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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
21.1.2016
Rozhodovací formace
Významnost
1
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE L.E. c. GRÈCE

(Requête no 71545/12)

ARRÊT

STRASBOURG

21 janvier 2016

DÉFINITIF

21/04/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire L.E. c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Päivi Hirvelä,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,
Robert Spano, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 71545/12) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante nigériane, L.E. (« la requérante »), a saisi la Cour le 20 octobre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé, le 6 mai 2014, à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).

2. La requérante a été représentée devant la Cour par le Moniteur grec Helsinki, une organisation non gouvernementale ayant son siège à Glyka Nera (Athènes). Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme M. Germani, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

3. La requérante allègue en particulier une violation de l’article 4 de la Convention.

4. Le 6 mai 2014, les griefs concernant les articles 4, 6 § 1 et 13 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1982 et réside à Glyka Nera (Athènes).

6. Le 9 juin 2004, elle entra sur le territoire grec avec K.A. Ce dernier l’aurait rencontrée au Nigéria et lui aurait promis qu’il pouvait la conduire en Grèce pour travailler dans des bars et des boîtes de nuit. Avant de quitter la Grèce, K.A. aurait fait promettre à la requérante qu’elle lui serait redevable d’une somme de 40 000 euros et qu’elle n’avertirait pas la police grecque de ses activités. La requérante allègue que K.A. l’emmena chez un « prêtre vaudou » afin qu’elle promette devant lui être redevable de la somme de 40 000 euros à K.A.

7. La requérante affirme que dès son arrivée en Grèce, K.A. confisqua son passeport et l’obligea à se prostituer. Elle allègue qu’elle ne pouvait pas s’enfuir par peur de ne jamais pouvoir se délivrer du mauvais sort que le « prêtre vaudou » lui avait jeté. De plus, elle ne possédait pas de passeport et craignait qu’en cas de fuite elle soit arrêtée et renvoyée au Nigéria ou que ses proches seraient mis en danger. Elle crut que son unique choix était de rembourser les 40 000 euros à K.A. afin de se libérer du sort vaudou. Elle dut se prostituer pendant deux ans environ. Pendant toute cette période, la requérante resta en contact avec l’organisation non gouvernementale « Nea Zoi » (Nouvelle Vie- Νέα Ζωή), ayant comme objectif le support matériel et psychologique des femmes contraintes à la prostitution.

8. Le 12 juillet 2004, la requérante soumit en personne une demande d’asile auprès du Département des étrangers d’Athènes. Le 8 juin 2005, elle se présenta de nouveau devant ledit Département où elle fut informée qu’une place lui avait été trouvée au Centre d’accueil des demandeurs d’asile de la Croix Rouge au département de Fthiotida. Il ressort du dossier que la requérante ne s’y est pas présentée.

9. Le 9 juin 2005, une tierce personne soumit auprès du service administratif compétent une demande d’asile au nom de la requérante. Celle-ci fut rejetée au motif qu’elle n’avait pas été soumise par la requérante en personne.

10. Le 29 août 2005, la requérante fut arrêtée pour violation des lois nos 2734/1999 et 2910/2001, sur la prostitution ainsi que l’entrée et séjour des étrangers sur le territoire grec respectivement. En vertu du jugement no 115116/2005 du tribunal correctionnel d’Athènes, elle fut acquittée des chefs d’accusation précités.

11. Le 30 mars 2006, la requérante fut arrêtée de nouveau pour prostitution. Condamnée en première instance en vertu du jugement no 31922/2006 du tribunal correctionnel d’Athènes, elle fut par la suite acquittée en vertu de l’arrêt no 30134/2007 de la cour d’appel d’Athènes.

12. Le 2 avril 2006, le chef de la sous-direction de la police d’Attique chargée des étrangers délivra une ordonnance d’expulsion de la requérante (no 318113/2006). Le 30 juin 2006, son expulsion fut suspendue en vertu de la décision no 4000/7/2331/2006 de l’autorité administrative précitée, au motif qu’elle n’était pas réalisable.

13. Le 18 novembre 2006, la requérante fut de nouveau arrêtée pour prostitution. Le 22 novembre 2006, elle fut acquittée du chef d’accusation précité. Par la suite, elle fut mise en détention, pour une période de trois mois, en vue de son expulsion administrative, faute de posséder de titre de séjour en Grèce.

14. Le 29 novembre 2006, et pendant qu’elle était en détention en vue de son expulsion, la requérante avec le soutien de l’organisation « Nea Zoi », déposa une plainte pénale contre K.A. et, sa conjointe, D.J. Elle affirma qu’elle était victime de traite des êtres humains et dénonça que ces deux individus la forçaient ainsi que deux autres femmes nigérianes à la prostitution. Transférée, ce même jour, au Département de la lutte contre la traite des êtres humains, la requérante donna une déposition sous serment et exposa la manière dont K.A. et D.J. la forçaient à se prostituer. La requérante confirma aux policiers qu’en raison de la confiscation de son passeport par K.A. et du mauvais sort que le « prêtre vaudou » lui avait jeté, elle ne pouvait pas se libérer de la contrainte de K.A. avant le remboursement total de la dette dont elle lui était redevable. Elle déclara qu’après son arrivée à Athènes, elle voyagea seule en Crète où l’attendait D.J. Au début, elle travaillait comme serveuse dans un bar et, ensuite, D.J. l’obligea à se prostituer. Après un certain temps, D.J., suivant les instructions de K.A., l’amena à Athènes pour se livrer de nouveau à la prostitution. Elle indiqua aussi le lieu, devant un hôtel au centre d’Athènes, où selon les instructions de K.A. elle faisait le trottoir. La requérante affirma que les personnes précitées obligeaient en outre d’autres filles provenant du Nigeria dont les surnoms étaient « Tracy » et « Sylvia » à se prostituer. Elle fournit aux policiers le numéro du téléphone portable de « Tracy ». Elle indiqua aux autorités policières l’adresse, dans le quartier de Kypseli, au centre d’Athènes, où K.A. et D.J. résidaient au temps de son arrivée en Grèce ainsi que deux autres adresses qui servaient de lieux de résidence de K.A. Enfin, elle donna une description détaillée de K.A., D.J., « Tracy » et « Sylvia ». Elle demanda aussi qu’E.S., directrice de l’organisation « Nea Zoi », qui lui avait offert un support psychologique avant la dénonciation à la police de K.A. et D.J., soit entendue comme témoin.

15. Le 12 décembre 2006, E.S. fut entendue sous serment par la police. Elle déposa qu’elle avait fait la connaissance de la requérante l’été 2004 devant l’hôtel où elle se prostituait. Elle releva qu’à l’époque plusieurs femmes d’origine africaine se prostituaient dans le quartier où se trouvait l’ancienne mairie d’Athènes. Elle affirma que la requérante était angoissée par le remboursement de sa dette envers son proxénète, sans le nommer. De plus, elle ne pouvait pas se rendre au siège de « Nea Zoi », du fait que K.A. la gardait enfermée dans l’appartement toute la journée. Elle lui avait aussi confié qu’elle voulait changer de vie mais qu’il lui était impossible d’échapper à l’emprise de K.A. E.S. affirma que la requérante était une victime de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle et qu’elle devait bénéficier d’une protection de l’État.

