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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE EKDAL ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 6990/04)
ARRÊT
STRASBOURG
25 janvier 2011
DÉFINITIF
25/04/2011
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ekdal et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 janvier 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 6990/04) dirigée contre la République de Turquie et dont cinquante-neuf ressortissants de cet Etat, Musa Ekdal et Yüksel Ekdal, Akın Ekdal, Aytun Ekdal, Alpaslan Ekdal, Enver Bayındır, Raziye Eşkazan, Yüksel Bayındır, Suat Bayındır, Arslan Bayındır, Feyyaz Sezer, Aynur Sezer, Ferhat Sezer, Aysel İlter, Müslim Bayındır, Gönül Bayındır, Haluk Bayındır, Serkan Bayındır, Handan Kahraman Bayındır, Kamber Bayındır, Arzu Sitrova Bayındır, Zeliha Bayındır, Sara Ergül Yayıkçı, Nilgül Özek Demir, Gürol Özek, Ayhan Erdemir, Mustafa Erdemir, Şadiye Erdemir, Aydın Okur, Aykut Okur, Aytekin Okur, Serpil Okur, Emine Yılıkyılmaz, Muazzez Yılıkyılmaz Güney, Lokman Yılıkyılmaz, Muharrem Yılıkyılmaz, Ayten Yılıkyılmaz Torun, Mahmut Nedim Yılıkyılmaz, Hasan Hüseyin Yılıkyılmaz, Abdur Kadir Yılıkyılmaz, Mesut Yılıkyılmaz, Hatuncuk Çopan Hacısalihoğlu, Emine Çavuş, Nazmiye Nazlı Arslan Korur, Yusuf Öztürk, Figen Baş, Bülent Erdemir, Yılmaz Tümözen, Yusuf İrfan Tümözen, Tolga Tümözen, Erol Dede, Muammer Dede, Nejla Dede Es, Fatma Gül Arslan Kabataş, Mehmet Şakir Arslan, Ömer Tuğsal Yakupoğlu, Onursal Yakupoğlu, Zara Türköz et Melek Zara Çerçi (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 janvier 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
Par une lettre reçue le 18 novembre 2008, la Cour a été informée par les avocats des requérants du décès, le 7 octobre 2007, de Mme Zeliha Bayındır et du fait que Sevilay Sitrava, Kamber Bayındır et Kubilay Sitrava étaient ses seuls héritiers et qu’ils avaient exprimé le souhait de maintenir la requête.
2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Mes Saniye Selda Kaya et Meryem Turan, avocates à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 6 octobre 2008, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. MM. Cemal Bayındır (décédé en 1967), Ali Taki Ekdal (décédé en 2004), Musa Ekdal (requérant, né en 1922) et Mme Safiye Gerboğa (décédée en 1948) (« les propriétaires principaux ») étaient copropriétaires de différentes parts d’un terrain d’une superficie de 3 667 118 m2, situé à Eyüp-Alibeyköy (Istanbul).
