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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MARTÍNEZ MARTÍNEZ c. ESPAGNE
(Requête no 21532/08)
ARRÊT
STRASBOURG
18 octobre 2011
DÉFINITIF
18/01/2012
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Martínez Martínez c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 septembre 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21532/08) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet Etat, Diego Martínez Martínez (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 avril 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me J.L. Mazón Costa, avocat à Murcia. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. I. Blasco Lozano, avocat de l’État.
3. Le requérant allègue en particulier que les nuisances sonores provoquées par un bar musical à quelques mètres de son domicile ont porté atteinte à ses droits au respect de la vie privée et à la protection de l’intégrité physique et psychologique. Il invoque à cet égard les articles 3 et 8, ainsi que les articles 6 et 14 de la Convention.
4. Le 4 décembre 2009, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est un ressortissant espagnol résidant à Cartagena.
A. La procédure contentieuse-administrative
6. En 2001, la discothèque A. ouvrit à moins de dix mètres du domicile du requérant. Sa surface fermée était de 112,90 m², plus une terrasse de 1 108,72 m² sur laquelle fut installé un bar musical.
7. Le 13 juillet 2001, la discothèque-bar musical sollicita l’octroi de la licence requise pour son fonctionnement.
8. Le 13 mai 2002, le requérant dénonça le bruit produit par la musique nocturne sur la terrasse de la discothèque. Il réitéra ses plaintes à plusieurs reprises, les 6, 7, 8, 9 et 13 juillet 2002 (feux d’artifice). Il dénonça également à plusieurs reprises (au moins les 23, 29, 30 et 31 août, et les 7, 14 et 21 septembre 2002) que l’heure de fermeture du local dépassait les horaires autorisés.
9. Le 5 juillet 2002, le Service de l’environnement de la communauté autonome de Murcia formula un avis défavorable sur l’octroi de la licence de fonctionnement à la discothèque A. indiquant qu’elle ne pouvait pas diffuser de la musique sur la terrasse.
10. Le 21 juillet 2002, le Service de protection de la Nature du ministère de l’Intérieur (dorénavant SEPRONA) élabora un rapport qui fit état des deux niveaux sonores relevés dans la chambre du requérant entre 1 heure 35 et 4 heures 15 du matin (pendant les horaires d’ouverture de la discothèque). Le nombre de décibels (entre 68,50 et 71,53) était largement supérieur à celui permis par la législation alors applicable aux horaires nocturnes (40 décibels). Environ 1 200 personnes se trouvaient présentes lors des contrôles effectués dans les locaux de la discothèque. La terrasse était à une distance d’environ 3 à 4 mètres du domicile du requérant.
11. Le 7 août 2002, le conseiller municipal chargé de l’environnement émit un avis favorable à l’octroi de la licence d’exploitation de la discothèque dans un local fermé et du bar musical en terrasse.
12. Le 4 novembre 2002, la municipalité de Cartagena octroya la licence sollicitée.
13. Le requérant contesta l’octroi de la licence, au motif qu’elle était contraire à la réglementation municipale de protection face aux nuisances sonores et portait atteinte à son droit à la vie privée dans son domicile et à la protection de l’intégrité physique et psychologique. En particulier, le requérant exposa que depuis le début des nuisances, l’état de la maladie de sa fille céliaque, née le 2 janvier 1995, s’était aggravé et signala qu’elle faisait l’objet d’un suivi psychologique (paragraphe 21 et ss. ci-dessous). Il se référa à l’avis du 5 juillet 2002 (paragraphe 9 ci-dessus), qui interdisait la musique en terrasse en respect de la législation environnementale et des droits des voisins face aux bruits, ainsi qu’à l’incompréhensible modification opérée par l’avis du 7 août 2002 (paragraphe 11 ci-dessus).
A l’appui de ses prétentions, le requérant présenta le rapport du SEPRONA. Il exposa par ailleurs que la municipalité avait obligé d’autres établissements musicaux de la ville ayant les mêmes niveaux sonores à se conformer à la loi et à installer une pièce d’insonorisation afin de réduire les bruits, mesure qui n’avait pas été exigée du local litigieux, et s’interrogea sur la différence de traitement existante. En outre, le requérant souligna que le rapport du SEPRONA avait signalé l’absence d’issues de secours réglementaires.
