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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 29064/08 et 29979/08
Sophie FLOQUET contre la France
et Francis ESMÉNARD contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 10 janvier 2012 en une chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Karel Jungwiert,
Boštjan M. Zupančič,
Mark Villiger,
Ann Power-Forde,
Angelika Nußberger,
André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 17 juin 2008,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, Mme Sophie Floquet, est une ressortissante française, née en 1960 et résidant à Paris. Elle est représentée devant la Cour par Me A. Comte, avocat au barreau de Paris. M. Francis Esménard est également un ressortissant français. Né en 1936, il est domicilié à Paris et est représenté devant la Cour par Me C. Bigot, avocat au barreau de Paris. La première requérante est journaliste, le second requérant est éditeur. Le gouvernement défendeur est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l’espèce
1. Le contexte de l’affaire
Le 19 octobre 1995, le juge Bernard Borrel, alors détaché auprès du ministre de la Justice de Djibouti en tant que conseiller technique, fut retrouvé mort à quatre-vingts kilomètres de la ville de Djibouti. Son corps, à demi dénudé et en partie carbonisé, gisait à une vingtaine de mètres en contrebas d’une route isolée. Début novembre 1995, l’enquête menée par la gendarmerie locale conclut au suicide par immolation.
En novembre 1995, une information judiciaire fut ouverte à Toulouse pour recherche des causes de la mort du magistrat. Le corps, dès son rapatriement en France, fut inhumé à Toulouse. En février 1996, une autopsie fut pratiquée sur la dépouille du juge ; les résultats, communiqués à l’épouse du défunt, conclurent au suicide par auto-aspersion d’essence.
En février 1997, la veuve de Bernard Borrel, contestant cette thèse, se constitua partie civile en déposant plainte contre personne non dénommée pour assassinat. En avril 1997, une information judiciaire fut ouverte. En juillet 1997, une étude médico-légale privée, commandée par la partie civile, rendit ses conclusions selon lesquelles l’absence totale de produit de carbonisation dans les poumons du juge révélait que le feu avait pris alors qu’il était déjà mort. L’instruction fut par la suite dépaysée à Paris, le dossier étant confié fin octobre 1997 à la juge Mme M., qui s’adjoignit les services du juge L.L., tous deux du pôle des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris.
En mars 1999, les magistrats instructeurs se rendirent à Djibouti, hors la présence des parties civiles.
Alors que Mme Borrel contestait la thèse du suicide, un témoin, réfugié en Belgique et ancien membre de la garde présidentielle djiboutienne, donna en décembre 1999 du crédit à la thèse de l’assassinat, mettant en cause l’ancien chef de cabinet du président de la République de Djibouti. Ce témoignage suscita une vive polémique, dont la presse écrite et audiovisuelle se fit l’écho. En janvier 2000, la juge M. auditionna ce témoin à Bruxelles, à la suite de quoi ce dernier remit en cause son impartialité, alléguant avoir subi des pressions de sa part afin qu’il revienne sur son témoignage. Dans le cadre de l’information suivie du chef d’assassinat, trois syndicats de magistrats se constituèrent partie civile, dont l’Union syndicale des magistrats (« USM ») le 2 février 2000. Enfin, début mars 2000, les juges d’instruction, accompagnés de la directrice de l’institut médico-légal de Paris et du procureur de la République adjoint de Paris, se déplacèrent de nouveau à Djibouti pour y réaliser une reconstitution des faits, sans la présence des parties civiles qui en avaient fait la demande mais s’étaient vu refuser leurs demandes de visas.
Par un arrêt de la chambre de l’instruction du 21 juin 2000, les deux magistrats instructeurs furent dessaisis du dossier en raison de leur refus, jugé injustifié, d’ordonner un nouveau transport à Djibouti en présence des parties civiles. Le dossier fut confié à un autre juge d’instruction.
2. Les poursuites diligentées contre les requérants
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
En 2002, 2003 et 2004, la requérante publia des ouvrages intitulés « Le rapport Omerta », dans lesquels elle entendait revenir, avec des experts et d’autres journalistes, sur des sujets d’actualité, liés selon elle à des dysfonctionnements des institutions.