Les requérants Yüksel Ekdal, Akın Ekdal, Aytun Ekdal, Alpaslan Ekdal, Enver Bayındır, Raziye Eşkazan, Yüksel Bayındır, Suat Bayındır, Arslan Bayındır, Feyyaz Sezer, Aynur Sezer, Ferhat Sezer, Aysel İlter, Müslim Bayındır, Gönül Bayındır, Haluk Bayındır, Serkan Bayındır, Handan Kahraman Bayındır, Kamber Bayındır, Arzu Sitrova Bayındır, Zeliha Bayındır, Sara Ergül Yayıkçı, Nilgül Özek Demir, Gürol Özek, Ayhan Erdemir, Mustafa Erdemir, Şadiye Erdemir, Aydın Okur, Aykut Okur, Aytekin Okur, Serpil Okur, Emine Yılıkyılmaz, Muazzez Yılıkyılmaz Güney, Lokman Yılıkyılmaz, Muharrem Yılıkyılmaz, Ayten Yılıkyılmaz Torun, Mahmut Nedim Yılıkyılmaz, Hasan Hüseyin Yılıkyılmaz, Abdur Kadir Yılıkyılmaz, Mesut Yılıkyılmaz, Hatuncuk Çopan Hacısalihoğlu, Emine Çavuş, Nazmiye Nazlı Arslan Korur, Yusuf Öztürk, Figen Baş, Bülent Erdemir, Yılmaz Tümözen, Yusuf İrfan Tümözen, Tolga Tümözen, Erol Dede, Muammer Dede, Nejla Dede Es, Fatma Gül Arslan Kabataş, Mehmet Şakir Arslan, Ömer Tuğsal Yakupoğlu, Onursal Yakupoğlu, Zara Türköz et Melek Zara Çerçi sont les héritiers de Cemal Bayındır et Safiye Gerboğa. Ils sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1937, 1957, 1959, 1975, 1941, 1925, 1938, 1958, 1956, 1960, 1948, 1958, 1949, 1934, 1949, 1966, 1974, 1969, 1953, 1958, 1935, 1951, 1960, 1946, 1939, 1948, 1931, 1938, 1966, 1958, 1962, 1942, 1952, 1953, 1963, 1965, 1973, 1974, 1976, 1978, 1921, 1944, 1957, 1943, 1961, 1956, 1966, 1942, 1976, 1950, 1954, 1958, 1965, 1960, 1977, 1981, 1934 et 1966.
A. Le bien litigieux et le transfert de la propriété au Trésor
5. Le litige concerne le terrain situé à Eyüp-Alibeyköy, à Istanbul.
Selon un document établi le 15 janvier 2004 par la direction du registre foncier d’Eyüp, le terrain en question était inscrit au registre foncier sous les numéros de parcelles 1 et 13 du lot no 75. La première parcelle était un pâturage, la deuxième une laiterie abandonnée. Selon ce document, le registre indiquait également que, alors que 29/48 de ce bien appartenaient à C. Bayındır, 10/48 à M. Ekdal, 3/48 à A.T. Ekdal, 6/48 aux héritiers de Safiye Gerboğa, le terrain en question avait été inscrit le 12 décembre 1963 au nom du Trésor à la suite d’un jugement adopté le 21 juin 1963 par le tribunal de grande instance d’Eyüp.
6. Selon le dossier de l’affaire, la commission cadastrale avait réalisé une étude cadastrale les 10 et 11 décembre 1957. Le procès-verbal correspondant mentionnait que la propriété de ces parcelles faisait l’objet d’une action possessoire qui était pendante devant le tribunal de grande instance d’Eyüp depuis le 19 février 1955, et que la commission cadastrale avait décidé de laisser vides jusqu’à la fin du procès les cases du cahier du registre foncier destinées à l’indication des noms des propriétaires.
7. Toujours selon les éléments du dossier, le 4 mars 1963, le Trésor, se fondant sur la loi no 221 entrée en vigueur le 13 janvier 1961, avait saisi le tribunal de grande instance d’Eyüp d’une demande tendant à l’inscription à son nom sur le registre foncier des parcelles de terrain nos 1 et 13 (ainsi que d’autres parcelles de terrains qui appartenaient à d’autres personnes). Il s’agissait d’une procédure spéciale dans laquelle la participation de la partie défenderesse n’était pas nécessaire.
8. Devant le tribunal, le Trésor avait soutenu notamment que le terrain en question était occupé depuis 1954, sans interruption, par le ministère de la Défense nationale et que les propriétaires avaient été déchus de tous leurs droits en application de la loi no 221.
9. Par un jugement du 21 juin 1963, le tribunal avait décidé d’annuler le titre de propriété des intéressés et d’ordonner l’inscription du terrain au nom du Trésor public sur le fondement de la loi no 221. Faute de pourvoi, ce jugement était devenu définitif.
10. Le 12 décembre 1963, le terrain avait été inscrit sur le registre foncier au nom du Trésor public.
B. Les actions concernant le titre de propriété
1. L’action engagée en 1955 (action no 1955/177)
11. Le 19 février 1955, les propriétaires des terrains avoisinants avaient engagé contre les requérants une action en trouble de possession devant le tribunal de grande instance d’Eyüp. Ils soutenaient avoir acquis les biens litigieux en 1949 par acte de vente notarié.