16. Le 21 décembre 2006, les trois femmes, dont D.J. qui, selon la déposition de la requérante, habitaient au centre d’Athènes, furent convoquées au Département de la police pour la lutte contre la traite des êtres humains. A.O. et O.M. déposèrent qu’elles connaissaient la requérante et qu’elles s’étaient occasionnellement prostituées dans le passé sans subir de contrainte d’un tiers. D.J. déclara qu’elle ne connaissait pas la requérante et que cette dernière n’avait pas habité avec elles à l’adresse susmentionnée.

17. Le même jour, le policier K.K., responsable de la mise sous surveillance de l’appartement sis dans le quartier de Kypseli où K.A. et D.J. étaient censés résider, fut aussi entendu par la police. Il affirma qu’au cours d’une période de dix jours, il surveilla à plusieurs reprises ledit appartement. Il déposa que trois femmes, parmi elles D.J., y habitaient sans constater qu’elles travaillaient comme prostituées. De plus, il ne put attester la présence de K.A. à l’adresse précitée.

18. Le 22 décembre 2006, le Département de lutte contre la traite des êtres humains clôtura l’instruction préliminaire et renvoya le dossier au procureur. La déposition donnée le 12 décembre 2006 par E.S. ne fut pas incluse au dossier.

19. Le 28 décembre 2006, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes, rejeta la plainte de la requérante. Il releva qu’il ne ressortait pas du dossier qu’elle avait été victime de traite des êtres humains. Le procureur se fonda notamment sur le fait que la requérante avait voyagé seule en Crète, qu’elle n’était pas accompagnée d’une autre personne pendant le temps qu’elle se prostituait devant l’hôtel au centre d’Athènes et qu’en juin 2006 elle avait contacté K.A. et l’avait rencontré de sa propre initiative (ordonnance no Γ2/2007).

20. Le 11 janvier 2007, la déposition d’E.S. lors de l’instruction préliminaire de l’affaire fut incluse dans le dossier de l’affaire. Le 26 janvier 2007, la requérante demanda au procureur près la cour d’appel d’Athènes que sa plainte pénale soit à nouveau examinée. Elle soutenait que l’investigation judiciaire de son affaire était insuffisante et, notamment, que le procureur compétent avait omis de prendre en compte des éléments de preuve importants. Elle se constitua aussi partie civile dans la procédure.

21. Le 20 février 2007, le chef de la direction de la police d’Athènes chargée des étrangers ordonna la suspension de la décision d’expulsion de la requérante.

22. Le 1er juin 2007, le procureur près la cour d’appel d’Athènes fit droit à la demande de la requérante et ordonna au procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes d’engager des poursuites pénales contre K.A. et D.J. pour traite des êtres humains en visant, tout particulièrement, l’exploitation sexuelle de la requérante après avoir obtenu son consentement à travers de moyens frauduleux et ayant exploité son état de vulnérabilité.

23. Le même jour, la requérante déposa une nouvelle demande d’asile auprès du Département d’asile politique de la direction de la police d’Attique chargée des étrangers.

24. Le 21 août 2007, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes engagea des poursuites pénales contre K.A. et D.J. pour le crime de la traite des êtres humains. De plus, le même jour la requérante fut reconnue, par ordonnance du même procureur comme « victime de la traite des êtres humains », selon les dispositions de la législation pertinente. Le 24 août 2007, le procureur près la cour d’appel d’Athènes approuva la suspension de la procédure d’expulsion ouverte contre la requérante.

25. Le 6 mars 2008, K.A. et D.J. furent convoqués par le juge d’instruction. Le 11 mars 2008, celui-ci demanda à la Direction des enquêtes criminelles d’effectuer une recherche dans ses fichiers sur K.A. Le 12 mars 2008, ledit service informa le juge d’instruction qu’une personne d’origine nigériane, au prénom K. et au nom identique à celui fourni par le procureur à la différence de sa dernière lettre, était enregistrée dans les fichiers d’identification de la police. Le 13 mars 2008, le juge d’instruction convoqua K.A., selon l’épellation du nom produit par la Direction des enquêtes criminelles, à comparaître devant lui. Par la suite, la police informa le juge d’instruction que la notification des citations à comparaître s’était avérée impossible, puisque K.A. et D.J. n’habitaient plus dans le quartier de Kypseli. Le 31 mars 2008, le juge d’instruction près le tribunal correctionnel d’Athènes clôtura l’instruction et émit des mandats d’arrêt contre K.A. et D.J. Le 25 février 2009, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes renvoya les accusés devant la cour d’assises d’Athènes avec l’accusation de traite des êtres humains.

26. Le 12 mars 2009, le procureur près la cour d’appel d’Athènes ordonna la comparution des accusés devant lui et, dans le cas contraire, leur inscription au fichier de police des personnes recherchées. Le 20 juillet 2009, l’audience de l’affaire fut suspendue jusqu’à l’arrestation des accusés (acte no 19/2009).

27. Le 19 mai 2011, D.J. fut arrêtée et mise en détention provisoire. L’audience de l’affaire eut lieu le 20 avril 2012, après deux ajournements, suite à la demande de la requérante et de l’accusée. La requérante s’est constituée partie civile pour une somme de quarante-quatre euros. Le même jour, la cour d’assises d’Athènes acquitta l’accusée. Elle admit dans un arrêt de quarante-deux pages que la requérante était en fait victime de traite des êtres humains, puisque K.A. avait frauduleusement obtenu le consentement de la requérante et en exploitant sa situation de vulnérabilité, aux fins d’abus sexuel. Il l’avait ainsi obligée à se prostituer afin qu’elle lui rembourse la somme de 40 000 euros la menaçant d’un mauvais sort vaudou. La cour d’assises n’accepta pas la complicité de D.J. considérant qu’il ne ressortait pas des éléments du dossier que celle-ci avait exploité la requérante à des fins sexuelles. Après avoir évalué tous les témoignages recueillis au cours du procès, la cour d’assises admit que D.J. était aussi une victime de la traite des êtres humains et que K.A. l’exploitait également à des fins sexuelles. La cour d’assises considéra que les allégations de la requérante contre D.J. étaient vagues et qu’il n’avait pas été prouvé que cette dernière la forçait à la prostitution. Sur ce point, la cour d’assises releva des contradictions entre le témoignage initial de la requérante du 29 novembre 2006, et celui fait lors de l’audience de l’affaire (arrêt no 193/20.4.2012). En vertu de l’article 486 du code de procédure pénale, cet arrêt n’était pas susceptible d’appel.