Le « rapport Omerta 2003 », sous-titré « Ce qu’il faut savoir ... Et ce que les médias ne vous disent pas », consacrait un chapitre à l’affaire du juge Borrel sous le titre « En France, on maquille encore le meurtre d’un magistrat ».
Le 25 avril 2003, les juges M. et L.L., qui étaient mentionnés à plusieurs reprises dans cet ouvrage, déposèrent plainte pour diffamation publique envers fonctionnaire public et se constituèrent parties civiles.
Les requérants, respectivement auteur de l’ouvrage et directeur la maison d’édition ayant publié le livre, furent renvoyés devant le tribunal de grande instance de Nanterre le 7 juin 2004.
Les parties civiles estimaient que les passages suivants étaient diffamatoires à leur encontre :
1. « En France, on maquille encore le meurtre d’un magistrat ».
2. « C’est une affaire d’État. C’est l’histoire de l’étouffement d’un meurtre. C’est une affaire exemplaire de ce que la politique africaine de la France peut engendrer de cynisme et de mauvais calculs. Bernard Borrel, magistrat « suicidé » en 1995 à Djibouti, était sorti major de la promotion « Juge Michel » à l’École de la magistrature. Il a suivi le destin de son modèle au-delà de ses espérances. Depuis plus de sept ans, la France fait tout pour taire la vérité sur l’assassinat de l’un de ses représentants. »
3. « La justice n’a parfois besoin de personne pour mettre en péril sa propre crédibilité. En 1995, le magistrat Bernard Borrel meurt à Djibouti, où il effectuait une mission de coopération. Un suicide, assurent aussitôt les autorités locales, composées d’immenses humanistes. Le Quai d’Orsay relaie cette thèse sans broncher. Depuis sept ans, la veuve de Bernard Borrel se bat pour faire éclater une vérité qui semble établie : son mari a été assassiné. La France, amie très intéressée de Djibouti, base militaire avancée sur l’Afrique et l’océan indien, ne l’aide pas vraiment dans sa tâche douloureuse. Bernard Nicolas, journaliste à Canal Plus, a enquêté durant plusieurs années sur cette mort controversée. Documents et témoignages à l’appui, il raconte comment la France moderne ne peut encore couvrir un assassinat politique et, pour tout dire, terroriste. »
4. « La suite va lui montrer de quoi est capable la justice française. »
5. « Mais la France, sa justice que le monde entier lui envie, ses experts parmi les plus qualifiés de l’univers n’ont rien vu ni entendu. »
6. « Ce qu’a subi Ali Iftin est assez exemplaire de l’attitude de la France dans l’affaire Borrel : une volonté d’étouffement qui confine à l’obstruction et provoque des dysfonctionnements judiciaires graves. »
7. « En octobre 1999, un avocat belge, maître Luc Cambier, signale par courrier à Interpol qu’un de ses clients, un djiboutien réfugié à Bruxelles, est prêt à témoigner dans l’affaire Borrel. Curieusement, les deux juges français ne semblent pas intéressés par ce témoignage qui, selon l’avocat belge, pourrait remettre en question la thèse du suicide de Bernard Borrel. »
8. « Trois mois plus tard, constatant que les juges français ne réagissent pas, le djiboutien réfugié en Belgique décide de parler à des journalistes. »
9. « En janvier 2000, Mme M. se déplace à Bruxelles pour entendre ce témoin. Une audition que l’ex-officier n’oubliera jamais : ‘Après ma déposition, la juge M. me dit que je vais me mettre à dos les mafias corses et libanaises, que je dois savoir à quel point le président djiboutien est dangereux et qu’il est encore temps de revenir sur mon témoignage... Je n’en croyais pas mes oreilles, j’ai pris ça comme une mise en garde...’ »
10. « Cette reconstitution, qui a été filmée, est surréaliste. On y découvre les différents protagonistes hilares, en particulier lorsque le procureur adjoint de Paris joue le rôle de Bernard Borrel, pieds nus sur les rochers. »
11. « Les conditions de cette reconstitution effectuée sans les parties civiles, ce qui n’est pas l’usage, provoquent le dessaisissement des juges M. et L.L. en juin 2000. »
12. « Fort Boyard à Djibouti ».
