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Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 24537/10
présentée par Fikriye ŞEN et autres
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 14 février 2012 en un Comité composé de :
Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Guido Raimondi,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,
Vu la requête susmentionnée introduite le 31 mars 2010,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérantes, Mmes Fikriye Şen et Bahar Ergeldi Çekiç, ainsi que leurs enfants M. Bekir Şen et Mlle Zeynep Çağla Çekiç sont des ressortissants turcs, nés respectivement en 1967, 1975, 1994 et 2002 et résident à Izmir et Ankara. Ils sont les proches de MM. Yılmaz Şen et Nevcivan Çekiç, décédés respectivement en 2007 et 2003. Ils sont représentés devant la Cour par Me E. Bora, avocat à Ankara.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
1. La procédure de dédommagement concernant la mort de M. Yılmaz Şen
Le 11 juillet 2007, M. Yılmaz Şen décéda dans un accident de la circulation. Il était le conducteur du véhicule impliqué dans l’accident. Les procès-verbaux et les expertises conclurent qu’il était entièrement responsable dans la survenance de l’accident.
Le 28 février 2008, les requérants Fikriye Şen et Bekir Şen intentèrent une action en dédommagement contre la société d’assurance auprès de laquelle le véhicule était assuré.
Alors que cette action était pendante, la Cour de cassation effectua un revirement de jurisprudence quant aux principes applicables à ce type de litige et décida dorénavant de prendre en considération la proportion de la faute attribuable au défunt dans la survenance de l’accident et ainsi de ne pas octroyer une indemnisation à ses proches en cas de la responsabilité totale du défunt.
Le 31 décembre 2008, suivant la position ainsi adoptée par la Cour de cassation et prenant en considération que le défunt était le seul responsable de l’accident, la juridiction de première instance débouta les requérants de leur demande d’indemnisation.
Le 17 décembre 2009, la Cour de cassation confirma ce jugement pour le motif que les proches du défunt ne pouvaient pas bénéficier de la faute du défunt et que la société d’assurance pouvait soulever contre eux les exceptions qu’elle pouvait soulever contre le défunt s’il était en vie.
2. La procédure de dédommagement concernant la mort de M. Nevcivan Çekiç
Le 27 mai 2003, M. Nevcivan Çekiç décéda dans un accident de la circulation. Il était le conducteur du véhicule impliqué dans l’accident et le seul responsable dans la survenance de l’accident.
Le 23 mai 2008, les requérants Bahar Ergeldi Çekiç et Zeynep Çağla Çekiç intentèrent une action en dédommagement contre la société d’assurance auprès de laquelle le véhicule était assuré.
Le 10 juin 2009, prenant en compte le revirement de jurisprudence adopté par la Cour de cassation quant aux principes applicables à ce type de litige et constatant que le défunt était le seul responsable de l’accident, la juridiction de première instance rejeta le recours introduits par les requérants. Les requérants ne formèrent pas de pourvoi.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
D’après l’article 91 § 1 du code de la circulation (loi no 2918 du 18 octobre 1983), les propriétaires de véhicules à moteur sont obligés de souscrire une assurance en vue de couvrir leurs responsabilités découlant de l’article 85 de ce code. Selon ce dernier article, le propriétaire d’un véhicule à moteur est responsable des dommages corporels et matériels causés par l’utilisation de ce véhicule. Le propriétaire du véhicule est également responsable des actes du conducteur.
Les proches du conducteur décédé lors d’un accident peuvent demander à la société d’assurance un dédommagement pour privation de soutien matériel.
Ainsi qu’il ressort des décisions de justice fournis par les requérants, jusqu’en 2008, la Cour de cassation ne prenait pas en considération la faute attribuable au conducteur défunt dans la survenance de l’accident, au motif que le dommage subi par les proches du défunt était un dommage indirect, et que l’indemnisation réclamée par eux ne faisait pas partie de l’héritage. Elle concluait que les ayants-droit à ce dédommagement étaient des tierces personnes sans faute et que, par conséquent, l’assureur ne pouvait pas opposer aux héritiers les fautes imputables au conducteur. A partir de 2008, la Cour de cassation a commencé à prendre en considération la faute imputable au conducteur décédé. Elle considère que les proches du défunt ne peuvent pas bénéficier de la faute du défunt et que la société d’assurance peut soulever contre ceux-ci les exceptions qu’elle pouvait soulever contre le défunt s’il était en vie. La société d’assurance peut ainsi demander la diminution du dédommagement en proportion de la faute dans la survenance de l’accident et le rejet de la demande quand le défunt est le seul responsable.