14. Par un jugement du 18 décembre 2003, le juge contentieux-administratif no 1 de Cartagena accepta partiellement les prétentions du requérant et annula la décision de la municipalité estimant que la procédure d’autorisation était entachée de manquements procéduraux, sans toutefois se prononcer sur la gravité des nuisances. Le juge constata que la licence avait été délivrée sans l’accord obligatoire des services de l’environnement, tel qu’exigé à l’article 9 du Décret Régional 48/1998 de protection de l’environnement face au bruit. Par ailleurs, le juge déclara que le local ne respectait pas les exigences légales relatives aux issues de secours. Le juge ne se prononça pas sur la question de savoir si les niveaux sonores relevés pouvaient être considérés comme nuisibles pour le requérant.
15. La municipalité fit appel. Le requérant s’opposa à l’appel de la partie adverse et souligna que l’absence d’une pièce d’insonorisation à l’entrée de la discothèque était aussi un motif de nullité de la licence. Il estimait que l’exigence d’un hall d’insonorisation, prévue pour les locaux fermés, impliquait l’interdiction de musique en terrasse, et affirma qu’une autre interprétation serait contraire aux droits fondamentaux à la vie privée dans son domicile et à la protection de l’intégrité physique et psychologique.
Par un arrêt du 25 février 2005, le Tribunal supérieur de justice de Murcia fit partiellement droit aux prétentions de l’Administration et annula le jugement contesté, l’autorisation litigieuse prenant à nouveau effet sauf pour ce qui est de la partie intérieure du local. Le tribunal estima que le juge a quo n’avait pas appliqué la législation pertinente, les dispositions utilisées se référant aux bars musicaux fermés. La réglementation pour les terrasses étant toute autre, et conformément à cette dernière, l’autorisation d’ouverture remplissait les exigences procédurales. Le tribunal signala, en particulier, qu’il s’agissait en l’espèce de réglementer l’affectation d’un espace ouvert, à savoir la terrasse d’une discothèque. A cet égard, il attira l’attention sur le fait que l’article 9 du Décret Régional était exclusivement applicable aux espaces intérieurs, l’extérieur restant assujetti aux règles prévues dans les annexes I et II de ce même Décret. Par conséquent, les exigences environnementales différaient de celles relatives à l’intérieur du local. A titre d’exemple, le Tribunal signala que le rapport des services de l’environnement n’était que facultatif pour les espaces ouverts. Cette distinction n’avait pas été prise en compte par le juge a quo, qui n’avait donc pas appliqué les dispositions pertinentes.
Quant à la question de savoir si les niveaux sonores du local respectaient cette législation, le Tribunal supérieur de justice considéra qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur la gravité des nuisances. Il s’exprima dans les termes suivants :
« cette conclusion ne s’oppose pas au devoir d’action de la municipalité en cas de non-respect de la légalité en ce qui concerne la préservation du droit constitutionnel des voisins à bénéficier d’un environnement approprié. Cependant, il s’agit d’une question qui ne peut être examinée [par ce Tribunal], dans la mesure où elle se trouve au-delà des sujets soulevés dans la présente procédure (...). »
Finalement, le tribunal déclara que le local ne respectait pas les exigences légales quant à l’obligation d’installer une pièce insonorisée à l’entrée.
16. Le requérant sollicita que l’arrêt du Tribunal supérieur de justice fût déclaré nul. Il considéra qu’il ne s’était pas prononcé sur son appel. Par une décision du 18 juillet 2005, le Tribunal supérieur de justice de Murcia rejeta la demande au motif que, bien qu’aucune mention expresse n’eût été faite à l’appel du requérant, l’arrêt contesté avait implicitement répondu à cette question lorsqu’il fit droit aux prétentions relatives à l’absence de pièce insonorisée. Afin d’éliminer toute confusion, le Tribunal procéda à l’éclaircissement du texte de l’arrêt dans ce sens, la nouvelle formulation de son dispositif établissant qu’il convenait d’accepter partiellement l’appel introduit par le requérant concernant l’absence d’une pièce d’insonorisation à l’entrée de la discothèque.
