi, par ses actes et propos, le requérant constituait une menace pour le droit à la liberté d’expression parce qu’il abusait de ce droit pour nuire à d’autres et semer la haine à l’encontre de ceux qui avaient eux aussi le droit d’avoir leur propre opinion. Il ressortait d’un procès-verbal de la police judiciaire fédérale du 10 novembre 2011 que le langage utilisé dans les vidéos était de plus en plus provocant et agressif. Le tribunal estima que ceci était particulièrement préoccupant et que les actions du requérant constituaient un véritable danger pour la sécurité publique.
10. Sur opposition interjetée par le requérant, le 4 mai 2012, le tribunal correctionnel d’Anvers confirma son premier jugement en prononçant toutefois un sursis à exécuter la peine d’emprisonnement pour une durée de cinq ans. Le tribunal reprit la motivation du jugement par défaut en précisant que le droit à la liberté d’expression pouvait être restreint par le législateur pour protéger les droits d’autrui et garantir le bon fonctionnement d’une société démocratique. C’était une telle limitation justifiée que prévoyait la loi du 10 mai 2007. Selon le tribunal, le fait que le requérant déclarait explicitement dans chacun de ses messages publics qu’il n’appelait pas à la violence ne l’autorisait pas à se laisser aller complètement à des discours haineux.
11. Sur l’appel notamment du requérant, la cour d’appel d’Anvers, par un arrêt du 6 juin 2013, condamna le requérant à une peine d’emprisonnement d’un an et six mois, avec sursis, et à une amende de 550 EUR. Elle reprit à son compte les motifs du jugement du tribunal correctionnel et ajouta que l’incitation publique à la discrimination, à la violence et à la haine ressortait de la description même des faits. La condamnation du requérant n’était en aucun cas contraire aux articles 19 de la Constitution et 10 de la Convention dès lors que ce qui était réprimé en l’espèce était l’incitation publique à la discrimination, à la haine et à la violence, et non pas le fait d’avoir certaines idées ou le fait d’exprimer une certaine croyance religieuse. Selon la cour d’appel, il n’y avait pas non plus de doute sur le caractère intentionnel des faits commis eu égard à la nature et au caractère explicite des propos exprimés, de l’ampleur et de la forme du discours et du caractère répété du « message ».
12. Le requérant se pourvut en cassation. Un des moyens était tiré de la violation des articles 10 de la Convention et 19 de la Constitution. Le requérant fit valoir que la cour d’appel avait injustement limité sa liberté d’expression en qualifiant erronément ses propos d’incitation à la haine, à la violence et à la discrimination. Selon lui, « inciter à » impliquerait des actions allant au-delà de la simple expression d’idées ou de critiques, et, en l’espèce, on ne pouvait selon lui déduire aucun élément intentionnel des propos qu’il avait tenus.
13. Par un arrêt du 29 octobre 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Le moyen tiré de la violation de l’article 10 de la Convention fut rejeté en ces termes :
« 14. Le juge apprécie souverainement en fait si l’auteur a incité à la discrimination, à la ségrégation, à la haine ou à la violence au sens de l’article 22, 1o, 2o, 3o et 4o, de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et s’il a en outre agi avec l’intention requise. La Cour [de cassation] vérifie uniquement si le juge ne tire pas des faits qu’il constate des conséquences sans lien avec eux ou qu’ils ne sauraient justifier.
15. Adoptant les motifs du jugement dont appel du 4 mai 2012 (...) et par ses propres motifs (...), l’arrêt décide que le demandeur n’exprime pas seulement son opinion, mais que, compte tenu du contenu, du ton, du caractère explicite, du décor, de la présentation et du caractère répétitif de ses messages, il incite indiscutablement à la discrimination sur la base de la croyance et à la discrimination, à la ségrégation, à la haine ou à la violence à l’égard du groupe de non-musulmans et qu’il le fait sciemment et volontairement, et donc intentionnellement. Cette décision est légalement justifiée.