De leur côté, le 23 mars 1955, les requérants avaient engagé une contre-action à l’encontre des propriétaires des terrains avoisinants.
12. Par un jugement du 18 juillet 1957, le tribunal de grande instance d’Eyüp débouta les requérants et les propriétaires susmentionnés de leur demande, considérant que le bien litigieux était un pâturage appartenant depuis toujours au Trésor.
13. Par un arrêt du 3 mai 1958, la Cour de cassation infirma le jugement attaqué par les requérants et certains des propriétaires des terrains avoisinants, au motif que c’était le tribunal cadastral qui était compétent pour statuer sur le fond du litige.
14. Le 1er juin 1962, soutenant que la parcelle de terrain no 1 lui appartenait, le Trésor public se constitua partie dans la procédure.
15. Le 18 juillet 1977, le tribunal cadastral d’Eyüp rendit son jugement. Constatant que le titre de propriété avait été transféré au Trésor en application de la loi no 221, il décida d’accorder un délai pour que les intéressés puissent engager une action en dommages-intérêts. Toutefois, il ressort du dossier qu’aucune action n’a été engagée pendant le délai accordé.
16. Sur pourvoi des requérants, le 19 décembre 1978, la Cour de cassation infirma ce jugement. Le dossier fut renvoyé devant la juridiction cadastrale de première instance et prit le numéro 1980/199.
2. L’action engagée par les requérants en 1964 (1964/337)
17. Entre-temps, le 2 avril 1964, sur demande des requérants, le tribunal de grande instance d’Eyüp, accompagné d’experts, avait effectué une expertise des lieux. Il avait été constaté que sur la route menant à Uzuncaova se trouvaient une baraque et une cabine et que le reste du terrain était vide.
18. Le 15 juillet 1964, les intéressés saisirent le même tribunal et demandèrent l’inscription du terrain à leur nom ou, à défaut, le paiement de sa contre-valeur pécuniaire. Le greffe attribua au dossier le numéro de requête 1964/337.
19. A l’audience du 25 mars 1965, le tribunal, considérant que deux actions, portant l’une sur la restitution et l’autre sur l’indemnisation, ne pouvaient être intentées simultanément, demanda aux requérants de choisir l’action en justice qu’ils entendaient mener et leur accorda un délai pour ce faire.
20. A l’audience du 28 mai 1965, les intéressés optèrent pour l’action en restitution du bien et renoncèrent à l’action visant à l’obtention d’une indemnité à hauteur de la valeur du bien.
21. Le 18 novembre 1986, le tribunal de grande instance d’Eyüp débouta les requérants de leur demande, considérant notamment que le titre de propriété des biens litigieux avait été transféré au Trésor en 1963.
22. Le 30 juin 1987, la Cour de cassation confirma ce jugement.
23. Le 3 mars 1988, la Cour de cassation, saisie d’une demande en rectification de l’arrêt, revint partiellement sur sa décision précédente. Elle confirma d’une part son arrêt du 30 juin 1987 pour autant qu’il concernait le transfert du titre de propriété effectué en application de la loi no 221. En revanche, elle infirma cet arrêt pour autant qu’il portait sur la délimitation du terrain litigieux pour faute de recherche suffisante. Elle considéra notamment qu’il convenait de déterminer les limites du terrain objet de l’application de la loi no 221.
24. Le 6 juin 1988, le tribunal de grande instance d’Eyüp, statuant sur renvoi, réitéra son jugement précédent.
25. Le 22 février 1989, l’assemblée plénière de la Cour de cassation infirma le jugement rendu par la juridiction de première instance et décida que c’était le tribunal cadastral d’Eyüp qui était compétent pour statuer sur l’affaire en question.
3. La jonction des actions nos 1955/177 et 1964/337
26. Le 20 février 1991, le tribunal de grande instance décida de joindre les actions nos 1955/177 et 1964/337. C’est ainsi que l’action no 1964/337 fut jointe au dossier no 1980/199.
27. La Direction générale des forêts et un certain nombre d’autres personnes intervinrent dans cette procédure.
28. Le 7 août 1996 et le 22 novembre 1999, deux expertises furent effectuées sur le terrain.
29. Le 9 mai 2000, le tribunal cadastral d’Eyüp débouta les intéressés de leur demande en restitution du bien. Il constata notamment qu’il était établi que le titre de propriété des biens litigieux avait été transféré au Trésor en application de la loi no 211.
30. Les intéressés se pourvurent en cassation.
31. Par un arrêt du 12 juin 2001, la Cour de cassation infirma le jugement attaqué. Elle considéra notamment qu’il convenait de déterminer les limites du terrain qui avait fait l’objet de l’application de la loi no 221.
32. Le Trésor fit un recours en rectification de l’arrêt.
33. Par un arrêt du 17 février 2003, qui fut signifié aux requérants le 31 juillet 2003, la Cour de cassation rectifia son arrêt initial et confirma le jugement du 9 mai 2000 rendu par le tribunal cadastral d’Eyüp. Elle considéra notamment ce qui suit :
« (...) le jugement rendu par le tribunal de grande instance d’Eyüp le 18 novembre 1986, en vertu duquel le terrain litigieux avait été exproprié par l’administration en application de l’article 221, avait fait l’objet d’un pourvoi. La Cour de cassation, dans son arrêt du 30 juin 1987, a confirmé cette conclusion et a rejeté le moyen de rectification dans son arrêt du 3 mars 1988. Par conséquent, l’infirmation de la Cour de cassation quant à l’arrêt du 30 juin 1987 ne concerne pas cette partie du jugement. Il s’ensuit que cette partie du jugement était devenue constitutive de droits procéduraux acquis en faveur du Trésor et avait acquis force de chose jugée depuis le 3 mars 1988.
Par la suite, le tribunal cadastral a confirmé cette conclusion (...)
Dans le même temps, puisque aucune action tendant à obtenir une indemnité résultant de la perte de propriété relative aux biens en question n’était pendante, il n’y avait pas lieu de se prononcer sur la validité des titres de propriété des parties (...) »
C. L’action en dommages-intérêts
34. Le 20 octobre 2004, les requérants saisirent le tribunal de grande instance d’Istanbul d’une action tendant à l’obtention de dommages-intérêts pour expropriation de facto de leur terrain.
35. Le 30 décembre 2004, le tribunal se déclara incompétent au profit du tribunal de grande instance d’Eyüp.
36. Le 14 février 2006, le tribunal de grande instance d’Eyüp débouta les requérants au motif que les conditions d’une expropriation de facto n’étaient pas réunies, dans la mesure où la propriété de leur terrain avait été transférée le 12 décembre 1963 au Trésor par une décision de justice devenue définitive. Il considéra notamment ce qui suit :
« (...) soutenant que le Trésor a occupé le terrain en question, la partie demanderesse réclame réparation des préjudices qu’elle dit avoir subis du fait d’une expropriation de facto et de la non-jouissance de ses biens à partir de 1964. Toutefois, la présente action ne porte nullement sur la propriété des biens en question. Le litige portant sur la propriété de ces biens a déjà été tranché par le tribunal cadastral et le jugement est devenu définitif. Les biens sont inscrits au nom du Trésor. Par conséquent, en l’absence d’un droit de propriété, la partie défenderesse ne peut prétendre à aucune somme pour une expropriation de facto (...) »
37. Le 12 décembre 2006, la Cour de cassation confirma en toutes ses dispositions ce jugement.
38. Le 16 avril 2007, elle rejeta le recours en rectification de l’arrêt. Cet arrêt fut notifié aux requérants le 2 mai 2007.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
39. En vertu de l’article 1 de la loi no 221 du 12 janvier 1961 régissant le statut des biens affectés de facto à l’utilisation du service public, étaient réputés expropriés les biens affectés avant 1956 à l’utilisation du service public sans qu’il eût été fait usage de la procédure d’expropriation formelle.
Selon l’article 4 de cette loi, le droit de réclamer la contre-valeur de tels biens était forclos dans un délai de deux ans à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi no 221, à savoir le 13 janvier 1961.