28. Le 16 janvier 2014, suite à la demande de la requérante datée du 9 octobre 2013, l’organe administratif compétent renouvela son titre de séjour jusqu’au 2 novembre 2014.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. Le droit interne pertinent

1. La Constitution

29. L’article 2 § 1 de la Constitution se lit ainsi :

« Le respect et la protection de la valeur humaine constituent l’obligation primordiale de la République. »

30. L’article 22 § 4 de la Constitution est ainsi libellé :

« Toute forme de travail forcé est interdite. »

2. La législation pertinente

a) Sur la traite des êtres humains

31. En vertu de la loi no 3064/2002, plusieurs modifications furent apportées au code pénal afin de renforcer la répression de la traite des êtres humains et la protection des victimes dudit crime. En vertu de l’article 8 de cette loi, la traite a été qualifiée de crime, alors que jusque-là elle était punie en tant que délit. Des peines plus importantes furent prévues pour les auteurs de la traite des êtres humains ainsi qu’en cas d’existence de circonstances aggravantes, notamment lorsque ledit crime est lié à l’entrée, le séjour ou à la sortie de la victime du territoire grec.

32. En particulier, les parties pertinentes des articles 8 et 12 de cette loi disposaient à l’époque des faits :

Article 8

« L’article 351 du code pénal est remplacé comme suit :

Article 351 – Traite des êtres humains

1. Celui qui, après avoir eu recours à la force, à des menaces ou à d’autres formes de coercition ou par le recours à l’abus d’autorité embauche, transporte ou achemine sur le territoire [grec] ou en dehors de celui-ci, détient, héberge, livre avec ou sans contrepartie à autrui ou reçoit d’autrui une personne, afin de procéder lui-même ou un tiers à son exploitation sexuelle, est puni de réclusion jusqu’à dix ans et d’une amende de dix à cinquante mille euros.

2. La même peine est imposée à celui qui, aux mêmes fins, obtient le consentement d’une personne en utilisant des moyens frauduleux ou l’exploite, profitant de sa situation de vulnérabilité par le biais de promesses, cadeaux, paiements ou par l’offre d’autres bénéfices.

(...)

4. La réclusion de dix ans au moins et une amende de cinquante mille euros sont imposées, lorsque l’acte décrit ci-dessus :

(...)

c) est lié à l’entrée, au séjour ou à la sortie illégale de la victime du pays ;

d) est commise par profession ;

(...) »

Article 12 – De l’assistance aux victimes

« 1. Les victimes des infractions visées par les articles (...) 351 du code pénal sont protégées, notamment en ce qui concerne leur vie, leur intégrité physique, leur liberté individuelle et sexuelle, lorsque ceux-ci sont en danger. De surcroît, pendant la période jugée nécessaire, elles bénéficiaient de l’aide au logement, à l’alimentation, à la survie, aux soins de santé et d’un support psychologique. L’aide judiciaire et un interprète leur sont aussi assurés.

(...)

2. Lorsque les victimes des actes visés au paragraphe 1 sont des étrangers et se trouvent illégalement dans le pays, (...), leur expulsion peut être suspendue sur ordonnance du procureur près le tribunal correctionnel, confirmée par le procureur près la cour d’appel (...) ».

33. En vertu des lois nos 3875/2010 et 4216/2013, furent respectivement ratifiés le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée dit « Protocole de Palerme » de décembre 2000 ainsi que la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005. Enfin, la loi no 4198/2013 transposa la directive 2011/36 de l’Union européenne sur la prévention et la répression de la traite des êtres humains.

b) Le code civil

34. Les articles pertinents du code civil sont ainsi libellés :

Article 914

« Celui qui, en violation de la loi, cause par sa faute un dommage à autrui est tenu à réparation. »

Article 932

« Indépendamment de l’indemnité due à raison du préjudice patrimonial causé par un acte illicite, le tribunal peut, selon son appréciation, allouer une réparation pécuniaire raisonnable pour préjudice moral. Peut notamment bénéficier de cette règle celui qui a subi une atteinte à sa santé, à son honneur ou à sa pudeur, ou qui a été privé de sa liberté. En cas de mort d’homme, la réparation peut être allouée à la famille de la victime au titre du pretium doloris. »

B. Le droit international et européen pertinent

1. Remarque générale

35. La Cour renvoie aux paragraphes 49 à 51 de l’arrêt Siliadin c. France (no 73316/01, CEDH 2005VII) et aux paragraphes 137 à 174 de l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)) qui exposent les dispositions pertinentes des conventions internationales relatives au travail forcé, à la servitude, à l’esclavage et à la traite des êtres humains (Convention de Genève du 25 septembre 1926 prohibant l’esclavage ; Convention no 29 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé du 28 juin 1930 ; Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage du 30 avril 1956 ; Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 ; Protocole de Palerme ; Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005) ainsi que les extraits pertinents des travaux du Conseil de l’Europe en la matière (recommandations 1523 du 26 juin 2001 et 1623 du 22 juin 2004 de l’Assemblée parlementaire ; rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains).

2. Le Protocole de Palerme

36. Le Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (« le Protocole de Palerme ») a été signé par la Grèce le 13 décembre 2000 et ratifié le 11 janvier 2011.

37. L’article 3 a) définit ainsi la traite des personnes :

« L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ; (...) »

38. L’article 3 b) précise que le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’article 3 a), est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé.

39. L’article 5 § 1 expose les obligations suivantes :

« Chaque État Partie adopte les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 3 du (...) Protocole, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. »

40. L’article 6 porte sur l’assistance et la protection accordées aux victimes.

(...)

3. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, STCE no 197, 16 mai 2005

41. La Grèce a signé la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (« la convention anti-traite du Conseil de l’Europe ») le 17 novembre 2005 et l’a ratifiée le 11 avril 2014. La Convention est entrée en vigueur à son égard le 1er août 2014.

42. L’article 4 a) reprend la définition de la traite énoncée dans le Protocole de Palerme, l’article 4 b) reprend la disposition du Protocole de Palerme relative au consentement des victimes de la traite aux fins d’exploitation

43. L’article 5 impose aux États de prendre des mesures contre la traite. Il prévoit notamment ceci :

« 1. Chaque Partie prend des mesures pour établir ou renforcer la coordination au plan national entre les différentes instances chargées de la prévention et de la lutte contre la traite des êtres humains.

2. Chaque Partie établit et/ou soutient des politiques et programmes efficaces afin de prévenir la traite des êtres humains par des moyens tels que : des recherches ; des campagnes d’information, de sensibilisation et d’éducation ; des initiatives sociales et économiques et des programmes de formation, en particulier à l’intention des personnes vulnérables à la traite et des professionnels concernés par la traite des êtres humains.

(...) »

4. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

44. L’article 5 § 3 de la Charte dispose ce qui suit :

« (...)

3. La traite des êtres humains est interdite. »

5. La directive 2011/36 de l’Union européenne concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes

45. Selon cette directive, les États membres sont censés prendre les mesures nécessaires pour que soient punissables « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, y compris l’échange ou le transfert du contrôle exercé sur ces personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre, à des fins d’exploitation » (article 2 § 1). Selon la directive, « l’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle ». De plus, « le consentement d’une victime de la traite des êtres humains à l’exploitation, envisagée ou effective, est indifférent lorsque l’un des moyens visés au paragraphe 1 a été utilisé » (article 2 §§ 3 et 4). La directive prévoit, entre autres, l’obligation pour les États membres « de prendre les mesures nécessaires pour que des outils d’investigation efficaces, tels que ceux qui sont utilisés dans les affaires de criminalité organisée ou d’autres formes graves de criminalité, soient mis à des personnes, des unités ou des services chargés des enquêtes ou des poursuites concernant les infractions visées aux articles 2 et 3 » (article 9 § 4). En outre, la directive met à la charge des États membres la prise de mesures d’assistance et d’aide aux victimes de la traite (article 11) ainsi que de protection dans le cadre des enquêtes et des procédures pénales (article 12).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DE LA CONVENTION

46. La requérante affirme avoir été victime de la traite des êtres humains, du fait qu’elle a été assujettie à la prostitution par K.A. et D.J. Elle allègue que le manquement de l’État grec à ses obligations positives ressortant de l’article 4, notamment en ce qui concerne sa protection en tant que victime de la traite, la fuite de K.A. et les obligations procédurales de l’État, a emporté violation de cette disposition.

47. En ses parties pertinentes, l’article 4 est ainsi libellé :

« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.

(...) »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

48. Le Gouvernement allègue tout d’abord qu’une partie du grief tiré de l’article 4 est tardif. En particulier, il relève que la Cour devrait uniquement examiner à l’égard de la disposition précitée de la Convention, les actes ou omissions des autorités internes ayant eu lieu au cours des six mois précédant la date d’introduction de la présente requête, à savoir le 20 octobre 2012. Or, le seul événement qui s’est produit au cours de cette période c’est la publication de l’arrêt no 193/20.4.2012 de la cour d’assises d’Athènes qui a acquitté D.J. Par conséquent, seul l’acquittement de D.J. par la cour d’assises peut être examiné par la Cour à l’aune de l’article 4 de la Convention.

49. En outre, sans exciper explicitement le non-épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement soutient que la requérante pouvait saisir les juridictions civiles d’action en dommages-intérêts contre K.A. et D.J. afin de revendiquer sa compensation pour le dommage matériel et moral éventuellement subi en raison de son exploitation alléguée par les personnes précitées.

b) La requérante

50. La requérante rétorque que, mis à part le fait que K.A. est toujours en fuite, la procédure interne ayant comme objectif l’examen de la responsabilité pénale de D.J. a pris fin avec son acquittement en vertu de l’arrêt no 193/20.4.2012 de la cour d’assises d’Athènes. Par conséquent, elle ne pouvait saisir la Cour qu’après l’achèvement de la procédure pénale interne contre D.J. du fait que les juridictions pénales auraient pu conclure à sa culpabilité.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la tardiveté d’une partie du grief

51. La Cour rappelle qu’en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes (Chapman c. Belgique (déc.), no 39619/06, § 34, 5 mars 2013). En outre, ledit délai peut aussi commencer à courir à la date à laquelle ont eu lieu les faits incriminés ou encore à la date à laquelle l’intéressé a été directement affecté par les faits en question, en a eu connaissance ou aurait pu en avoir connaissance lorsqu’aucune voie de recours n’est disponible en droit interne (Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 155, CEDH 2005XI).

52. Une violation de la Convention ou de ses Protocoles peut revêtir la forme non seulement d’un acte instantané, mais également d’une situation continue. Le concept de « situation continue » désigne un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom, dont le requérant est victime. Lorsque le grief porte sur une situation continue contre laquelle il n’existe aucun recours, le délai de six mois court à partir de la fin de cette situation. Tant que celle-ci perdure, la règle des six mois ne trouve pas à s’appliquer (voir, mutatis mutandis, Marikanos c. Grèce (déc.), no 49282/99, 29 mars 2001 ; Doğan et autres c. Turquie, nos 88038811/02, 8813/02 et 8815-8819/02, § 113, CEDH 2004VI (extraits)).

53. En l’espèce, la Cour note qu’à travers son grief tiré de l’article 4 de la Convention, la requérante reproche aux autorités nationales une protection insuffisante en tant que victime de la traite des êtres humains de la part de K.A. et D.J. Elle relève aussi qu’en ce qui concerne D.J., la procédure pénale interne engagée contre elle s’est achevée le 20 avril 2012 avec l’arrêt no 193/2012 par lequel la cour d’assises d’Athènes a conclu à son acquittement. Quant à K.A., l’instruction de son affaire a été commune à celle engagée contre D.J. La procédure visant K.A., toujours en fuite, reste pour sa part suspendue. Au vu du contenu de son grief tiré de l’article 4, la conformité des actions des autorités internes à l’égard de cette disposition ne peut ressortir que de l’ensemble de l’affaire relative aux faits dénoncés et son arrêt no 193/2012. Il s’ensuit donc que les stades antérieurs de l’instruction de l’affaire ne sauraient être dissociés de son audience devant la cour d’assises d’Athènes pour ce qui concerne D.J. Étant donné que l’arrêt no 193/2012 fut publié le 20 avril 2012, à savoir six mois avant l’introduction de la présente requête, les allégations de la requérante, formulées sous l’article 4 de la Convention, ne sont pas tardives.

54. Au demeurant, en ce qui concerne K.A., celui-ci est en fuite et la procédure pénale reste toujours ouverte à son égard. Il s’agit donc d’une situation continue dans la mesure où sa responsabilité pénale n’a pas encore été définie par les juridictions internes et, comme il est soulevé par la requérante, des faits ultérieurs à avril 2012 pourraient relever de la responsabilité des autorités internes.

55. Au vu de ce qui précède, l’objection du Gouvernement tiré de la tardiveté d’une partie du grief sous l’article 4 doit être rejetée.

b) Sur l’épuisement des voies de recours internes

56. La Cour rappelle en premier lieu que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996IV). En outre, l’article 4 impose aux États membres l’obligation positive spécifique de pénaliser et de poursuivre effectivement tout acte visant à réduire un individu en esclavage ou en servitude ou à le soumettre au travail forcé ou obligatoire (Rantsev, précité, § 285). Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que l’obligation faite par l’article 3 à un État de mener une enquête pouvant conduire à l’identification et au châtiment de ceux qui sont responsables de mauvais traitements serait illusoire si, en présence d’un grief tiré de cet article, le requérant était obligé d’épuiser une voie de recours qui ne peut aboutir qu’à l’octroi de dommages-intérêts (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 58, CEDH 2006XII (extraits), Taymuskhanovy c. Russie, no 11528/07, § 75, 16 décembre 2010). Il s’ensuit que, par analogie à sa jurisprudence sur l’article 3, il ne peut pas être satisfait aux obligations que l’article 4 fait peser sur les États par le simple octroi de dommages-intérêts (voir, en ce sens, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 121, CEDH 2001III). En effet, la Cour considère que pour se plaindre d’un traitement pouvant s’avérer contraire à l’article 4 de la Convention, c’est la voie pénale qui constitue la voie de recours adéquate (voir, mutatis mutandis, Parlak, Aktürk et Yay c. Turquie (déc.), nos 24942/94, 24943/94 et 25125/94, 9 janvier 2001).