17. Dans le cadre de l’exécution de l’arrêt prononcé en appel, le requérant sollicita de la municipalité qu’elle adopte les mesures tendant à corriger les irrégularités détectées. Par une décision du 26 juin 2006, le juge contentieux-administratif no 1 conclut que l’exécution correcte de l’arrêt rendu par le Tribunal supérieur de justice impliquait la clôture du local intérieur de la discothèque parce que la licence requise faisait défaut et ordonna à la municipalité d’agir en ce sens. Le 17 juillet 2006 la police municipale constata que le local intérieur de la discothèque avait été clôturé et que seul le bar musical en terrasse continuait son activité.
18. Invoquant les articles 14 (principe d’égalité dans l’application de la loi), 18 (droit au respect de la vie privée et du domicile) et 24 (droit à un procès équitable) de la Constitution, le requérant forma un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel. Il se plaignit des nuisances sonores provoquées par la musique de la terrasse de la discothèque et invoqua à cet égard les arrêts Moreno Gómez c. Espagne (16 novembre 2004, CEDH 2004‑X) et López Ostra c. Espagne (9 décembre 1994, série A no 303‑C).
Par ailleurs, le requérant déplora l’absence de réponse des juridictions a quo à son grief sur le dépassement des niveaux légalement autorisés. Finalement, il soutint que d’autres établissements consacrés à la même activité avaient fait l’objet de sanctions plus sévères de la part de l’Administration en ce qui concerne le respect de la législation antibruit.
19. Par une décision notifiée le 30 octobre 2007, la haute juridiction rejeta le recours comme étant dépourvu de contenu constitutionnel.
20. Le 19 septembre 2008, le juge d’instruction no 1 de Cartagena décida de poursuivre l’instruction de la plainte déposée par le requérant contre la discothèque A. pour un délit présumé contre l’environnement.
B. Les conséquences des nuisances sonores sur l’état de santé du requérant et de sa famille
21. Le 14 septembre 2001, le médecin traitant de la famille du requérant à Cartagena, examina la fille du requérant, qui est céliaque, et établit un rapport faisant état d’insomnies, d’états d’anxiété et de son irritabilité causés par les bruits et la musique nocturnes d’une discothèque située près de son domicile. Le rapport indiquait aussi que les autres membres de la famille étaient contraints de prendre des anxiolytiques face à un niveau de bruit qui devenait insupportable. Un rapport du pédiatre du 17 septembre 2001 confirma la nécessité pour la mineure, en raison de sa maladie chronique, de dormir huit heures au minimum pendant la nuit.
22. Un rapport psychologique daté du 27 mai 2002 fit état de l’aggravation de l’état de santé de la fille du requérant, alors âgée de sept ans. Sa maladie lui provoquait de douleurs abdominales. Elle faisait l’objet d’un suivi psychologique en raison de ses troubles d’anxiété, de ses difficultés à retrouver le sommeil et d’une phobie avérée aux bruits. Le rapport constata que la mineure avait peur de rester seule et craignait le moment d’aller se coucher, elle avait des cauchemars et se réveillait fréquemment pendant la nuit, était irritable et pleurait si elle entendait des bruits. L’origine de cet état n’était autre que l’absence de sommeil causée par le tapage nocturne à proximité de son domicile.
23. Un rapport psychologique de suivi du 15 novembre 2002 établissait le diagnostic de « trouble d’anxiété de séparation », la mineure ayant peur des absences de sa mère.
24. Dans un rapport du 26 août 2003, le médecin de l’Institut national de la santé souligna les troubles du sommeil de la fille du requérant et de ses cauchemars et terreurs nocturnes occasionnés par les bruits.
25. Un rapport médical daté du 27 septembre 2003 fit également état de la situation de stress de l’épouse du requérant, qui souffrait de tachycardies.