13. « Les magistrats parisiens ont tout fait pour imposer la version du suicide de Bernard Borrel. Le sens de leurs démonstrations échappe à la logique la plus élémentaire. Et on comprend pourquoi cette cassette vidéo de la reconstitution de mars 2000, accablante pour la justice française, est restée longtemps inaccessible aux parties civiles. »
14. « En 2002, le ‘médiatiquement correct’ s’est encore enrichi de nouvelles subtilités. Tout n’irait pas si mal au royaume de la censure judiciaire si les magistrats et les truands acceptaient la liberté d’informer, si les procéduriers n’étaient pas reçus à bras ouverts par certains tribunaux, si le ‘racket judiciaire’ n’était pas devenu un moyen d’arrondir ses fins de mois en frappant journaux et éditeurs directement au portefeuille. »
Le tribunal de grande instance de Nanterre se prononça par un jugement du 27 septembre 2005. Il examina l’affaire à la lumière des articles 29, 31 et 42 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881.
Il déclara l’action des parties civiles irrecevable pour les six premiers passages. Il considéra en effet que ces propos ne visaient pas les deux magistrats en particulier.
Il examina ensuite les autres extraits de l’ouvrage.
Pour ce qui est des points 7 et 8 (voir ci-dessus), le tribunal releva que les deux magistrats étaient décrits comme n’ayant pas eu un comportement professionnel approprié puis comme ayant délaissé un témoin qui s’avérait, selon l’auteur, être important pour le dossier. Il ajouta qu’il était insinué qu’au mépris de leur statut et obligations professionnelles, les deux magistrats instructeurs avaient fait preuve de carence professionnelle pour tenter de contribuer à sauvegarder la thèse du suicide. Ce faisant, ils avaient failli à leur serment de magistrat. Le tribunal estima que ces éléments conféraient un caractère diffamatoire à ces deux extraits.
Le tribunal se pencha ensuite sur les passages concernant le transport des juges d’instruction à Djibouti (points 10, 11, 12 et 13 ci-dessus) et conclut que l’emploi du qualificatif « surréaliste », la mention de l’hilarité des protagonistes, parmi lesquels les deux magistrats, puis l’emploi de l’expression « Fort Boyard à Djibouti » ne ressortaient pas de la seule subjectivité de l’auteur. Selon lui, ils qualifiaient le comportement des deux magistrats qui d’une part, n’avaient pas agi selon les prescriptions légales et, d’autre part, avaient méconnu leur devoir de réserve, par leur hilarité. Il estima que la diffamation à raison de ces passages était double. A une méconnaissance affichée de leur devoir de réserve s’ajoutait l’insinuation que, par n’importe quel moyen, la thèse du suicide devait subsister. Quant à la cassette vidéo, le tribunal releva qu’il était écrit que ce document, au demeurant tronqué, était « édifiant ».
Le tribunal conclut que ces trois imputations constituaient une atteinte à l’honneur ou à la considération des deux parties civiles.
Concernant le dessaisissement des juges (point 11 ci-dessus), le tribunal releva que, selon cette phrase du texte, ce sont les conditions de la reconstitution, au surplus effectuée sans les parties civiles, contrairement à l’usage, qui avaient provoqué le dessaisissement, alors qu’il ressortait de l’arrêt de la chambre d’accusation ayant ordonné ce dessaisissement, que celui-ci faisait suite au refus, jugé injustifié, des juges d’instruction, d’ordonner un nouveau transport sur les lieux en présence des parties civiles.
Le tribunal examina enfin les deux passages concernant uniquement la juge M.
Pour ce qui est de l’extrait relatif à l’audition du témoin à Bruxelles (point 9 ci-dessus), il estima qu’invoquer des « mafias corses et libanaises », la dangerosité du Président de Djibouti pour justifier une demande de rétractation d’un témoignage de la part d’un juge d’instruction qui assistait à l’exécution d’une commission rogatoire délivrée à l’État de Belgique était l’équivalent d’un abus de ses fonctions par ce magistrat et était, à ce titre, diffamatoire.