57. Quant à la possibilité d’introduire une action en dommages-intérêts contre K.A. et D.J., la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle celui qui a exercé un recours de nature à remédier directement à la situation litigieuse – et non de façon détournée – n’est pas tenu d’en engager d’autres qui lui eussent été ouverts mais dont l’efficacité est improbable (Manoussakis et autres, précité § 33). Or, la Cour note que l’objet du recours invoqué par le Gouvernement coïncide en partie avec celui de la constitution de partie civile faite par la requérante : les deux actions permettent à l’intéressé d’obtenir une indemnité. La requérante a choisi la voie de la constitution de partie civile et la Cour ne saurait exiger qu’elle introduise en sus une action fondée sur les dispositions pertinentes du code civil. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette l’objection soulevée en substance par le Gouvernement quant à l’absence d’épuisement des voies de recours internes.

c) Sur l’applicabilité de l’article 4 de la Convention

58. La Cour rappelle qu’il ne peut y avoir aucun doute quant au fait que la traite porte atteinte à la dignité humaine et aux libertés fondamentales de ses victimes et qu’elle ne peut être considérée comme compatible avec une société démocratique ni avec les valeurs consacrées dans la Convention (Rantsev, précité, § 282). La Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente ayant déjà admis que la traite des êtres humains relève de la portée de l’article 4 de la Convention (voir notamment Rantsev, précité, §§ 272-282). Elle note aussi que le Gouvernement ne conteste pas le fait que la requérante a été victime de la traite des êtres humains. Il s’ensuit donc que l’article 4 trouve à s’appliquer en l’espèce.

59. Par ailleurs, la Cour constate que le grief tiré de l’article 4 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

60. Le Gouvernement admet que la requérante a été victime de traite des êtres humains, ce qui a, en tout état de cause, déjà été reconnu par les autorités internes au cours de la procédure pénale engagée contre K.A. et D.J. Il relève en même temps l’existence en droit grec d’un cadre législatif pertinent pour la répression de la traite des êtres humains qui reflète l’esprit et les thèses des textes internationaux les plus importants sur ce sujet. Quant à l’application de la législation sur la traite des êtres humains, le Gouvernement estime qu’en ce qui concerne les autorités administratives, elles ont agi de manière pleinement satisfaisante. Jusqu’au 29 novembre 2006, date à laquelle la requérante a explicitement déclaré auprès des autorités policières d’avoir été victime de la traite par K.A. et D.J., les premières n’avaient aucune connaissance ni de la part de la requérante ni d’une quelconque autre source d’une telle situation. En outre, suite au dépôt de la plainte pénale de la requérante, les autorités policières ont agi avec diligence afin d’achever l’enquête préliminaire de l’affaire et d’arrêter les suspects. Le Gouvernement avance que le témoignage d’E.S. n’a pas été versé initialement au dossier de l’affaire par « simple inadvertance » des organes policiers. En même temps, il se réfère au caractère adéquat de l’enquête : l’immeuble dans lequel K.A. et D.J. étaient censés résider a été mis sous surveillance par la police et la présence du premier n’a pas pu y être confirmée. Le Gouvernement ajoute que K.A. est toujours recherché par les autorités afin d’être amené devant la justice pénale.

61. Quant aux autorités judiciaires, elles auraient aussi instruit l’affaire avec diligence. Par ailleurs, de l’avis du Gouvernement, l’acquittement de D.J. ne saurait être reproché à l’État. L’arrêt no 193/2012 a été pleinement motivé. La cour d’assises d’Athènes s’est fondée sur tous les éléments du dossier pour conclure que D.J. avait aussi été victime de la traite des êtres humains et qu’elle n’avait pas poussé la requérante à la prostitution. De plus, cet arrêt a aussi confirmé le statut de la requérante de victime de la traite des êtres humains.

b) La requérante

62. La requérante soutient en premier lieu que certains éléments de preuve fournis par le Gouvernement, parmi eux les procès-verbaux de ses arrestations pour prostitution illégale et ses demandes d’asile, proviennent de son dossier policier et constituent des données personnelles. De l’avis de la requérante, le choix de l’État grec de les soumettre devant la Cour contredit la loi grecque no 2247/1997 sur la protection des données personnelles et, donc, ceux-ci ne sauraient être pris en compte par la Cour.

63. Quant au fond, elle affirme notamment que les retards des autorités policières et judiciaires lors de l’instruction de l’affaire ainsi que les manquements quant à l’examen des personnes impliquées ont permis à K.A. et D.J. de prendre la fuite. Elle soutient que la décision du procureur datée du 28 décembre 2006 de rejeter, dans un premier temps, sa plainte pénale a eu des graves conséquences sur sa situation personnelle du fait qu’elle ne pouvait pas être reconnue comme victime de trafic des êtres humains et se voir délivrer un titre de séjour spécial sur le territoire grec. La requérante ajoute que K.A. est toujours en fuite et que D.J. a été acquittée par la justice pénale. De son avis, la cour d’assises d’Athènes n’a pas bien évalué les éléments du dossier d’où il ressortait clairement que, mis à part K.A., elle avait aussi été forcée à la prostitution par D.J.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux de l’article 4

64. La Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente sur les principes généraux régissant l’application de l’article 4 dans le contexte spécifique de la traite des êtres humains (voir notamment Rantsev, précité, §§ 283-289). Elle relève notamment qu’avec les articles 2 et 3, l’article 4 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Vu l’importance de l’article 4 au sein de la Convention, sa portée ne pourrait se limiter aux seuls agissements directs des autorités de l’État. Ladite disposition met aussi à la charge des États membres une série d’obligations positives se rapportant notamment à la protection de la victime de la traite ainsi que la prévention et la répression de celle-ci (Siliadin, précité, §§ 7 et 89).

65. En ce qui concerne, en particulier, la traite des êtres humains, il y a la nécessité d’adopter une approche globale pour lutter contre ce phénomène en mettant en place, en plus, des mesures visant à sanctionner les trafiquants, ainsi qu’à prévenir le trafic et protéger les victimes (Rantsev, précité, § 285). Il ressort de la jurisprudence que les États assument, tout d’abord, la responsabilité de mettre en place un cadre juridique et réglementaire approprié, offrant une protection concrète et effective du droit des victimes, réelles et potentielles, de traite. En outre, la législation des États sur l’immigration doit répondre aux préoccupations en matière d’incitation et d’aide à la traite ou de tolérance envers celle-ci (Rantsev, précité, § 287).

66. En deuxième lieu, dans certaines circonstances, l’État se trouve devant l’obligation de prendre des mesures concrètes pour protéger les victimes avérées ou potentielles de traitements contraires à l’article 4. Comme les articles 2 et 3 de la Convention, l’article 4 peut, dans certaines circonstances, imposer à l’État ce type d’obligation (voir, mutatis mutandis, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 244, CEDH 2011 (extraits); Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998VIII, Amadayev c. Russie, no 18114/06, § 68, 3 juillet 2014). Pour qu’il y ait obligation positive de prendre des mesures concrètes dans une affaire donnée, il doit être démontré que les autorités de l’État avaient ou devaient avoir connaissance de circonstances permettant de soupçonner raisonnablement qu’un individu était soumis, ou se trouvait en danger réel et immédiat de l’être, à la traite ou à l’exploitation au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme et de l’article 4 a) de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe. Si tel est le cas et qu’elles ne prennent pas les mesures appropriées relevant de leurs pouvoirs pour soustraire l’individu à la situation ou au risque en question, il y a violation de l’article 4 de la Convention (voir, Rantsev, précité, § 286 et, mutatis mutandis, Giuliani et Gaggio, précité, § 246; Osman, précité, §§ 116-117).

67. Il n’en résulte pas, toutefois, que l’on puisse déduire de cette disposition une obligation positive d’empêcher toute violence potentielle. Il faut en effet interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines et à l’imprévisibilité du comportement humain, ainsi qu’aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (voir, mutatis mutandis, Giuliani et Gaggio, précité, § 245; Osman, précité, § 116, et Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 105, 15 décembre 2009).

68. En troisième lieu, l’article 4 impose une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle. L’obligation d’enquête ne dépend pas d’une plainte de la victime ou d’un proche : une fois que la question a été portée à leur attention, les autorités doivent agir (voir, mutatis mutandis, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 76, 14 septembre 2010 ; Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 69, CEDH 2002II). Pour être effective, l’enquête doit être indépendante des personnes impliquées dans les faits. Elle doit également permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans tous les cas mais lorsqu’il est possible de soustraire l’individu concerné à une situation dommageable, l’enquête doit être menée d’urgence. La victime ou le proche doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (voir, mutatis mutandis, Paul et Audrey Edwards, précité, §§ 70-73).

b) Application de ces principes généraux au cas d’espèce

69. La Cour note d’emblée que la requérante demande à la Cour de ne pas prendre en considération certains éléments de preuve soumis par le Gouvernement, du fait que leur utilisation par les autorités étatiques serait contraire à la loi no 2247/1997 sur la protection des données personnelles. La Cour relève que les documents mis en cause par la requérante ont notamment trait à son dossier policier et sont tous en rapport avec la présente affaire. Elle considère que, dans la mesure où ils pouvaient soulever des questions à l’égard du droit interne, la requérante pourrait utiliser les voies de recours disponibles par le droit interne. En tout état de cause, quant à la présente procédure, la Cour rappelle que la présidente de la section avait déjà accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante en vertu de l’article 47 § 4 du règlement. Par conséquent, l’identité de la requérante n’étant pas rendue publique, les documents mis en cause par celle-ci ne seraient pas associés à sa personne.

i. Quant à l’existence d’un cadre juridique et réglementaire approprié

70. La requérante ne conteste ni la pertinence ni l’efficacité du cadre législatif grecque relative à la prévention et la répression de la traite des êtres humains sur le territoire grec (voir, mutatis mutandis, Rantsev, précité, § 301). Par ailleurs, concernant l’obligation faite aux États d’élaborer une législation permettant d’incriminer les infractions relatives à ce phénomène, la Cour constate que le code pénal grec interdisait expressément à l’époque des faits le trafic à des fins sexuelles. En particulier, l’article 351 du code pénal définissait la traite des êtres humains conformément à sa définition par le Protocole de Palerme et la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (voir paragraphes 32 et 37 ci-dessus). De plus, l’article 12 de la loi no 3064/2002 prévoit des mesures de protection spécifiques pour les victimes du trafic des êtres humains en ce qui concerne leur intégrité physique et liberté individuelle. La même disposition met aussi à la charge des autorités l’octroi, entre autres, de l’aide au logement, à l’alimentation, aux soins de santé et du support psychologique et judiciaire. Par ailleurs, lorsque la victime du trafic à des fins sexuelles est un étranger se trouvant illégalement sur le territoire grec, la législation à l’époque des faits prévoyait la possibilité de suspendre la procédure d’expulsion contre elle.

71. Enfin, la Grèce a déjà incorporé dans son droit interne certains des textes internationaux principaux relatifs à la traite des êtres humains. Ainsi, à travers des lois nos 3875/2010 et 4216/2013, ont respectivement été ratifiés le Protocole de Palerme et la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Quant au droit de l’Union européenne, la loi no 4198/2013 a transposé la directive 2011/36 de l’Union Européenne sur la prévention et la répression de la traite des êtres humains.

72. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne considère pas que la législation pertinente en vigueur en Grèce au moment des faits ait manqué à offrir à la requérante une protection pratique et effective.

ii. Quant à la suffisance des mesures opérationnelles prises pour protéger la requérante

73. La date cruciale à retenir quant à l’obligation pesant sur les autorités de prendre des mesures concrètes pour la protection de la requérante en tant que victime de la traite à des fins d’exploitation sexuelle est le 29 novembre 2006. À cette date, et durant sa détention en vue de son expulsion, la requérante a explicitement affirmé aux autorités qu’elle était victime de la traite des êtres humains.

74. Il revient donc à la Cour d’examiner si, avant le 29 novembre 2006, les autorités compétentes pouvaient raisonnablement connaître ou soupçonner que la requérante était victime de la traite des êtres humains. En outre, à partir de cette date la Cour examinera si les autorités policières et judiciaires ont pris les mesures nécessaires relevant de leurs pouvoirs pour offrir une protection adéquate à la requérante.

75. En ce qui concerne la période antérieure au 29 novembre 2006, la requérante n’affirme pas avoir appelé l’attention des autorités sur sa situation de victime de traite. En effet, il ressort du dossier que malgré des contacts à plusieurs reprises et sous différents contextes avec les autorités internes, celles-ci n’ont pas été alertées sur la situation particulière de la requérante. Tel a par exemple été le cas lorsque la requérante a déposé des demandes d’asile auprès des autorités compétentes. La Cour prend aussi à cet égard note du fait que, même sans avoir connaissance de sa situation spéciale, les autorités ont offert à la requérante une place dans un centre d’accueil mais celle-ci ne s’est pas par la suite présentée pour la revendiquer.

76. Quant à la période postérieure au 29 novembre 2006, les autorités compétentes ne sont pas restées indifférentes à l’égard de l’affirmation explicite de la requérante d’avoir été victime de traite par K.A. et D.J. Suite à sa dénonciation, les services policiers ont réagi immédiatement en confiant la requérante au service spécialisé de la police sur la répression de la traite afin d’enquêter sur la véracité de ses allégations. De plus, en vertu de la législation pertinente, la procédure d’expulsion qui était pendante contre la requérante n’a pas été achevée et celle-ci s’est vu attribuer un permis de résidence sur le territoire grec. Enfin, le 21 août 2007, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes a formellement qualifié la requérante de victime de la traite des êtres humains, ce qui, par ailleurs, a été confirmé par l’arrêt no 193/2012 de la cour d’assises d’Athènes.

77. Il n’en reste pas moins que bien que la requérante ait explicitement communiqué sa situation de victime de traite aux autorités le 29 novembre 2006, le procureur compétent ne lui a reconnu ce statut que le 21 août 2007, à savoir neuf mois environ plus tard. Or, les autorités nationales ne pouvaient ignorer depuis la fin de l’année 2006 que la requérante était soumise à la traite ou à l’exploitation. Mis à part la dénonciation concrète de la requérante et la connaissance des autorités qu’elle pratiquait systématiquement la prostitution, E.S., directrice de l’organisation gouvernementale « Nea Zoi », avait en effet confirmé, le 12 décembre 2006, aux autorités policières que, selon son expérience, la requérante était exploitée par quelqu’un à des fins sexuelles et que l’aide de la part de l’État était à cet égard nécessaire. Comme le Gouvernement l’admet, cette déposition n’a pas été incluse dans le dossier en temps utile. Par conséquent, la période de neuf mois environ qui s’est écoulée avant la reconnaissance de la requérante comme victime de la traite ne saurait être qualifiée de raisonnable. Cela est d’autant plus vrai que l’omission des autorités compétentes a pu avoir des conséquences négatives sur la situation personnelle de la requérante. En effet, sa mise en liberté a pu être retardée, puisqu’elle est restée en détention jusqu’au 20 février 2007. Il est à rappeler qu’en vertu de l’article 12 § 2 de la loi no 3064/2002 les autorités internes pouvaient suspendre plus tôt sa détention aux fins de son expulsion (voir paragraphe 32 ci-dessus).

78. Il s’ensuit que le retard mis par les autorités internes pour reconnaître la requérante en tant que victime de traite a marqué un défaut substantiel quant aux mesures opérationnelles que les autorités pouvaient prendre pour la protéger.

iii. Quant à l’effectivité de l’enquête policière et de la procédure judiciaire

79. La Cour note que la requérante concentre son argumentation sur deux aspects particuliers de la procédure judiciaire et administrative suivie en l’espèce. En ce qui concerne la procédure judiciaire, elle conteste l’acquittement de D.J. par la cour d’assises d’Athènes. En outre, en ce qui concerne l’enquête préliminaire et l’instruction de l’affaire, elle pointe le manque de diligence des autorités internes qui aurait sapé l’effectivité de la procédure.

80. Quant à l’acquittement de D.J., la Cour rappelle que l’identification et la punition des responsables de la traite n’est pas une obligation de résultat mais de moyens (voir paragraphe 68 ci-dessus). En l’occurrence, par un arrêt long de quarante-deux pages et après avoir pris en compte plusieurs témoignages de personnes impliquées dans l’affaire, la cour d’assises a conclu qu’il n’avait pas été établi que l’accusée forçait la requérante à la prostitution. En particulier, la juridiction compétente a notamment retenu que les allégations de la requérante étaient vagues et, en se fondant sur les éléments du dossier, elle a conclu que D.J. avait aussi été victime de la traite aux fins d’exploitation sexuelle. Par conséquent, il ne saurait être reproché à la cour d’assises d’Athènes d’avoir acquitté D.J. à travers un arrêt arbitraire ou insuffisamment motivé, de telle manière que l’obligation procédurale ressortant de l’article 4 ne soit pas respectée.

81. S’agissant du caractère adéquat de l’enquête policière, la Cour relève tout d’abord que les organes policiers ont réagi avec promptitude à la dénonciation de la requérante, faite le 29 novembre 2006, qu’elle était victime de traite aux fins d’exploitation sexuelle. L’enquête a été confiée au service de la police spécialisée dans la lutte contre la traite des êtres humains. La requérante a immédiatement été entendue par les officiers dudit service et, de plus, l’adresse présumée de K.A. et D.J. a été mise sous surveillance. En outre, plusieurs témoignages de personnes impliquées dans l’affaire ont été recueillis et l’investigation initiale, dont la requérante ne conteste pas son caractère indépendant, a été achevée le 22 décembre 2006, à savoir en temps utile.

82. Toutefois, un certain nombre d’aspects de la procédure administrative et judiciaire, afférents notamment à son caractère adéquat et sa diligence, ne sont pas satisfaisants. Tout d’abord, la plainte de la requérante a dans un premier temps, à savoir le 28 décembre 2006, été rejetée par le procureur compétent. Or, le procureur n’avait pas à sa disposition le témoignage de E.S., directrice de l’organisation non gouvernementale « Nea Zoi » qui confirmait, après avoir eu plusieurs contacts avec la requérante, qu’elle était de fait victime de traite aux fins d’exploitation sexuelle. Il est rappelé que ce témoignage n’avait, selon le Gouvernement, pas été versé au dossier en raison de l’inadvertance des autorités policières. La Cour considère que cette omission a pu vraisemblablement avoir un effet négatif sur l’appréciation initiale de la plainte par le procureur près le tribunal correctionnel ; en effet, ce témoignage a été pris en compte par le procureur près la cour d’appel, lorsque ce dernier a ordonné, le 1er juin 2007, au procureur près le tribunal correctionnel d’engager des poursuites pénales. Outre l’omission de verser ce témoignage au dossier de l’affaire, les autorités judiciaires compétentes n’ont pas repris de leur propre chef l’examen de la plainte de la requérante, suite à son inclusion. C’est la requérante qui a relancé la procédure par la saisine, le 26 janvier 2007, du parquet du tribunal correctionnel. Enfin, le procureur près la cour d’appel d’Athènes n’a ordonné l’engagement des poursuites pénales que le 1er juin 2007. Le Gouvernement ne présente pas d’explications sur cette période d’inactivité de plus de cinq mois. La Cour considère que ces actes ou omissions des autorités compétentes ont eu comme conséquence l’allongement du délai entre la dénonciation par la requérante de la situation litigieuse et l’engagement des poursuites pénales contre K.A. et D.J. Or, ce délai était crucial pour le prompt avancement de la procédure.

83. En second lieu, un certain nombre de déficiences de l’enquête préliminaire et de l’instruction de l’affaire ont entaché son efficacité. Ainsi, il est vrai que l’immeuble dans le quartier de Kypseli a été mis sous surveillance par la police, juste après la dénonciation de la requérante, dans le but de repérer K.A. Toutefois, après avoir constaté que ce dernier n’y habitait plus, la police n’a pas étendu ses recherches aux deux autres adresses mentionnées explicitement par la requérante dans sa déposition sous serment. Il n’apparaît pas non plus qu’elle ait tenté de recueillir d’autres informations notamment par le biais d’une enquête auprès du personnel de l’hôtel au centre d’Athènes devant lequel la requérante se prostituait régulièrement. Il est à noter que l’intensification de la recherche de K.A. paraissait cruciale à ce point de la procédure du fait que D.J., à savoir sa complice présumée, avait déjà été convoquée le 21 décembre 2006 par la police pour être entendue dans le cadre de l’enquête préliminaire.

84. En troisième lieu, tant la procédure préliminaire que l’instruction ont eu lieu avec des retards considérables. Ainsi, suite à l’engagement des poursuites pénales contre K.A. et D.J., le 21 août 2007, plus de quatre ans et huit mois environ se sont écoulés jusqu’à l’audience de l’affaire devant la cour d’assises d’Athènes. Certes, la Cour ne perd pas de vue que ce délai est à un certain degré justifié, vu le fait que K.A. et D.J. avaient entretemps pris la fuite et que l’audience de l’affaire ne pouvait pas avoir lieu en leur absence. Toutefois, des retards considérables entre les différents stades de la procédure sont constatés pour lesquels le Gouvernement n’offre pas d’explications. Ainsi, plus de six mois et demi se sont écoulés entre l’engagement des poursuites pénales, le 21 août 2007, et le 13 mars 2008, date de convocation à comparaître de K.A. et D.J. Or, à cette époque, ceux-ci n’habitaient plus dans le quartier de Kypseli. Par ailleurs, le Gouvernement n’offre pas d’explications sur le délai de onze mois environ entre la clôture de l’instruction, le 31 mars 2008 et le 25 février 2009, date à laquelle K.A. et D.J. ont été renvoyés en jugement.