26. Un rapport du Service de santé de Murcia du 22 août 2006 fit état de l’anxiété du requérant ayant pour origine le stress causé par l’intolérance acoustique, signalant que des anxiolytiques lui étaient prescrits de façon ponctuelle.
27. Les derniers rapports médicaux du requérant et sa famille fournis au dossier datent du 21 mai 2010. Un rapport psychologique de la même date concernant la fille du requérant, âgée de 15 ans, confirme les conclusions des rapports précédents. Des anxiolytiques lui sont prescrits de façon ponctuelle.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
28. Les dispositions pertinentes de la Constitution disposent comme suit :
Article 14
« Les espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination pour des raisons de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion ou pour n’importe quelle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »
Article 15
« Toute personne a droit à la vie et à l’intégrité physique et morale, sans qu’en aucun cas elle ne puisse être soumise à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. La peine de mort est abolie, exception faite des dispositions que pourront prévoir les lois pénales militaires en temps de guerre. »
Article 18
« 1. Le droit à l’honneur, à la vie privée et familiale et à sa propre image est garanti.
2. Le domicile est inviolable. Aucune irruption ou perquisition ne sera autorisée sans le consentement de celui qui y habite ou sans décision judiciaire, hormis en cas de flagrant délit. (...) »
Article 24 § 1
« Toute personne a le droit d’obtenir la protection effective des juges et des tribunaux dans l’exercice de ses droits et ses intérêts légitimes, sans qu’en aucun cas elle puisse être mise dans l’impossibilité de se défendre. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
29. Le requérant se plaint du bruit nocturne provoqué par le bar musical installé sur la terrasse d’une discothèque située à proximité de son domicile. Il allègue que le non-respect des exigences environnementales par le bar musical provoque des nuisances portant atteinte à son droit ainsi qu’à celui de sa famille au respect de sa vie privée et qui sont à l’origine d’une détérioration de la santé physique et psychologique de sa fille et de son épouse. Le requérant invoque l’article 3 combiné avec l’article 8 de la Convention, ainsi libellés :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
30. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où la requérante n’a pas invoqué l’article 15 de la Constitution (interdiction de la torture et des mauvais traitements) devant le Tribunal constitutionnel dans le cadre de son recours d’amparo.
31. Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, le requérant concède qu’il n’a pas expressément invoqué l’article 15 de la Convention, mais note qu’il avait souligné dans son recours d’amparo qu’il avait «été porté atteinte à ses droits à la protection de la vie privée et de l’intégrité physique et psychique de sa fille mineure ».
32. La Cour n’estime pas nécessaire de trancher la question de l’épuisement des voies de recours internes quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention. En effet, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle estime plus approprié d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
33. La Cour constate par ailleurs que les griefs du requérant ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
34. Le requérant se plaint de la passivité des autorités locales de Cartagena, notamment de la municipalité, qui délivra la licence d’ouverture du bar musical sans prendre de mesures pour se conformer à la loi. De ce fait, ladite licence fut annulée en première instance par le juge contentieux-administratif no 1 de Cartagena (voir paragraphe 14 ci-dessus). Toutefois, sur appel de la municipalité, le Tribunal supérieur de justice de Murcia annula le jugement contesté sauf pour ce qui est de la partie intérieure du local. Pour le requérant, la décision de la juridiction d’appel de permettre la poursuite de l’activité du bar musical sur la terrasse de la discothèque litigieuse est arbitraire et porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée.
35. Le requérant souligne que son immeuble a été construit légalement en 1977, dans une zone résidentielle isolée proche d’une plage. Ce n’est que plus de vingt ans plus tard, en 2001, qu’en raison d’une modification du plan d’urbanisme, les locaux commerciaux et le bar musical en question furent bâtis.
36. Le requérant se réfère enfin à la décision du 19 septembre 2008 dans laquelle le juge d’instruction no 1 de Cartagena considère « que les faits dénoncés peuvent être constitutifs d’un délit présumé contre l’environnement » et fait valoir que la procédure pénale à l’encontre du représentant légal du bar musical en cause est en cours.
b) Le Gouvernement
37. Le Gouvernement souligne que le domicile du requérant a été construit illégalement sans licence sur un terrain non destiné à l’usage résidentiel, ce qui le prive de la protection qui serait exigible dans un environnement différent. Il note qu’en tout état de cause, la municipalité de Cartagena a pris certaines mesures pour corriger la situation dénoncée telles que la suspension de l’activité du local et sa clôture. D’ailleurs, le requérant n’aurait pas porté plainte au pénal contre le délit présumé contre l’environnement qu’il estime commis.
38. Dès lors, pour le Gouvernement, aucune ingérence ne peut être constatée dans le droit du requérant au respect de sa vie privée ni, de surcroit, du principe de non-discrimination.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
39. L’article 8 de la Convention protège le droit de l’individu au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Le domicile est normalement le lieu, l’espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. L’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace. Des atteintes au droit au respect du domicile ne visent pas seulement les atteintes matérielles ou corporelles, telles que l’entrée dans le domicile d’une personne non autorisée, mais aussi les atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les émissions, les odeurs et autres ingérences. Si les atteintes sont graves, elles peuvent priver une personne de son droit au respect du domicile parce qu’elles l’empêchent de jouir de son domicile (Moreno Gómez c. Espagne, no 4143/02, § 53, CEDH 2004‑X).
40. Dans l’affaire López Ostra c. Espagne (9 décembre 1994, § 51, série A no 303‑C), qui portait sur la pollution par le bruit et les odeurs d’une station d’épuration, la Cour a considéré que « des atteintes graves à l’environnement [pouvaient] affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l’intéressée ». Dans l’affaire Guerra et autres c. Italie, (19 février 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), elle a conclu que « l’incidence directe des émissions de substances nocives sur le droit des requérantes au respect de leur vie privée et familiale permettait de conclure à l’applicabilité de l’article 8 » (paragraphe 60). Dans l’affaire Surugiu c. Roumanie (no 48995/99, 20 avril 2004), qui concernait divers actes, dont l’entrée de tierces personnes dans la cour de la maison du requérant et le déversement par ces personnes de plusieurs charrettes de fumier devant la porte et sous les fenêtres de la maison, la Cour a estimé que ces actes constituaient des ingérences répétées dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de son domicile et elle a conclu à l’applicabilité de l’article 8 de la Convention.
41. Lorsqu’une personne pâtit directement et gravement du bruit ou d’autres formes de pollution, une question peut se poser sous l’angle de l’article 8. Ainsi, dans l’affaire Powell et Rayner c. Royaume-Uni (arrêt du 21 février 1990, série A no 172, p. 18, § 40), dans laquelle les requérants se plaignaient des nuisances sonores générées par les vols d’aéronefs pendant la journée, la Cour a estimé que l’article 8 entrait en ligne de compte car « le bruit des avions de l’aéroport de Heathrow avait diminué la qualité de la vie privée et les agréments du foyer des requérants ». Dans l’affaire Moreno Gómez, précitée, qui avait trait à un problème de pollution acoustique, la Cour a de nouveau considéré que les nuisances dénoncées avaient des incidences tant sur la vie privée que sur le domicile de la requérante.
42. L’article 8 peut donc trouver à s’appliquer dans les affaires d’environnement, que la pollution soit directement causée par l’État ou que la responsabilité de ce dernier découle de l’absence d’une réglementation adéquate de l’activité du secteur privé. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, § 32, série A no 32). Que l’on aborde l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’État qui consisterait à adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de l’article 8, ou sous celui d’une ingérence d’une autorité publique à justifier sous l’angle du paragraphe 2, les principes applicables sont assez voisins (Oluić c. Croatie, no 61260/08, § 46, 20 mai 2010).
43. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, les objectifs énumérés au paragraphe 2 peuvent jouer un certain rôle dans la recherche de l’équilibre voulu (Hatton et autres, précité, § 98).
44. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la Convention vise à protéger des « droits concrets et effectifs », et non « théoriques ou illusoires », (voir, parmi d’autres, Papamichalopoulos et autres c. Grèce, arrêt du 24 juin 1993, § 42, série A no 260-B).
b) Application en l’espèce
45. La Cour relève que la présente affaire ne porte pas sur une ingérence des autorités publiques dans l’exercice du droit au respect de la vie privée ou du domicile, mais concerne l’inactivité des autorités s’agissant de faire cesser les atteintes, causées par des tiers, au droit invoqué par le requérant (Moreno Gómez, précité, § 57).
46. La Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’obligation de l’État de protéger un requérant des bruits excessifs. Dans certaines affaires la Cour a conclu à l’absence des perturbations incompatibles avec l’article 8 de la Convention (voir, par exemple Hatton et autres c. Royaume-Uni, précité, portant sur les bruits causés par les vols de nuit à l’aéroport de Heathrow ; Ruano Morcuende c. Espagne (déc.), no 75287/01, 6 septembre 2005, portant sur les niveaux de contamination du domicile de la requérante ayant pour cause un transformateur électrique ; Galev c. Bulgarie (déc.), no 18324/04, 29 septembre 2009, portant sur le bruit causé par un cabinet dentaire). Dans ces cas, la Cour a conclu que le niveau de nuisances sonores n’avait pas dépassé les limites acceptables, que les requérants n’avaient pas réussi à démontrer qu’ils avaient subi un préjudice ou qu’aucune constatation sérieuse des nuisances sonores n’avait été effectuée.
47. La présente affaire se rapproche de l’affaire Moreno Gómez, précitée, qui portait sur les bruits et les incidents de tapage nocturne provoqués par les boîtes de nuit installées à proximité du domicile de la requérante. De façon similaire à l’affaire Moreno Gómez, où la Cour avait conclu à l’atteinte aux droits protégés par l’article 8, dans la présente affaire la Cour constate que l’intéressé habite dans une zone où les nuisances sonores pendant la nuit sont indéniables et perturbent de toute évidence sa vie quotidienne. La Cour doit dès lors déterminer si ces nuisances sonores ont dépassé le seuil minimum de gravité pour constituer une violation de l’article 8. La constatation de ce seuil est relative et dépend des circonstances de l’affaire, telles que l’intensité et la durée de la nuisance et de ses effets physiques ou psychologiques (Fadeyeva c. Russie, no 55723/00, §§ 68-69, CEDH 2005-IV, Fägerskiöld c. Suède (déc.), no 37664/04 et Mileva et autres c. Bulgarie, nos 43449/02 et 21475/04, § 90, 25 novembre 2010).
48. La Cour relève à cet égard que le dépassement du niveau sonore maximum à l’intérieur du domicile du requérant a été vérifié au moins à deux reprises par le SEPRONA (paragraphe 11 ci-dessus) pendant la nuit du 21 juillet 2002, qui constata que le nombre de décibels était largement supérieur (d’au moins 28.5 décibels) à celui alors permis par la législation applicable aux horaires nocturnes. La Cour estime qu’il n’y a aucun motif de douter des mesures prises par un organisme officiel et note que ces mesures n’ont d’ailleurs pas été contestées par les juridictions internes mais plutôt ignorées au cours de la procédure. Le Gouvernement lui-même ne le conteste pas non plus.
49. S’appuyant sur le rapport d’expertise et les rapports médicaux versés au dossier (paragraphes 10 et 21-27 ci-dessus) et tenant compte de l’importance du dépassement du niveau sonore, la Cour estime qu’il peut y avoir un lien de causalité entre les bruits et nuisances sonores et répétées et les affections dont souffrent le requérant lui-même, son épouse et, particulièrement leur fille, malade chronique. Il va de soi que des atteintes à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale (López Ostra, précité, § 51).
50. La Cour estime en l’occurrence qu’il lui suffit de rechercher si les autorités compétentes ont pris les mesures nécessaires pour protéger le droit du requérant au respect de son domicile ainsi que de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 (voir entre autres, López Ostra, précité, § 55).