En ce qui concerne le dernier passage (point 14 ci-dessus), il jugea que ce propos n’était pas d’ordre général et que le sens du texte était que, n’acceptant pas la liberté d’informer, la juge M. voulait gagner de l’argent en poursuivant en justice ceux qu’elle estimait l’avoir injustement mise en cause. Il estima que cette imputation était diffamatoire au sens de l’article 31 alinéa 1 de la loi sur la presse car elle établissait que la qualité de magistrat avait été le support du propos.
Le tribunal constata par ailleurs que les requérants n’avaient pas fait d’offre de preuve en application de l’article 55 de la loi sur la presse et examina l’excuse de la bonne foi invoquée par les prévenus. Il rappela que l’auteur de propos jugés diffamatoires peut prétendre au bénéfice de la bonne foi s’il établit qu’il a poursuivi un but légitime, a été étranger à toute animosité personnelle et s’est conformé à certaines exigences, notamment le sérieux de l’enquête et la prudence dans l’expression. Il estima que ne peut être remis en cause le droit d’enquêter et de publier le résultat de ses recherches sur le décès d’un magistrat et ne releva pas d’animosité dans le texte. Pour ce qui est du sérieux de l’enquête, le tribunal releva des lacunes, manques de recoupement de documents, proclamations, affirmations de principe, une erreur concernant les motifs du dessaisissement des deux juges d’instruction et un défaut d’objectivité.
En conséquence, le tribunal condamna chacun des requérants à deux mille euros d’amende, solidairement à cinq mille euros de dommages et intérêts envers Mme M., quatre mille euros envers M. L.L. et deux mille euros au titre des frais de justice.
Les requérants et les parties civiles firent appel de ce jugement.
La cour d’appel de Versailles rendit son arrêt le 13 décembre 2006.
Se référant aux articles 31 et 42 de la loi sur la presse, elle confirma le jugement de première instance concernant les points 1 à 6 et l’infirma concernant les points 7, 8 et 12 pour lesquels elle déclara l’action des parties civiles irrecevable.
Sur le fond, elle estima que la relation faite de la déclaration du témoin (point 9) était particulièrement attentatoire à l’honneur et à la considération de la juge M. car elle allait au-delà de la relation fidèle d’un témoignage. En accompagnant d’ailleurs ce témoignage supposé reproduit fidèlement, d’une appréciation personnelle, son auteur l’accusait de pressions et de menaces à peine voilées absolument contraires au serment d’un juge en général et à la pratique d’un magistrat en particulier.
Pour ce qui est de la reconstitution (point 10), la cour d’appel jugea que, présenter comme une mascarade un épisode déterminant dans un dossier particulièrement sensible, portait incontestablement atteinte à la considération des magistrats censés veiller à ce qu’un tel acte d’instruction soit maintenu dans les limites strictes du code de procédure pénale. Elle estima que cette présentation n’avait d’autre but que de jeter le discrédit sur les parties civiles et qu’au-delà d’une simple carence professionnelle, le qualificatif « surréaliste » laissait entendre que le transport effectué se situait en dehors de tout cadre juridique, dans un climat de totale imprévision.
Sur le dessaisissement des magistrats (point 11), la cour d’appel jugea que l’allégation était diffamatoire dans le sens où elle laissait supposer que cette mesure, peu ordinaire et gravissime à ce niveau de responsabilité, avait été provoquée par un transport qualifié peu auparavant de mascarade. Ainsi, l’atteinte à la considération des juges était manifeste du fait de l’évocation de leur incompétence et du ridicule caractérisant leur manière de travailler.
Concernant la cassette vidéo (point 13), la cour d’appel constata qu’il était insinué que ces deux magistrats étaient prêts à toutes les « turpitudes procédurales » pour soutenir la thèse du suicide du juge Borrel et que le débat se situait ici à un stade beaucoup plus agressif puisqu’il était plus que suggéré qu’il y avait pu y avoir une dissimulation volontaire d’une pièce importante du dossier.
Pour ce qui est enfin du « racket judiciaire » (point 14), la cour d’appel considéra que les magistrats étaient assimilés aux truands dans leur course à l’indemnisation. Selon elle, qualifier ce droit, prétendu légitime, de racket, dépassait les limites d’un débat sur la liberté d’expression et l’accès à la justice. Elle conclut que ce passage, qui personnalisait la juge en énumérant les procédures intentées par elle et les condamnations obtenues, portait atteinte à sa considération.