40. Un arrêt de principe du 16 mai 1956, publié au Journal officiel le 11 août 1958, rendu par la chambre plénière de la Cour de cassation, dispose ce qui suit :
« Le propriétaire peut toujours entamer une action possessoire visant à empêcher tout obstacle dans la jouissance de son bien contre la personne morale de droit public qui se trouve à l’origine [de l’affectation du bien à l’utilisation du service public.] Toutefois, lorsque la nature du bien s’est transformée de sorte que cette jouissance ne peut plus s’effectuer du fait d’une telle affectation, le propriétaire peut entamer une action en indemnisation après avoir accepté le transfert du titre de propriété à l’administration concernée. Dans la législation turque, il n’existe aucune disposition qui écarte un tel droit des propriétaires. »
41. D’après la jurisprudence turque, lorsque, dans le cadre d’une action intentée au civil, un tribunal est appelé à connaître de plusieurs prétentions, il doit statuer séparément sur chacune d’elles. En cas d’annulation partielle de pareil jugement en cassation, les dispositions non réformées confèrent des « droits procéduraux acquis » (usulî kazanılmış hak) quant à la prétention visée et deviennent immédiatement exécutoires, nonobstant le fait que la procédure de jugement demeure pendante sur les autres points (pour de plus amples informations, voir Ünal Akpınar İnşaat İmalat Sanayi ve Ticaret S.A. et Akpınar Yapı Sanayi S.A. c. Turquie, no 41246/98, § 54, 26 mai 2009).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
42. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Selon eux, la privation de propriété qu’ils auraient subie était contraire à l’article 1 du Protocole no 1. Par ailleurs, ils contestent l’absence de paiement de l’indemnité d’expropriation.
43. Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient d’abord que les griefs des requérants sont incompatibles ratione temporis avec les dispositions de la Convention. Par ailleurs, il affirme que les intéressés n’ont pas épuisé les voies de recours internes disponibles. En outre, se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, il soutient que les requérants, qui n’auraient ni un « bien actuel » ni une « espérance légitime » de voir se concrétiser une quelconque créance actuelle et exigible, susceptible par là d’être considérée comme un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1, n’ont pas la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.
44. La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur l’ensemble des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, les griefs devant être déclarés irrecevables pour les motifs indiqués ci-dessous.
45. Pour ce qui est de l’allégation des requérants selon laquelle l’expropriation qu’ils auraient subie était contraire au droit de propriété, la Cour rappelle qu’elle ne peut examiner un grief que dans la mesure où il se rapporte à des événements s’étant produits après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Partie contractante concernée. Elle rappelle également que, selon sa jurisprudence bien établie, la privation d’un droit de propriété ou d’un autre droit réel constitue en principe un acte instantané et ne crée pas une situation continue de « privation d’un droit » (voir, par exemple, Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000‑XII). La Cour peut certes avoir égard aux faits antérieurs à la ratification pour autant que l’on puisse les considérer comme étant à l’origine d’une situation qui s’est prolongée au-delà de cette date ou comme importants pour comprendre les faits survenus après cette date (Broniowski c. Pologne (déc.) [GC], no 31443/96, § 74, CEDH 2002‑X).
46. En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que le terrain litigieux, qui était occupé par l’Etat, avait été inscrit sur le registre foncier au nom du Trésor public le 12 décembre 1963 à la suite d’un jugement du 21 juin 1963 ayant acquis force de chose jugée. Par ailleurs, le fait que les actions concernant le titre de propriété s’étaient terminées après le 28 janvier 1987 importe peu, dans la mesure où l’action engagée par les requérants tendait essentiellement à faire reconnaître le droit de propriété des biens en question, lequel était l’objet d’une action possessoire en droit interne (paragraphe 11 ci-dessus).
47. De plus, il n’est nullement question d’une violation continue de la Convention imputable à la République turque et susceptible de déployer des effets sur les limites temporelles à la compétence de la Cour. Héritiers pour la plupart de personnes expropriées de longue date, les requérants n’ont pas été en mesure d’exercer un quelconque droit de propriété sur les biens en cause depuis plus d’un demi-siècle.
48. Par conséquent, étant donné que les biens en question avaient été transférés au Trésor en décembre 1963, soit bien avant le 28 janvier 1987, date à laquelle la Convention et le Protocole no 1 sont entrés en vigueur à l’égard de la République turque, la Cour n’est pas compétente ratione temporis pour examiner les circonstances de la privation de propriété opérée sur le fondement de la loi no 221 de 1961 (voir la décision Malhous précitée, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 85, CEDH 2001‑VIII).
