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DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 51902/08
Fatma YÜKSEL
la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 9 avril 2013 en une chambre composée de:
Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 8 octobre 2008,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante:
EN FAIT
1.La requérante, Mme Fatma Yüksel, est une ressortissante turque née en 1953 et résidant à Adana. Elle a été représentée devant la Cour par MeH.Gürcan, avocat à Adana. Le gouvernement turc («le Gouvernement») a été représenté par son agent.
A.Le décès de Volkan Yüksel et l’enquête pénale
2.Le 2 août 2001, le fils de la requérante, Volkan Yüksel («Volkan»), engagé volontaire, intégra le commandement du centre de formation de Gaziemir – İzmir.
3.Le 9 août 2001, il fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical avant de commencer son entraînement militaire. Il fut considéré par les médecins comme apte à accomplir la formation militaire.
4.Le même jour, il fut vacciné contre la méningite.
5.Le 10 août 2001, vers 9 heures, il commença un entraînement militaire.
6.Le capitaine Y.D. lui demanda de cesser de rire et de faire correctement les exercices demandés.
7.Malgré cet avertissement, Volkan continua à rire avec ses camarades.
8.Le capitaine Y.D. demanda alors à Volkan et au chef de section de faire un autre exercice, appelé «la danse du commando», consistant en des sauts effectués en position accroupie.
9.Volkan ne réussit pas l’exercice de manière satisfaisante aux yeux du capitaine Y.D.
10.Celui-ci ordonna alors à Volkan de ramper, chargé de son fusil, sur environ 36 mètres.
11.Après avoir effectué l’exercice avec difficulté, Volkan rejoignit la troupe. Il déclara ne pas se sentir bien et il vomit. Son chef l’autorisa à se reposer à l’ombre d’un arbre.
12.Lors du déjeuner, Volkan dit à ses camarades qu’il se sentait très mal et qu’il n’avait pas envie de manger.
13.Après le déjeuner, il se sentait encore plus mal. L’un des soldats remarqua que Volkan avait du mal à se tenir debout tout seul et qu’il semblait avoir des hallucinations.
14.Un sous-lieutenant prit la température de Volkan: elle était de 41,50o.
15.Une ambulance fut dépêchée sur les lieux.
16.Volkan fut d’abord admis, à 14 h 50, à l’hôpital militaire Mevki. Les médecins estimèrent que son pronostic vital était engagé. Volkan fut alors emmené en ambulance aux urgences de l’hôpital universitaire Ege.
17.Vers 15 h 40, Volkan arriva inconscient aux urgences de l’hôpital. Il souffrait d’hypotension et de tachycardie, il avait une forte fièvre (42o) et il présentait une perte du réflexe pupillaire à la lumière.
18.Les médecins procédèrent à l’intubation du patient. Ils estimèrent que celui-ci avait probablement une septicémie, un syndrome de coagulation intravasculaire disséminée et un purpura thrombotique thrombocytopénique (PTT).
19.Malgré le traitement médical d’urgence prodigué par les médecins, Volkan décéda le même jour, vers 22 h 30.
20.Une instruction pénale fut ouverte aussitôt.
21.Le procureur militaire se rendit sur les lieux de l’incident.
22.Des témoignages furent recueillis. Les soldats et les autorités militaires interrogés affirmèrent notamment que la santé de Volkan s’était dégradée brusquement au cours de l’entraînement.
23.Une autopsie classique fut pratiquée. La cause du décès ne put être établie avec certitude.
24.Dans son rapport, la chambre spécialisée de l’institut médicolégal estimait qu’on ne pouvait considérer de manière certaine que le décès avait été causé par une infection. Elle notait que la composition du vaccin avait été analysée et qu’elle ne présentait aucune anomalie. Elle observait que les autres soldats vaccinés n’avaient pas eu de réaction indésirable. Selon les médecins légistes, le décès de Volkan avait probablement été causé par le syndrome de coagulation intravasculaire disséminée mais qu’il n’avait pas été possible de déterminer avec exactitude quelle avait été la cause étiologique de ce syndrome.
25.Le dossier de l’affaire fut renvoyé à une autre chambre spécialisée de l’institut médicolégal. Après examen des pièces du dossier, les médecins considérèrent à l’unanimité que Volkan était décédé à la suite d’un coup de chaleur et de complications médicales survenues par la suite.
26.Du 15 août 2001 au 10 septembre 2001, le capitaine Y.D. et le médecin de la caserne Ö.Ö. restèrent en détention provisoire.
27.Par un acte d’accusation du 6 janvier 2003, le procureur militaire requit leur condamnation. Il reprocha au capitaine Y.D. d’avoir puni Volkan le 10 août 2001 en lui ordonnant de faire des exercices supplémentaires alors qu’il faisait particulièrement chaud (37oC) à İzmir ce jour-là. Quant au médecin Ö.Ö, de l’avis du procureur, il aurait été négligent dans l’exercice de ses fonctions lors de l’examen médical obligatoire et lors de la prise en charge médicale de Volkan au cours de son malaise.