85. Enfin, en ce qui concerne notamment K.A., l’auteur principal présumé des actes de traite au détriment de la requérante, il ne ressort pas du dossier que les autorités internes ont pris, à part son inscription dans le fichier des recherches criminelles de la police, d’autres initiatives concrètes pour le repérer et l’amener devant la justice. De surcroît, même pour la période postérieure à l’audience de l’affaire par la cour d’assises d’Athènes et l’acquittement de D.J., le Gouvernement n’offre pas d’informations concrètes sur l’état de l’investigation policière sur le sort de K.A. Ainsi, à titre d’exemple, il ne ressort pas du dossier que les autorités grecques ont établi une coopération et un contact avec les autorités nigérianes dans le but de repérer et arrêter K.A (voir, a contrario, M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, § 169, 31 juillet 2012).

c) Conclusion

86. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate un manque de célérité quant à la prise de mesures opérationnelles en faveur de la requérante et des déficiences à l’égard des obligations procédurales pesant sur l’État grec en vertu de l’article 4 de la Convention. La Cour conclut donc à la violation de cette disposition.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION

87. La requérante se plaint, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, de la durée de la procédure pénale dans laquelle elle s’est constituée partie civile. Elle affirme aussi qu’à l’époque des faits il n’existait en Grèce aucun recours effectif pour se plaindre de la durée excessive de la procédure. Elle invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, dispositions dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

88. Le Gouvernement allègue que ces griefs sont tardifs, puisque la procédure engagée par la requérante en tant que partie civile contre K.A. et D.J. s’est de fait terminée le 20 juillet 2009, date à laquelle le procureur compétent a ordonné en vertu de son acte no 19/2009 la suspension de l’audience de l’affaire. De l’avis du Gouvernement, il ne serait pas raisonnable de prendre en compte la période postérieure à la suspension de l’audience, puisque l’arrestation de D.J. et K.A. qui aurait permis la reprise de la procédure était aléatoire.

89. La requérante rétorque que ces griefs sont recevables.

90. En l’occurrence, la requérante s’est constituée partie civile pour une somme de quarante-quatre euros (voir paragraphe 27 ci-dessus). Partant, la procédure en cause revêt un caractère patrimonial et l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet civil (voir Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004I ; Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, § 26, 20 mars 2009). Par ailleurs, la Cour note que le 20 juillet 2009 la procédure afférente à l’affaire en cause n’était pas terminée ; son audience a été suspendue du fait que les accusés avaient pris la fuite. Par conséquent, le stade de l’audience de l’affaire, ayant eu lieu le 20 avril 2012, ne peut pas être dissocié des stades précédents de la procédure avec lesquels il forme un ensemble. Étant donné que la présente requête a été introduite le 20 octobre 2012, les griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention ne sont pas tardifs au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Tout en constatant que la fuite de K.A. et de D.J. peut être prise en compte par la Cour dans le cadre de l’appréciation de la responsabilité de l’État défendeur pour l’allongement de la procédure en cause, la Cour conclut qu’il convient de rejeter l’objection du Gouvernement tirée de la tardiveté de ces griefs.

91. Par ailleurs, la Cour constate que lesdits griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. En ce qui concerne la durée de la procédure

a) Période à prendre en considération

92. La période à considérer a débuté le 26 janvier 2007, date à laquelle la requérante a déclaré son intention de se constituer partie civile dans la procédure litigieuse (voir, Jarnevic et Profit c. Grèce, no 28338/02, § 21, 7 avril 2005). Elle s’est terminée le 20 avril 2012 avec la publication de l’arrêt no 139/2012. Elle a donc duré cinq ans et plus de deux mois pour un degré de juridiction.

b) Caractère raisonnable de la procédure

93. Le Gouvernement allègue que la période postérieure au 20 avril 2009 ne saurait être prise en considération. Quant à la période entre le 19 mai 2011, date d’arrestation de D.J. et le 20 avril 2012, date de publication de l’arrêt no 139/2012, il estime qu’elle n’est pas excessive.

94. La requérante rétorque que le délai de la procédure a été excessif et qu’il est imputable aux autorités internes.

95. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Glykantzi c. Grèce, no 40150/09, § 47, 30 octobre 2012).

96. La Cour a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Glykantzi, précité, § 71).

97. En l’occurrence, sans méconnaître la complexité que présentait la présente affaire au niveau de son investigation, la Cour constate que deux ans et demi environ se sont écoulés entre la constitution de la requérante comme partie civile et la suspension de la procédure en vertu de l’acte no 19/2009 du procureur compétent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, et la célérité particulière qui est exigée dans le traitement de ce type d’affaires (voir paragraphe 68 ci-dessus), la Cour considère qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse a été excessive pour un degré de juridiction et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

98. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 quant à la durée de la procédure.

2. En ce qui concerne l’existence d’un recours effectif quant à la durée de la procédure

99. La Cour rappelle que l’article 13 garantit un recours effectif devant une instance nationale permettant de se plaindre d’une méconnaissance de l’obligation, imposée par l’article 6 § 1, d’entendre les causes dans un délai raisonnable (voir Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 156, CEDH 2000XI).

100. Par ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de constater que l’ordre juridique hellénique n’offrait pas à l’intéressée à l’époque des faits un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention leur permettant de se plaindre de la durée d’une procédure (voir, parmi beaucoup d’autres, Glykantzi, précité, § 57). Au vu des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention en raison, à l’époque des faits, de l’absence en droit interne d’un recours qui aurait permis à la requérante d’obtenir la sanction de son droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

101. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

102. La requérante réclame 12 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi en raison de la violation des articles 4, 6 § 1 et 13.

103. Le Gouvernement affirme que la somme revendiquée est excessive.

104. La Cour considère que la requérante a dû subir un dommage moral en raison de l’atteinte aux droits garantis par les dispositions précitées et que le constat seul de violation n’en constitue pas une réparation suffisante. Statuant en équité, comme le permet l’article 41 de la Convention, la Cour alloue à la requérante la totalité de la somme demandée, à savoir 12 000 EUR au titre du dommage moral subi, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

105. La requérante sollicite une somme de 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle produit à l’appui copie d’une note détaillée d’honoraires. Elle demande à la Cour d’ordonner le versement de la somme en cause directement sur le compte de son représentant, le Moniteur grec Helsinki.

106. Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive et non étayée.

107. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu du document en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour accorde à la requérante la somme de 3 000 EUR au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par elle à titre d’impôt. Cette somme sera à verser sur le compte bancaire de son représentant, le Moniteur grec Helsinki (voir Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 103, CEDH 2013 (extraits).

C. Intérêts moratoires

108. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 4 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 12 000 EUR (douze mille euros) à la requérante, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 3 000 EUR (trois mille euros) à la requérante, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par elle, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire de son représentant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 janvier 2016, en application de l’article 77§§2 et 3 du règlement de la Cour.

André Wampach Mirjana Lazarova Trajkovska
Greffier adjoint Présidente