La cour d’appel releva, elle aussi, que les requérants n’avaient fait aucune offre de preuve au sens de l’article 55 de la loi sur la presse et examina l’excuse de bonne foi qu’ils avaient avancée.
La cour d’appel estima ensuite que le but poursuivi était légitime et qu’il n’y avait pas d’animosité personnelle.
Pour ce qui est de la prudence dans l’expression, elle considéra que la requérante avait privilégié à plusieurs reprises le « souci du sensationnel », excédant manifestement le droit de critique. Elle estima que, dans les passages retenus comme étant diffamatoires, les accusations portées allaient au-delà d’une certaine vivacité de ton ou d’un excès de langage et révélaient une volonté de suspicion exacerbée vis-à-vis d’une instruction partiale et orientée. Elle se rallia par ailleurs à l’opinion du tribunal concernant le manque de sérieux de l’enquête et rappela que l’auteur de l’ouvrage avait le devoir de s’exprimer sur la base de faits exacts et de fournir des informations fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique.
La cour confirma donc les peines d’amende infligées aux requérants, les condamna à verser solidairement trois mille cinq-cents euros à Mme M. et deux mille euros à M. L.L. Elle ordonna également la publication d’un communiqué dans le quotidien Libération, aux frais des requérants.
Les requérants se pourvurent en cassation contre cet arrêt. Ils invoquaient notamment la liberté d’expression et la liberté d’information.
La Cour de cassation se prononça par un arrêt du 18 décembre 2007. Elle rejeta les pourvois en considérant que la cour d’appel avait exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés.
B. Le droit interne pertinent
Les dispositions pertinentes de la loi du 29 juillet 1881 sont les suivantes :
Article 29
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »
Article 31
« Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un ministre de l’un des cultes salariés par l’État, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition. (...) »
Article 35
« La vérité du fait diffamatoire, mais seulement quand il est relatif aux fonctions, pourra être établie par les voies ordinaires, dans le cas d’imputations contre les corps constitués, les armées de terre, de mer ou de l’air, les administrations publiques et contre toutes les personnes énumérées dans l’article 31.
(...)
La vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée, sauf :
a) Lorsque l’imputation concerne la vie privée de la personne ;
(...)
c) Lorsque l’imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision ; »
Article 35 bis
« Toute reproduction d’une imputation qui a été jugée diffamatoire sera réputée faite de mauvaise foi, sauf preuve contraire par son auteur. »
Article 42
« Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, savoir :
1o Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations, et, dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, les codirecteurs de la publication ;
2o A leur défaut, les auteurs ;
3o A défaut des auteurs, les imprimeurs ;
4o A défaut des imprimeurs, les vendeurs, les distributeurs et afficheurs.
Dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, la responsabilité subsidiaire des personnes visées aux paragraphes 2o, 3o et 4o du présent article joue comme s’il n’y avait pas de directeur de la publication, lorsque, contrairement aux dispositions de la présente loi, un codirecteur de la publication n’a pas été désigné. »
Article 55
« Quand le prévenu voudra être admis à prouver la vérité des faits diffamatoires, conformément aux dispositions de l’article 35 de la présente loi, il devra, dans le délai de dix jours après la signification de la citation, faire signifier au ministère public ou au plaignant au domicile par lui élu, suivant qu’il est assigné à la requête de l’un ou de l’autre :
1o Les faits articulés et qualifiés dans la citation, desquels il entend prouver la vérité ;
2o La copie des pièces ;
3o Les noms, professions et demeures des témoins par lesquels il entend faire la preuve.
Cette signification contiendra élection de domicile près le tribunal correctionnel, le tout à peine d’être déchu du droit de faire la preuve. »
GRIEF
Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants se plaignent de l’atteinte portée à leur liberté d’information et d’expression. Ils exposent que le pouvoir judiciaire doit être soumis à l’information du citoyen.
EN DROIT
Sous l’angle de l’article 10 de la Convention, les requérants se plaignent de l’atteinte portée à leur liberté d’expression et d’information.
Cette disposition se lit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation litigieuse constitue une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants.
Il estime en revanche que cette ingérence était prévue par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et était prévisible et accessible, compte tenu notamment du fait que les requérants sont des professionnels de la presse.