51. Il échet de constater que la municipalité de Cartagena n’a pris aucune mesure concernant le niveau de bruit produit par le bar musical situé en terrasse de la discothèque A. La Cour observe d’emblée que bien qu’un avis du 5 juillet 2002 du Service de l’environnement de la communauté autonome de Murcia (paragraphe 9 ci-dessus) indiquât que la discothèque ne pouvait pas disposer de musique sur la terrasse, cet avis fut contredit par un avis ultérieur du 7 août 2002 du conseiller municipal chargé de l’environnement (paragraphe 11 ci-dessus). Par ailleurs, la municipalité interjeta appel contre la décision du juge contentieux-administratif no 1 de Cartagena du 18 décembre 2003 qui annulait, pour vices de procédure, la licence octroyée à la discothèque. Elle a certes procédé à la clôture de la partie intérieure du local en raison de l’absence d’une pièce d’insonorisation à l’entrée de la discothèque mais a permis la poursuite des activités du bar musical sur la terrasse. La Cour note également que tant le juge contentieux-administratif que la juridiction d’appel ont, pour leur part, omis de se prononcer sur un élément essentiel dans ce type d’affaires, à savoir si les niveaux sonores émis pouvaient être considérés comme nuisibles pour la santé du requérant et sa famille. Les juridictions internes ne se sont pas non plus prononcées sur l’atteinte alléguée à ses droits fondamentaux, bien que le requérant les ait expressément soulevés dans ses recours tant auprès du juge contentieux-administratif no 2 de Cartagena que du Tribunal supérieur de justice de Murcia.
52. S’agissant de l’argument du Gouvernement selon lequel le domicile du requérant a été construit illégalement sans licence sur un terrain non destiné à l’usage résidentiel, ce qui le priverait de la protection qui serait exigible dans un environnement différent, la Cour observe que le Gouvernement n’apporte aucun élément à l’appui de ces affirmations. En tout état de cause, cette question n’a pas été examinée par les juridictions internes et, dès lors, ne saurait entrer en ligne de compte dans l’examen de la présente affaire.
53. La Cour note que les intéressés ont dû subir pendant dix ans les nuisances causées par le bar musical installé sur la terrasse de la discothèque A., et constate qu’elles n’ont toujours pas cessé à ce jour.
54. Compte tenu de l’intensité des nuisances sonores – nocturnes et excédant largement les niveaux autorisés – et du fait que celles-ci se sont répétées durant plusieurs années, la Cour estime que l’Etat défendeur a failli à son obligation positive de garantir le droit du requérant au respect de son domicile et de sa vie privée, au mépris de l’article 8 de la Convention.
55. Par conséquent, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
56. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint que les tribunaux internes ne se sont pas prononcés sur la question relative au respect du niveau sonore par le local musical tel que prescrit par la législation applicable.
57. La Cour estime que ce grief est lié au grief tiré de l’article 8. Eu égard au constat relatif à l’article 8 de la Convention (paragraphes 54-55 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
58. Le requérant se plaint également que l’Administration n’applique pas les mêmes exigences environnementales à l’ensemble des locaux musicaux, celui de l’espèce ayant reçu un traitement plus favorable. Il invoque l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
59. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
61. Le requérant n’a pas présenté de demandes chiffrées de satisfaction équitable. Il prétend à la réouverture de l’affaire auprès des juridictions internes moyennant l’introduction d’une demande en nullité de la procédure par application de la Loi organique 6/2007, portant sur le Tribunal Constitutionnel. Il réclamera alors le préjudice moral correspondant aux souffrances de sa fille.
62. A la lumière des explications du requérant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui accorder une somme à ce titre.
B. Frais et dépens
63. Le requérant demande également, notes d’honoraires à l’appui, 15 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes (dont 10 000 EUR devant les juridictions ordinaires et 5 000 EUR devant le Tribunal Constitutionnel) et 18 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il réclame un montant total de 33 000 EUR plus 5 280 EUR à titre de la TVA (16 %)
64. Le Gouvernement considère excessive et non justifiée la somme réclamée par le requérant.
65. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
66. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 15 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8 et 6 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, quinze mille EUR (15 000 euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 octobre 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président