Le moyen ne peut être accueilli. »
B. Le droit interne pertinent
14. L’article 19 de la Constitution dispose :
« La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés. »
15. L’article 22 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination dispose :
« Est puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de cinquante euros à mille euros, ou de l’une de ces peines seulement :
1o quiconque, dans l’une des circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, incite à la discrimination à l’égard d’une personne, en raison de l’un des critères protégés, et ce, même en dehors des domaines visés à l’article 5 ;
2o quiconque, dans l’une des circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, incite à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne, en raison de l’un des critères protégés, et ce, même en dehors des domaines visés à l’article 5 ;
3o quiconque, dans l’une des circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, incite à la discrimination ou à la ségrégation à l’égard d’un groupe, d’une communauté ou de leurs membres, en raison de l’un des critères protégés, et ce, même en dehors des domaines visés à l’article 5 ;
4o quiconque, dans l’une des circonstances visées à l’article 444 du Code pénal, incite à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe, d’une communauté ou de leurs membres, en raison de l’un des critères protégés, et ce, même en dehors des domaines visés à l’article 5. »
16. L’article 444 du Code pénal dispose :
« Le coupable sera puni d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de vingt-six [euros] à deux cents [euros], lorsque les imputations auront été faites :
Soit dans des réunions ou lieux publics ;
Soit en présence de plusieurs individus, dans un lieu non public, mais ouvert à un certain nombre de personnes ayant le droit de s’y assembler ou de le fréquenter ;
Soit dans un lieu quelconque, en présence de la personne offensée et devant témoins ;
Soit par des écrits imprimés ou non, des images ou des emblèmes affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposés aux regards du public ;
Soit enfin par des écrits non rendus publics, mais adressés ou communiqués à plusieurs personnes. »
C. Instruments et rapports internationaux pertinents
1. Instruments internationaux prohibant les discours de haine
17. Les instruments internationaux contenant des dispositions prohibant les discours de haine, ainsi que toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la race, la religion, la conviction, etc. sont énumérés dans l’arrêt Gündüz c. Turquie (no 35071/97, § 21, CEDH 2003‑XI).
2. La Recommandation no 97/20 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
18. Les éléments pertinents de la Recommandation no 97/20 du Comité des Ministres sur « le discours de haine » adoptée le 30 octobre 1997 sont décrits dans l’arrêt Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, §§ 78-79, CEDH 2015 (extraits)).
19. En particulier, l’annexe à ladite recommandation prévoit ce qui suit :
Champ d’application
« Les principes énoncés ci-après s’appliquent au discours de haine, en particulier à celui diffusé à travers les médias.
Aux fins de l’application de ces principes, le terme ‘discours de haine’ doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration.
(...)
Principe 2
Les gouvernements des États membres devraient établir ou maintenir un cadre juridique complet et adéquat, composé de dispositions civiles, pénales et administratives portant sur le discours de haine. Ce cadre devrait permettre aux autorités administratives et judiciaires de concilier dans chaque cas le respect de la liberté d’expression avec le respect de la dignité humaine et la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
(...)
Principe 4
Le droit et la pratique internes devraient permettre aux tribunaux de tenir compte du fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être tellement insultantes pour des individus ou des groupes qu’elles ne bénéficient pas du degré de protection que l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme accorde aux autres formes d’expression. Tel est le cas lorsque le discours de haine vise à la destruction des autres droits et libertés protégés par la Convention, ou à des limitations plus amples que celles prévues dans cet instrument. »
3. Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité
20. Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques (STE no 189, ci-après « le Protocole »), ouvert à la signature le 28 janvier 2003, est entré en vigueur le 1er mars 2006. Son article 3 se lit comme suit :
« 1. Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour ériger en infractions pénales, dans son droit interne, lorsqu’ils sont commis intentionnellement et sans droit, les comportements suivants: la diffusion ou les autres formes de mise à disposition du public, par le biais d’un système informatique, de matériel raciste et xénophobe. »
21. L’expression « matériel raciste et xénophobe » désigne, en vertu de l’article 2 du Protocole, tout matériel écrit, toute image ou toute autre représentation d’idées ou de théories qui préconise ou encourage la haine, la discrimination ou la violence, contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de la race, de la couleur, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique, ou de la religion, dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou l’autre de ces éléments, ou qui incite à de tels actes.
22. Au jour de l’adoption de la présente décision, le Protocole n’a pas été ratifié par la Belgique malgré les recommandations en ce sens émises par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (CRI(2014)/1, §§ 65 et 66).
4. Recommandation et rapport de la Commission Européenne contre le Racisme et l’Intolérance (« ECRI ») du Conseil de l’Europe
23. Les parties pertinentes de la Recommandation de politique générale no 7 de l’ECRI relative à la législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale sont décrites dans l’arrêt Gündüz précité (§§ 23-24).
24. Dans son cinquième rapport concernant la Belgique du 4 décembre 2013 (CRI(2014)/1), l’ECRI relevait ce qui suit :
« 39. Les lois de 2007 érigent en infraction pénale l’incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne, d’un groupe ou d’une communauté sur la base de « critères protégés », notamment une prétendue race, la couleur de peau, la religion, la langue, la citoyenneté et l’origine nationale ou ethnique, ainsi que l’orientation sexuelle. Il va de soi que le discours de haine peut aussi être réprimé par d’autres dispositions pénales générales, comme la calomnie, la diffamation et les insultes.
(...)
55. [L]e porte-parole de Sharia4Belgium, une organisation salafiste radicale, a été condamné à Anvers à deux ans d’emprisonnement pour incitation à la haine à l’égard de non-musulmans. Le Centre [pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme] a intenté une action en justice, estimant que ses propos constituaient une incitation à la haine et à la violence à l’égard de non-musulmans ainsi qu’une violation de la législation anti-discrimination.
(...)
57. Après les incidents liés à l’affaire Sharia4Belgium, les autorités ont annoncé un plan destiné à renforcer la lutte contre « le racisme et le radicalisme ». Ces phénomènes seraient traités de manière transversale dans le cadre de ce plan axé sur la prévention, la coordination et l’application de la législation. Pour l’ECRI, ce plan devrait s’accompagner d’une évaluation de l’application et de l’efficacité des lois de 2007, (...), et en particulier des dispositions interdisant le discours de haine. »
5. Le droit pertinent de l’Union européenne
25. La décision-cadre 2008/913/JAI sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, adoptée le 28 novembre 2008 par le Conseil de l’Union européenne, prévoit un rapprochement des législations des États membres de l’Union européenne en matière d’infractions relevant du racisme et de la xénophobie. Elle est entrée en vigueur le 6 décembre 2008. L’article 1 de la décision-cadre, intitulé « Infractions relevant du racisme et de la xénophobie », dispose, en ses parties pertinentes :
« 1. Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes intentionnels ci-après soient punissables :
a) l’incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe, défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique ;
b) la commission d’un acte visé au point a) par diffusion ou distribution publique d’écrits, d’images ou d’autres supports ;
(...) »
GRIEF
26. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant estime que sa condamnation pour incitation à la haine, à la violence et à la discrimination a constitué une atteinte injustifiée à sa liberté d’expression.
EN DROIT
27. Le requérant fait valoir que, par ses propos, il n’a jamais eu l’intention « d’inciter à » la haine, la violence ou la discrimination mais qu’il visait simplement à diffuser ses idées et opinions. L’élément intentionnel de l’infraction pour laquelle il fut condamné ne serait dès lors pas établi. Selon lui, ses propos choquants, voire offensants à l’égard de personnes non-musulmanes n’étaient que la manifestation de sa liberté d’expression et de religion et n’étaient pas de nature à constituer une menace pour l’ordre public.
28. Il invoque l’article 10 de la Convention qui se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
29. La Cour relève d’emblée qu’il ne lui revient pas de se prononcer sur les éléments constitutifs de l’infraction d’incitation à la haine, à la violence et à la discrimination. Il incombe en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 108, CEDH 2017 (extraits)). Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007‑I), le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de cette interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 143, CEDH 2015).