Il expose par ailleurs que l’ingérence poursuivait un but légitime, en l’espèce l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire et la protection de la réputation et des droits d’autrui, les propos tenus visant des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions. Ceux-ci étaient personnellement affectés dans leur honneur et leur réputation et l’autorité, l’impartialité de l’ensemble du système judiciaire étaient également atteints et donc la confiance des citoyens dans la magistrature. Il rappelle sur ce point que, selon la jurisprudence de la Cour, les fonctionnaires et les magistrats en particulier doivent pouvoir s’acquitter de leurs fonctions et bénéficier de la confiance du public sans être perturbés.
Quant à la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement rappelle que, grâce à leurs contacts avec les réalités du pays, les tribunaux internes sont mieux placés que le juge international pour déterminer où se situe le juste équilibre à ménager.
Il ajoute qu’en l’espèce, il s’agissait d’une affaire particulièrement sensible, qui avait connu, dès ses débuts, un retentissement médiatique très important.
Il ne conteste pas que, parmi les questions d’intérêt général relayées par la presse, figure le fonctionnement de la justice, mais estime qu’il ressort des passages incriminés que ceux-ci visaient, de manière non équivoque, les deux magistrats en des termes outranciers et attentatoires à leur honneur. Il ajoute qu’ils faisaient apparaître, de manière intolérable, les magistrats comme faisant partie d’un vaste complot et l’autorité judiciaire comme soumise à des considérations purement politiques. Ils ne contribuaient ainsi en rien à un échange d’idées ou à des critiques et dépassaient le simple débat sur le fonctionnement de l’institution judiciaire.
Le Gouvernement fait encore observer que les passages contestés étaient rédigés dans un style virulent qui dépasse les limites d’un débat sur la liberté d’expression et l’accès à la justice.
Il soutient que la comparaison faite par les requérants avec l’affaire July et Sarl Libération c. France (no 20893/03, 14 février 2008) est inopérante car la gravité des accusations dans la présente affaire est très supérieure et celles-ci ont été proférées par la journaliste elle-même.
Le Gouvernement relève encore que les requérants n’ont pas rapporté la preuve de la véracité de leurs allégations, comme le leur permettait l’article 35 de la loi sur la liberté de la presse.
Il estime que, dans la présente affaire, les motifs retenus par les juges internes pour rejeter l’excuse de bonne foi étaient pertinents et suffisants et que l’absence de mesure et de prudence a rendu l’ingérence litigieuse nécessaire.
Le Gouvernement soutient enfin qu’en raison de la gravité des propos tenus, la sanction imposée aux requérants était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.
Les requérants ne contestent pas que l’ingérence était prévue par la loi et que son but, protéger la réputation d’autrui, était légitime. Ils estiment en revanche que la condamnation n’était pas strictement nécessaire et que les décisions rendues conduisent à les priver de tout droit de critique à l’égard du travail effectué par les magistrats, alors que le pouvoir judicaire doit être soumis à l’information du citoyen car il s’agit d’une question d’intérêt public. Ils se réfèrent sur ce point à la jurisprudence de la Cour et notamment à l’affaire July et Sarl Libération c. France (précité).
Ils estiment que le motif légitime d’information ne faisait pas le moindre doute en l’espèce et devait conduire les juridictions internes à leur reconnaître la plus large liberté d’expression.
Ainsi, selon eux, les principes dégagés par la Cour concernant la critique des magistrats doivent s’appliquer à toute expression critique, qu’il s’agisse d’un livre ou d’un article de journal.
Les requérants soulignent que les juridictions internes et le Gouvernement n’ont pas distingué les faits et les jugements de valeur. Ils rappellent que la jurisprudence de la Cour permet une certaine dose d’exagération, voire de provocation, au titre de la liberté d’expression journalistique. Ils estiment que certains faits sont avérés, comme par exemple la participation d’un magistrat pieds nus à la reconstitution, le fait que les protagonistes rient sur l’enregistrement, que les parties civiles n’ont pas été invitées à la reconstitution, que la cassette vidéo leur a été longtemps inaccessible ou que les deux juges mis en cause étaient très procéduriers.