GRIEF
Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent de n’avoir pas pu obtenir réparation en raison du revirement de la jurisprudence opéré par la Cour de cassation.
EN DROIT
La Cour constate que les requérants se plaignent de l’interprétation et de l’application d’une règle de droit matériel.
Pour autant que le grief des requérants puisse être compris comme visant l’interprétation de la loi et le résultat de la procédure menée devant les juridictions internes, la Cour rappelle qu’aux termes de l’article 19 de la Convention elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I)
A cet égard, la Cour rappelle également qu’il ne lui appartient pas d’apprécier l’opportunité des choix de politique jurisprudentielle opérés par les juridictions internes ; son rôle se limite à vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui en découlent (voir Soumare c. France, 24 août 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).
Elle relève que le principe de la sécurité juridique est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et qu’elle constitue l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit (voir par exemple Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, CEDH 2007‑V (extraits)). Toutefois, les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (voir Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008).
Ainsi, la Cour estime que le fait d’opérer un revirement de jurisprudence relève du pouvoir discrétionnaire de toute juridiction tant au niveau national qu’international du fait que la jurisprudence n’est pas immuable, notamment dans les pays de droit écrit dont fait partie la Turquie. Telle ou telle jurisprudence, dans une matière donnée, peut évoluer et connaître, le cas échéant, un revirement, qui signifie, par essence, que la solution antérieure n’était pas satisfaisante (voir S.S. Balıklıçeşme Beldesi Tarım Kalkınma Kooperatifi et autres c. Turquie, nos 3573/05, 3617/05, 9667/05, 9884/05, 9891/05, 10167/05, 10228/05, 17258/05, 17260/05, 17262/05, 17275/05, 17290/05 et 17293/05, § 28, 30 novembre 2010).
Elle rappelle qu’une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive empêcherait tout changement ou amélioration (Atanasovski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 36815/03, § 38, 14 janvier 2010).
En l’espèce, ainsi qu’il ressort des décisions de justice fournies par les requérants, avant 2008, les juridictions saisies ont interprété et appliqué les règles matérielles en question de manière uniforme dans toutes les affaires similaires et n’ont pas pris en considération la faute attribuable au conducteur défunt dans la survenance de l’accident, lors de la détermination de l’indemnité à accorder aux proches. Elles ont ainsi établi une jurisprudence constante en la matière, sans faire de distinction entre les justiciables durant ladite période. Toutefois, les juridictions saisies n’étant pas liées par les décisions antérieures et toute solution, même invariable, pouvant être remise en cause, celles-ci ont procédé à un revirement de jurisprudence à partir de l’année 2008 et ont commencé à prendre en compte, dans tous les dossiers du même genre, le degré de la faute du défunt dans le calcul de ces indemnités. C’est précisément la nouvelle solution adoptée par la Cour de cassation, et appliquée de la même manière depuis, que les tribunaux turcs ont mis en œuvre lorsqu’ils ont statué sur la cause des requérants. Les juridictions nationales ont rejeté les demandes d’indemnisation des requérants au terme de procédures contradictoires et ont dûment motivé leurs décisions. La Cour ne décèle aucun indice d’arbitraire dans la conduite des procès en question.
L’examen des décisions fournies par les requérants montrent que la jurisprudence appliquée au litige des requérants était claire, cohérente et uniforme et ne présentait aucun élément d’incertitude, de sorte que l’on ne saurait faire ici état d’une quelconque atteinte au principe de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables (voir Işık c. Turquie, no 35224/05, 16 juin 2009).
Aussi, la Cour n’aperçoit aucune raison de remettre en cause la conclusion à laquelle sont parvenues, dans le cas des requérants, les juridictions nationales.
Il s’ensuit que le grief en question est manifestement mal fondé et qu’il y a lieu de le rejeter en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Françoise Elens-Passos Isabelle Berro-Lefèvre.
Greffière adjointe Présidente