28.La requérante se constitua partie intervenante au procès.
29.Le tribunal demanda des rapports d’expertise complémentaires à l’institut médicolégal afin de déterminer la responsabilité éventuelle des personnes mises en cause.
30.Dans son rapport, l’institut médicolégal faisait observer dans un premier temps que le risque de décès existait en cas d’efforts intenses par temps de canicule. Il considéra dans un second temps que les médecins urgentistes n’avaient pas commis de faute lors de leur intervention pour sauver Volkan.
31.Le tribunal militaire de Güzelyalı – İzmir condamna les prévenus à des peines de prison, commuées en des peines d’amendes avec sursis, pour les faits reprochés par le parquet.
32.Le 29 mai 2007, la Cour de cassation militaire confirma le jugement de première instance concernant la condamnation du médecin Ö.Ö. Elle le cassa concernant la condamnation du capitaine Y.D.
33.Le 31 octobre 2007, le tribunal militaire de Güzelyalı – İzmir, statuant sur renvoi, relaxa le capitaine Y.D. au motif qu’il avait agi conformément à la loi militaire et qu’il n’avait commis aucune infraction lorsqu’il avait ordonné à Volkan de faire des exercices supplémentaires au cours de l’entraînement militaire. Les juges considérèrent notamment que l’exercice demandé à Volkan ne présentait pas de difficulté particulière.
34.Le 22 avril 2008, la Cour de cassation militaire confirma ce jugement en toutes ses dispositions. Elle considéra que le fait de demander à un soldat de ramper sur environ 35 mètres ne pouvait être considéré comme un traitement dégradant et que l’entraînement militaire n’était pas la cause directe du décès de Volkan. Quant aux conditions climatiques existant le jour de l’entraînement militaire, la Cour de cassation observa que l’exercice litigieux avait été effectué entre 9h 30 et 10 heures et qu’il n’était pas de nature à nécessiter un effort pouvant être qualifié d’intense.
B.La procédure administrative d’indemnisation
35.Parallèlement à la procédure pénale, la requérante, le père (M. Celal Yüksel), le frère (M. Okan Yüksel) et la sœur (Melle Banu Yüksel) de Volkan avaient, par une requête du 7 février 2002, demandé des dommages et intérêts au ministère de la Défense pour les préjudices matériel et moral qu’ils alléguaient avoir subis du fait du décès de leur proche survenu pendant une formation militaire.
36.Ils n’avaient obtenu aucune réponse du ministère.
37.Le 24 décembre 2002, ils saisirent, par l’intermédiaire de leur avocat, la Haute Cour administrative militaire d’une action en dommages et intérêts contre le ministère de la Défense.
38.Par un arrêt du 15 juin 2005, la Haute Cour administrative militaire donna gain de cause aux demandeurs. Elle condamna l’administration défenderesse à payer aux intéressés les sommes suivantes:
–au titre du dommage matériel, 7407 livres turques (TRY) (soit environ 4475 EUR) à Fatma Yüksel et 5142 TRY (soit environ 3105 EUR) à Celal Yüksel, sommes assorties d’intérêts moratoires au taux légal;
–au titre du dommage moral, 4900 TRY (soit environ 2960 EUR) conjointement à Fatma Yüksel et Celal Yüksel, ainsi que 2600 TRY (soit environ 1570 EUR) conjointement à Okan Yüksel et Banu Yüksel, sommes assorties d’intérêts moratoires au taux légal.
39.Pour ce faire, les juges rappelèrent que Volkan avait succombé à un coup de chaleur qui l’avait frappé lors d’un entraînement militaire. Ils observèrent que deux agents de l’administration avaient été mis en cause. L’un, le capitaine Y.D., le commandant de la compagnie, pour sa responsabilité présumée dans la survenance de l’incident, l’autre, le lieutenant Ö.Ö., le médecin de la compagnie, pour sa négligence présumée lors de l’examen médical obligatoire et pour son retard présumé dans la prise en charge du traitement médical de Volkan après l’incident. Se fondant sur ces constats, les juges considérèrent que, dans les circonstances de la cause, la responsabilité de l’administration devait être retenue pour cause de carences dans la formation de ses agents.
GRIEFS
40.Invoquant les articles 2, 3, 6 et 13 de la Convention, la requérante déplore les circonstances du décès de son fils. Elle se plaint d’une insuffisance de l’enquête conduite à ce sujet, reprochant à celle-ci son manque d’indépendance et d’impartialité.
EN DROIT
41.La requérante estime que le droit à la vie de Volkan n’a pas été protégé par les autorités militaires. Elle soutient que l’enquête menée dans le cadre de la procédure interne n’était ni indépendante ni impartiale, ce qui a eu, selon elle, pour conséquence que les responsables n’ont pas été punis.