Ils estiment que l’ouvrage litigieux fournissait bien à cet égard des informations fiables et précises, dans le respect de l’éthique journalistique et qui relevaient d’une légitime information du public sur l’instruction d’une affaire sensible.
Ils soutiennent encore que l’emploi du terme « surréaliste » est un jugement de valeur parfaitement admissible et qui relève de la liberté d’analyse d’un journaliste. Ils ajoutent que c’est dans le cadre de sa liberté d’appréciation et de critique sur une affaire en cours particulièrement sensible que l’auteur de l’ouvrage a pu lier le dessaisissement des deux magistrats à la manière dont ils avaient mené l’instruction.
Enfin, quant au fait que le Gouvernement estime que l’emploi des termes « racket judiciaire » est excessif, les requérants admettent qu’ils contiennent une dose de provocation, mais soutiennent que l’on ne saurait supprimer le droit légitime à l’indignation face à un comportement visant à empêcher, par des procédures multiples et coûteuses, toute critique à l’égard de l’instruction menée par les deux magistrats concernés.
La Cour observe que les requérants ont été condamnés pour diffamation en raison de la mise en cause de deux juges d’instruction dans l’ouvrage qu’ils ont respectivement signé et édité.
Selon la Cour, ladite condamnation s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ce que le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas. La question se pose de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un « but légitime » en vertu de ce paragraphe et était « nécessaire dans une société démocratique » (Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, §§ 34-37).
La Cour constate que les juridictions compétentes se sont fondées sur les articles 29, 31 et 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, dont la Cour a déjà estimé qu’elle satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (voir Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004‑VI et Brasilier c France, no 71343/01, 11 avril 2006, § 28). Elle note par ailleurs que les requérants ne contestent pas que l’ingérence était prévue par la loi, pas plus que le fait que les motifs des décisions internes poursuivaient un but légitime : protéger la réputation et les droits d’autrui, en l’occurrence les juges d’instruction mis en cause ainsi que garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire (Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 38, CEDH 2002-II).
Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime poursuivi. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi d’autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005 et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007‑XI).
Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).
En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent pertinents et suffisants et si la mesure incriminée était proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, § 51).
La Cour a par ailleurs souligné à de très nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Elle a en particulier précisé que, si la presse ne doit pas franchir certaines limites, notamment quant aux droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général ; à sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi beaucoup d’autres, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 55, CEDH 2002-V). La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59, CEDH 1999-III).
Au surplus, la Cour, dans l’exercice du contrôle européen qui lui appartient, doit vérifier, si ces autorités ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent se trouver en conflit dans ce type d’affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit à la réputation des personnes mises en cause dans l’ouvrage, droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention, qui en garantit le respect (Chauvy et autres, précité, § 70).
Ces principes sont applicables en matière de publication de livres ou d’autres écrits tels que ceux à paraître ou paraissant dans la presse périodique (voir, en particulier, C.S.Y. c. Turquie, no 27214/95, § 42, 4 mars 2003), dès lors qu’ils portent sur des questions d’intérêt général.
Il n’en demeure pas moins que le droit de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition d’agir de bonne foi, sur la base de faits exacts, et de fournir des informations « fiables et précises » (voir, par exemple, Fressoz et Roire, précité § 54).
Par ailleurs, l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un État de droit, a besoin de la confiance du public pour bien fonctionner. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux (Sgarbi c. Italie (déc.), no 37115/06, 21 octobre 2008 et De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, Recueil 1997-I, § 37).
La Cour observe en l’occurrence que les requérants ont été condamnés pour avoir émis, dans un livre, de vives critiques sur la manière dont les deux juges d’instruction en charge du dossier avaient mené les investigations concernant les circonstances du décès du juge Borrel.
Il convient ici de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, parmi d’autres, De Haes et Gijsels c. Belgique, précité, § 42, et Harlanova c. Lettonie (déc.), no 57313/00, 3 avril 2003).
La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir, par exemple, Pedersen et Baadsgaard précité, § 76).
Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 98‑99, CEDH 2004‑XI).
En l’espèce, il convient de relever que, sur les quatorze passages de l’ouvrage mis en cause par les parties civiles, la cour d’appel jugea que seuls cinq étaient attentatoires à l’honneur et à la considération des juges, dont deux ne visaient que la juge M.