30. La Cour rappelle en outre que si sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de la liberté d’expression dans une société démocratique (voir, parmi d’autres arrêts, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103), elle en a également défini les limites en faisant échapper certains propos du bénéfice de la protection de l’article 10 de la Convention (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298). Elle a jugé, notamment, que certains discours sont soustraits à la protection de l’article 10 par l’article 17 de la Convention, aux termes duquel :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »
31. Toutefois, l’article 17 ne s’applique qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes. Il a pour effet de faire échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir en saisissant la Cour. Dans les affaires relatives à l’article 10 de la Convention, il ne doit être employé que s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visaient à faire dévier cette disposition de sa finalité réelle par un usage du droit à la liberté d’expression à des fins manifestement contraires aux valeurs de la Convention (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 114, CEDH 2015 (extraits)). La question déterminante sur le terrain de l’article 17 est de savoir si les propos du requérant avaient pour but d’attiser la haine ou la violence et si, en les tenant, il a cherché à invoquer la Convention de manière à se livrer à une activité ou à commettre des actes visant à la destruction des droits et libertés y consacrés (ibidem, § 115).
32. La Cour a ainsi fait application de l’article 17 de la Convention en excluant certains propos de la protection offerte par l’article 10 dans des affaires relatives à des déclarations qui niaient l’Holocauste ou son organisation par Hitler (Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX, et Witzsch c. Allemagne no 2 (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005), à une association qui alléguait que les Polonais étaient persécutés par la minorité juive (W.P. et autres c. Pologne (déc.), no 42264/98, 2 septembre 2004), à un poster qui associait tous les musulmans à un grave acte de terrorisme (Norwood c. Royaume‑Uni (déc.), no 23131/03, 16 novembre 2004), ou encore dans des affaires relatives à des publications ou spectacles jugés antisémites et négationnistes (Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007, et M’Bala M’Bala c. France (déc.), no 25239/13, CEDH 2015 (extraits)).
33. En l’espèce, le requérant a publié sur la plateforme Youtube une série de vidéos dans lesquelles il appelle les auditeurs à dominer les personnes non-musulmanes, à leur donner une leçon et à les combattre (paragraphes 4 à 7, ci-dessus). La Cour n’a aucun doute quant à la teneur fortement haineuse des opinions du requérant et elle fait sienne la conclusion des tribunaux internes selon laquelle l’intéressé cherchait, par ses enregistrements, à faire haïr, à discriminer et à être violent à l’égard de toutes les personnes qui ne sont pas de confession musulmane. De l’avis de la Cour, une attaque aussi générale et véhémente est en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous‑tendent la Convention (dans le même sens, Pavel Ivanov, décision précitée).
34. S’agissant en particulier des propos du requérant relatifs à la charia, la Cour rappelle qu’elle a jugé que le fait de défendre la charia en appelant à la violence pour l’établir pouvait passer pour un « discours de haine » (a contrario, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 51, CEDH 2003‑XI), et que chaque État contractant peut prendre position contre des mouvements politiques basés sur un fondamentalisme religieux, par exemple un mouvement qui vise à établir un régime politique fondé sur la charia (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, §§ 123-124, CEDH 2003‑II).
35. De surcroît, la Cour relève que la législation belge litigieuse telle qu’appliquée en l’espèce semble être conforme aux dispositions et recommandations pertinentes du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne visant à lutter contre l’incitation à la haine, à la discrimination et à la violence (paragraphes 18, 20, 25 et 23, ci-dessus).
36. En conclusion, la Cour estime que le requérant tente de détourner l’article 10 de la Convention de sa vocation, en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins manifestement contraires à l’esprit de la Convention (dans le même sens, M’Bala M’Bala, décision précitée, § 41).
37. En conséquence, en vertu de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut bénéficier de la protection de l’article 10. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 20 juillet 2017.
Stanley Naismith Robert Spano
Greffier Président