42.Le Gouvernement conteste ces prétentions.
43.A titre liminaire, la Cour estime que, dans les circonstances de la cause, il convient d’examiner uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention les griefs formulés par la requérante (Ömer Aydın c. Turquie, no34813/02, §§ 35-36, 25 novembre 2008), étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Guerra et autres c.Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).
44.La Cour rappelle que, lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de celle-ci, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention.
45.Elle rappelle ensuite que, cela étant, l’atténuation d’une peine ou l’adoption d’une décision ou mesure favorable au requérant par les autorités nationales n’emportera la perte de la qualité de victime que si elle est accompagnée d’une reconnaissance explicite ou, au moins en substance, suivie d’une réparation appropriée et suffisante de la violation (Scordino c.Italie (no 1) [GC], no36813/97, §§ 178 et suivants, CEDH 2006-V).
46.Lorsque ces deux conditions sont remplies, le caractère subsidiaire du mécanisme de protection instauré par la Convention empêche la Cour de procéder à son propre examen (Eckle c.Allemagne, 15 juillet 1982, §§64‑70, sérieA no51, Jensen c.Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH2001‑X, Cataldo c. Italie (déc.), no45656/99, CEDH 2004‑VI, Caraherc.Royaume‑Uni (déc.), no24520/94, CEDH 2000‑I, Hay c.Royaume-Uni (déc.), no41894/98, CEDH 2000‑XI, et Göktepe c. Turquie (déc.), no 64731/01, 26avril 2005).
47.La perte de la qualité de victime dépend, notamment, de la nature du droit dont la violation est alléguée, de la motivation de la décision (Jensen, décision précitée) et de la persistance des conséquences désavantageuses pour l’intéressé après cette décision (Freimanis et Līdums c. Lettonie, nos73443/01 et 74860/01, § 68, 9 février 2006).
48.La qualité de victime d’un requérant peut donc dépendre de l’indemnité qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont celui-ci se plaint devant la Cour.
49.Le caractère approprié et suffisant du redressement offert au requérant dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010).
50.En ce qui concerne l’article 2 de la Convention, il y a lieu de faire une distinction entre les affaires dans lesquelles la mort a été infligée volontairement ou est résultée d’une agression ou de mauvais traitements, et celles où la mort est survenue à la suite de négligences.
51.S’agissant des affaires dans lesquelles la mort a été infligée volontairement ou est résultée d’une agression ou de mauvais traitements, la Cour réitère que l’article 2 de la Convention impose aux Etats contractants, en cas d’agression mortelle, de mener des investigations pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999‑IV). Dès lors, le simple octroi de dommages et intérêts ne saurait suffire, dans ce type d’affaires, à réparer la violation de l’article 2 et à retirer la qualité de victime. En effet, si les autorités pouvaient se borner à réagir, en cas de mauvais traitements infligés délibérément par des agents de l’Etat et ayant conduit au décès de la victime, en accordant une simple indemnité et sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’Etat pourraient, dans certains cas, enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale absolue de la torture et des traitements inhumains ou dégradants serait dépourvue d’effet utile, en dépit de son importance fondamentale (Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no7888/03, § 55, 20décembre 2007, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §74, Recueil 1998‑VI, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998‑I, Velikova c. Bulgarie, no41488/98, §89, CEDH 2000-VI, Salman c.Turquie [GC], no21986/93, § 83, CEDH 2000-VII, Gül c.Turquie, no22676/93, § 57, 14décembre 2000, Kelly et autres c.Royaume-Uni, no30054/96, § 105, 4mai 2001, et Avşar c. Turquie [GC], no25657/94, §377, CEDH 2001-VII).
52.S’agissant des affaires où la mort est survenue à la suite de négligences, l’approche est différente. Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir les responsabilités et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, telle que le versement de dommages et intérêts. Autrement dit, lorsque la mort n’a pas été causée intentionnellement, l’obtention de dommages et intérêts par le biais d’une procédure civile ou administrative peut constituer un redressement approprié.
53.Dans la présente espèce, la Cour observe en premier lieu que la Haute Cour administrative militaire a clairement reconnu que les agents de l’administration avaient commis une négligence fautive dans l’exercice de leurs fonctions et que celle-ci avait conduit à la mort du fils de la requérante. L’administration a été tenue pour responsable de ce décès en raison de l’existence de carences dans la formation de ses agents (paragraphe 39 ci-dessus).
54.La Cour observe en second lieu que la Haute Cour administrative militaire a octroyé des indemnités à la famille de Volkan (paragraphe 38 ci‑dessus). Elle considère que, dans le contexte spécifique de la présente affaire, le montant octroyé correspond à une réparation adéquate et suffisante au sens de l’article 2 de la Convention.
55.Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu en l’espèce un redressement approprié de l’atteinte au droit à la vie et que la requérante ne peut plus se prétendre «victime», au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de l’article2.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident