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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 63628/09
présentée par Charles GECEL
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 15 novembre 2011 en un Comité composé de :
Mark Villiger, président,
Ganna Yudkivska,
André Potocki, juges,
et de Stephen Phillips, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 25 novembre 2009,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Charles Gecel, est un ressortissant français, né en 1925 et résidant à Tel Aviv. Il est représenté devant la Cour par Me A. Bitton, avocat à Paris.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
Durant la deuxième guerre mondiale, le requérant fut reconnu comme juif par les autorités allemandes et immédiatement arrêté. Il fut soumis à un interrogatoire de la Gestapo au cours duquel il subit de graves violences physiques, puis emprisonné. Transféré dans un train en partance pour les camps de concentration nazis, le requérant réussit à s’échapper. Après s’être réfugié en Espagne, puis en Palestine, il parvint à revenir en France en 1948 où il retrouva tous les membres de sa famille. Estimant que ses persécutions, ses interrogatoires et sa déportation lui avaient causé un grave préjudice physique et moral, le requérant adressa une demande d’indemnisation à l’Etat qui refusa d’y faire droit. Il saisit alors le tribunal administratif de Lyon d’une demande tendant à voir condamner l’Etat à des dommages et intérêts en réparation de ses préjudices.
Par un jugement du 13 octobre 2009, le tribunal administratif de Lyon rejeta le recours du requérant. En effet, si la juridiction administrative estima que la responsabilité de l’Etat était engagée du fait des comportements des services de police français envers le requérant, elle considéra également que les mesures de réparation prises par l’Etat français, considérées dans leur ensemble, devaient être regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation des préjudices de toute nature causés par les actions de l’Etat qui ont concouru à la déportation. Le tribunal administratif se conforma ainsi à l’avis du Conseil d’Etat rendu à propos d’une affaire comparable le 16 février 2009, dans lequel celui-ci avait reconnu que la responsabilité de l’Etat français pouvait être engagée pour les faits dénoncés par les demandeurs placés dans une situation comparable au requérant, mais que ceux-ci avaient été indemnisés de leurs souffrances aussi bien sur le plan matériel que moral par diverses mesures d’ordre général adoptées par la France à ce sujet depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Compte tenu de l’avis rendu précédemment par le Conseil d’Etat et sur lequel le tribunal administratif se fonda, le requérant ne saisit ni la cour administrative d’appel, ni le Conseil d’Etat d’un recours contre ce jugement, estimant que cette voie était vouée à l’échec en raison de l’avis précédemment rendu.
B. Le droit interne pertinent
1. L’avis rendu le 16 février 2009 par le Conseil d’Etat
Le code de justice administrative se lit comme suit :
Article L. 113-1
« Avant de statuer sur une requête soulevant une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, le tribunal administratif ou la cour administrative d’appel peut, par une décision qui n’est susceptible d’aucun recours, transmettre le dossier de l’affaire au Conseil d’Etat, qui examine dans un délai de trois mois la question soulevée. Il est sursis à toute décision au fond jusqu’à un avis du Conseil d’Etat ou, à défaut, jusqu’à l’expiration de ce délai. »
Il est précisé que ces avis, rendus sur demande des juridictions administratives du fond ne sont pas juridiquement contraignants. Toutefois, en pratique, les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel se conforment aux avis rendus par le Conseil d’Etat.
L’avis rendu le 16 février 2009 par le Conseil d’Etat, dans ses parties pertinentes, se lit comme suit :
« [La responsabilité de l’Etat] est engagée en raison des dommages causés par les agissements qui, ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France des personnes victimes de persécutions antisémites. Il en va notamment ainsi des arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit qui ont été, durant la seconde guerre mondiale, la première étape de la déportation de ces personnes vers des camps dans lesquels la plupart d’entre elles ont été exterminées.
(...)
Pour compenser les préjudices matériels et moraux subis par les victimes de la déportation et leurs ayants droit, l’Etat a pris une série de mesures, telles que des pensions, indemnités, aides ou mesures de réparation [dont le décret du 13 juillet 2000].
(...)
Prises dans leur ensemble et bien qu’elles aient procédé d’une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres Etats européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation, dans le respect des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales des préjudices de toute nature causés par les actions de l’Etat qui ont concouru à la déportation.
La réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes de persécutions antisémites ne pouvait toutefois se borner à des mesures d’ordre exclusivement financier. Elle appelait la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l’Etat dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles. Cette reconnaissance a été accomplie par un ensemble d’actes et d’initiatives des autorités publiques françaises. Ainsi, après que le Parlement eut adopté la loi du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, tels qu’ils avaient été définis par la charte du tribunal international de Nuremberg, le Président de la République a, le 16 juillet 1995, solennellement reconnu, à l’occasion de la cérémonie commémorant la grande rafle du « Vélodrome d’hiver » des 16 et 17 juillet 1942 la responsabilité de l’Etat au titre des préjudices exceptionnels causés par la déportation des personnes que le « gouvernement de l’Etat français » de l’époque avait considéré comme juives. Enfin, le décret du 26 décembre 2000 a reconnu d’utilité publique la Fondation pour la mémoire de la Shoah, afin notamment de développer les recherches et diffuser les connaissances sur les persécutions antisémites et les atteintes aux droits de la personne humaine perpétrées durant la seconde guerre mondiale ainsi que sur les victimes de ces persécutions. »
2. Dispositions en vue de la reconnaissance du préjudice subi
Entre 1945 et 2000, la France a pris une série de mesures visant à la reconnaissance des souffrances subies par les déportés et leurs familles. Ainsi, une ordonnance du 20 avril 1945 a accordé le bénéfice de l’adoption par la Nation aux orphelins de guerre, aux orphelins de morts en déportation, de résistants ou de militaires tués, aux victimes civiles et aux enfants victimes civiles. Cette ordonnance a également attribué la qualité de pupille de la Nation aux orphelins de déportés politiques, lorsque le père ou la mère ont été déportés de France pour motif politique ou racial.
La loi du 9 septembre 1948 définissant le statut et les droits des déportés et internés politiques dispose que « La République française, reconnaissante envers ceux qui ont contribué à assurer le salut du pays, s’incline devant eux et devant leurs familles, détermine le statut des déportés et internés politiques, proclame leurs droits et ceux de leurs ayants cause ». Cette loi a prévu le versement d’un pécule aux déportés ou à leurs ayants cause.
La loi du 26 décembre 1964 a constaté l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, notamment ceux commis durant la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, le décret du 26 décembre 2000 a reconnu la Fondation pour la mémoire de la Shoah comme étant d’utilité publique.
3. Dispositions relatives à la réparation du préjudice subi
Le décret no 61-971 du 29 août 1961 portant répartition de l’indemnisation prévue en application de l’accord conclu le 15 juillet 1960 entre la France et l’Allemagne en faveur des ressortissants français ayant été objet de mesures de persécutions national-socialistes se lit comme suit :
Article 1
« Les sommes qui seront mises à disposition de la République française par la République fédérale d’Allemagne au titre de l’accord du 15 juillet 1960 visant à réparer le préjudice moral subi, seront réparties entre les internés et les déportés français victimes de persécutions national-socialistes (...) »
Le décret no 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites se lit comme suit :
Article 1
« Toute personne dont la mère ou le père a été déporté à partir de la France dans le cadre des persécutions antisémites durant l’Occupation et a trouvé la mort en déportation a droit à une mesure de réparation, conformément aux dispositions du présent décret, si elle était mineure de vingt et un ans au moment où la déportation est intervenue.
Sont exclues du bénéfice du présent décret les personnes qui perçoivent une indemnité viagère versée par la République fédérale d’Allemagne ou la République d’Autriche à raison des mêmes faits. »
Article 2
« La mesure de réparation prend la forme, au choix du bénéficiaire, d’une indemnité au capital de 27 000 EUR ou d’une rente viagère de 468,78 EUR par mois. »
Le décret no 2004-751 du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d’actes de barbarie durant la deuxième guerre mondiale se lit comme suit :
Article 1
« Toute personne, dont la mère ou le père, de nationalité française ou étrangère, a été déporté, à partir du territoire national, durant l’Occupation (...) et a trouvé la mort en déportation, a droit à une mesure de réparation, conformément aux dispositions du présent décret, si elle était mineure de vingt et un ans au moment où la déportation est intervenue.
(...)
Sont exclues du bénéfice du régime prévu par le présent décret les personnes qui perçoivent une indemnité viagère versée par la République fédérale d’Allemagne ou la République d’Autriche à raison des mêmes faits. »
Article 2
« La mesure de réparation prend la forme, au choix du bénéficiaire, d’une indemnité au capital de 27 440,82 EUR ou d’une rente viagère de 457,35 EUR par mois. »
GRIEFS
Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, le requérant se plaint de ne pas avoir obtenu de réparation intégrale de ses préjudices. Il précise notamment qu’il n’a jamais été indemnisé de son préjudice personnel, du fait premièrement qu’il n’a jamais reçu d’indemnisation au titre du décret du 29 août 1961 et deuxièmement que les décrets du 13 juillet 2000 et du 27 juillet 2004 ne permettent pas d’obtenir réparation de ce préjudice, celui‑ci n’étant pas couvert par ces textes.
Invoquant les articles 1 du Protocole no 1 et 14 de la Convention combinés, le requérant estime que l’impossibilité d’obtenir réparation intégrale de ses préjudices est discriminatoire.
Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention combinés, le requérant allègue ne pas avoir pu bénéficier d’un procès équitable ni d’un recours effectif, le tribunal administratif ayant rendu un jugement stéréotypé reproduisant l’avis du Conseil d’Etat et affirmant que le requérant a été indemnisé de tous ses préjudices sans mentionner les préjudices particuliers subis par le requérant ni les indemnités qu’il aurait perçues.
EN DROIT
1. Le requérant estime qu’il n’a pas obtenu réparation intégrale de ses préjudices. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 dont les dispositions se lisent comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
La Cour constate d’emblée que le requérant n’a saisi ni la cour administrative d’appel compétente, ni le Conseil d’Etat d’un recours contentieux contre le jugement du tribunal administratif. Elle n’estime toutefois pas nécessaire de trancher la question de savoir si les voies de recours internes ont été épuisées en l’espèce puisque la requête est irrecevable pour les raisons suivantes.
La Cour rappelle qu’elle a déjà estimé que la Convention n’impose pas aux Etats l’obligation générale de réparer les préjudices causés par le passé dans le cadre global de l’exercice du pouvoir d’Etat. Cependant, dès lors qu’un régime d’indemnisation est mis en place par un gouvernement ou avec l’accord d’un gouvernement, et quelle que soit la nature des prestations fournies dans le cadre de ce régime, des questions liées notamment à l’application de l’article 1 du Protocole no 1 peuvent survenir. En revanche, il convient de souligner qu’en principe aucune contestation des critères d’indemnisation n’est en soi possible (voir, mutatis mutandis, Woś c. Pologne, no 22860/02, § 72, CEDH 2006‑VII).
La Cour rappelle également sa jurisprudence constante selon laquelle il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets d’une telle interprétation (voir Rodriguez Valin c. Espagne, no 47792/99, § 22, 11 octobre 2001).
En l’occurrence, la Cour observe que dans son avis du 16 février 2009, le Conseil d’Etat a expressément affirmé que l’ensemble des mesures mises en œuvre par la France devait être regardé comme ayant permis l’indemnisation des préjudices de toute nature causés par les actions de l’Etat qui ont concouru à la déportation. De même, le tribunal administratif saisi en l’espèce confirma, suite à la position du Conseil d’Etat, que l’ensemble des mesures prises par l’Etat français avait eu pour effet, eu égard à leur portée, de répondre à chacun des préjudices invoqués par le requérant, quelle qu’en soit la nature.
La Cour observe, à l’instar des juridictions administratives, que les mesures mises en œuvre par l’Etat pour réparer les préjudices subis ne se limitent pas à une seule indemnisation financière, mais que l’Etat français a pris d’autres mesures solennelles, tant normatives que politiques, visant à reconnaître son rôle dans la déportation et les préjudices subis par les victimes de persécutions antisémites, dont le requérant (Association nationale des pupilles de la nation c. France (déc.), no 22718/08, 6 octobre 2009, et J.H. et 23 autres c. France (déc.), nos 49637/09, 49644/09, 49654/09, 49666/09, 49674/09, 49683/09, 49688/09, 49694/09, 49698/09, 49700/09, 49703/09, 49720/09, 49725/09, 49731/09, 49741/09, 49749/09, 49788/09, 49796/09, 49800/09, 49806/09 et 49992/09, 24 novembre 2009).
Dès lors, tout en étant consciente de l’immensité du préjudice subi par le requérant, la Cour constate, à l’instar des juridictions internes, que l’ensemble des mesures mises en place par la France inclut le préjudice moral qu’il a subi.
Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en vertu de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
2. Le requérant estime que l’impossibilité d’obtenir réparation intégrale de ses préjudices est discriminatoire. Il invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 qui se lit comme suit :
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
La Cour considère que ce grief se confond avec celui tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et qu’il n’est au demeurant aucunement étayé.
Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue concernant le premier grief, la Cour considère que celui-ci est également manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
3. Le requérant invoque les articles 6 et 13 de la Convention qui se lisent comme suit :
Article 6
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
La Cour constate que le requérant, pour l’essentiel, allègue un défaut d’équité de la procédure. Il conteste surtout l’application du droit par les juridictions internes et la motivation utilisée par ces dernières. Sans préjuger de la question de l’épuisement des voies de recours, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de faits ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient porter atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 61, série A no 288).
En l’espèce, aucune apparence de violation des droits de la Convention n’ayant pu être relevée, il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en vertu de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Stephen Phillips Mark Villiger
Greffier adjoint Président