Pour ce qui est de la reconstitution, la cour d’appel jugea notamment que la présentation qui en était faite comme d’une « mascarade » portait incontestablement atteinte à la considération des juges, « n’avait d’autre but que de jeter le discrédit » sur eux et qu’au delà d’une simple carence professionnelle, les termes employés laissaient entendre que celle-ci s’était déroulée en dehors de tout cadre juridique.
Elle estima encore que la manière dont le dessaisissement des juges était présenté était diffamatoire et que l’atteinte à leur considération était manifeste du fait de l’évocation de leur incompétence et du ridicule caractérisant leur manière de travailler.
Quant à la cassette vidéo, la cour releva qu’il y était insinué que les magistrats étaient prêts à « toutes les turpitudes procédurales » et qu’il était plus que suggéré qu’ils avaient pu volontairement dissimuler une partie du dossier.
En ce qui concerne l’audition du témoin à Bruxelles, la cour d’appel estima que l’auteur accusait la juge M. de pressions et de menaces à peine voilées à l’égard d’un témoin, actes absolument contraires au serment d’un magistrat.
Pour ce qui est enfin du passage évoquant un « racket judiciaire », la cour d’appel considéra qu’il visait à fustiger l’attitude procédurière et démesurément mercantile des magistrats, qu’il assimilait aux « truands » dans leur course à l’indemnisation.
Il est vrai que si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général – tel les requérants en l’espèce – est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant – notamment – au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII).
La Cour constate toutefois que les allégations faites dans l’ouvrage étaient d’une extrême gravité puisque les accusations portées auraient pu entraîner, pour certaines d’entre elles, des poursuites pénales ou disciplinaires à l’encontre des magistrats si elles avaient été véridiques. Or, en l’espèce, les affirmations sanctionnées tenaient non seulement du jugement de valeur mais aussi de l’imputation de faits.
En outre, elle ne perd pas de vue le fait que, selon les juridictions nationales, la requérante avait privilégié à plusieurs reprises le souci du sensationnel, excédant manifestement le droit de critique.
Elle relève la minutie avec laquelle les juridictions internes ont examiné les différentes allégations en cause et ont établi que certaines d’entre elles étaient fausses, tel le motif de dessaisissement des juges, ou ne reposaient pour le moins sur aucune élément factuel.
La Cour note d’ailleurs que les requérants ne firent aucune offre de preuve devant les juridictions internes, comme ils en avaient la possibilité aux termes des articles 35 et 55 de la loi sur la presse. Or, par les allégations, voire les accusations, portées dans l’ouvrage en cause, une atteinte grave était portée à l’image de l’institution judiciaire.
Elle ne voit dès lors aucun motif de s’écarter de l’analyse de l’affaire à laquelle ont ainsi procédé les juridictions internes, ou de considérer que celles-ci auraient entendu trop restrictivement le principe de la liberté d’expression, ou de façon trop extensive l’objectif de la protection et de la réputation des droits d’autrui. Il ressort en effet du dossier qu’elles avaient des raisons pertinentes et suffisantes d’estimer qu’il y avait lieu, en l’espèce, de protéger à la fois la réputation des juges mis en cause personnellement et celle de l’institution judiciaire dans son ensemble.
Quant à la « proportionnalité » de la sanction, la Cour relève que les requérants ont été déclarés coupables d’un délit et condamnés au paiement d’une amende pénale. Toutefois, d’une part, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, on ne saurait considérer qu’une réponse pénale à des faits de diffamation est, en tant que telle, disproportionnée au but poursuivi (arrêt Radio France et autres c. France du 30 mars 2004, no 53984/00, CEDH 2004-II, § 40). D’autre part, le montant de l’amende prononcée contre les requérants paraît mesuré : 2 000 euros (chacun) ; le même constat s’impose s’agissant des dommages-intérêts qu’ils ont été solidairement condamnés à payer aux parties civiles : 5 500 euros. Dans ces circonstances et eu égard à la teneur des propos litigieux, la Cour estime que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
L’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression pouvait donc raisonnablement passer pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
Il s’ensuit que les requêtes sont manifestement mal fondées et doivent être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Claudia Westerdiek Dean Spielmann
Greffière Président