49. Pour ce qui est de la thèse des requérants selon laquelle c’est l’absence de paiement de l’indemnité d’expropriation qui constitue une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens, la Cour observe que la présente affaire diffère de l’affaire Yagtzilar et autres c. Grèce (no 41727/98, CEDH 2001‑XII), où elle s’était contentée d’examiner l’absence de paiement de l’indemnité d’expropriation, dans le cadre d’une procédure qui avait commencé en 1933, avant la reconnaissance du droit de recours individuel par la Grèce, et qui s’était achevée le 15 juillet 1997, après la reconnaissance du droit de recours individuel par cet Etat. Or, en l’espèce, la procédure qui avait débuté en 1964 et qui s’était terminée en 2003 ne portait depuis le 25 mars 1965 que sur une seule demande tendant à l’obtention de l’inscription du terrain au nom des requérants (paragraphe 20 ci-dessus).
50. Certes, le 20 octobre 2004, les requérants engagèrent une action en vue de l’obtention de dommages-intérêts pour expropriation de facto. La Cour observe cependant que, comme l’a indiqué le tribunal de grande instance, cette demande n’était fondée sur aucun titre de propriété reconnu en droit interne (paragraphe 36 ci-dessus). En effet, sur ce point, l’affaire se distingue également de l’affaire Broniowski précitée (voir, notamment, le paragraphe 75 de cette décision), où la base factuelle du grief de M. Broniowski était l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de faire exécuter son droit à une mesure compensatoire, lequel lui aurait été conféré par le droit polonais à la date d’entrée en vigueur du Protocole. En l’espèce, la Cour observe que, après la date d’entrée en vigueur du Protocole à l’égard de Turquie, le législateur turc n’a reconnu aucun droit de ce genre. En outre, selon l’article 4 de la loi no 221, le droit de réclamer la contre-valeur des biens expropriés selon la procédure prévue dans cette loi était forclos dans un délai de deux ans à compter de la date d’entrée en vigueur de ladite loi, à savoir le 13 janvier 1961 (paragraphe 39 ci-dessus).
51. Il reste à la Cour à examiner si les requérants avaient une « espérance légitime » de voir se concrétiser une quelconque créance actuelle et exigible, à savoir d’obtenir soit la restitution de leurs biens soit une compensation (pour le transfert de biens de 1963) d’un montant déterminé, en relation avec la valeur réelle de leurs biens.
52. La Cour note en particulier qu’il ressort de l’arrêt du 17 février 2003 rendu par la Cour de cassation que le litige, pour autant qu’il concernait le titre de propriété transféré en application de la loi no 221, a fait l’objet d’une décision définitive le 3 mars 1988. En effet, le jugement adopté par le tribunal de grande instance d’Eyüp le 18 novembre 1986, en vertu duquel le terrain litigieux avait été exproprié par l’administration en application de l’article 221, avait été confirmé par la Cour de cassation le 30 juin 1987. Par ailleurs, l’acceptation partielle du recours en rectification par la Cour de cassation le 3 mars 1988 ne portait que sur la question de la délimitation du terrain en question. Par conséquent, selon la Cour de cassation, cette partie du jugement était devenue constitutive de droits procéduraux acquis en faveur du Trésor et avait acquis force de chose jugée à partir du 3 mars 1988. Il conviendrait donc, normalement, de rejeter le grief tiré du titre de propriété et présenté en dehors du délai de six mois.
53. Cela dit, la Cour tient néanmoins à rappeler que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas de droit à acquérir des biens (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 52, CEDH 2007‑...). L’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein précité, §§ 82-83, et Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII).
54. La Cour note également que, selon les autorités judiciaires, le titre de propriété avait été transféré au Trésor en 1963 en application de la loi no 221 du 1961, en vertu de laquelle un bien occupé par l’Etat était réputé exproprié et le droit de réclamer la contre-valeur de tels biens était forclos dans un délai de deux ans. La Cour conclut que les requérants ne pouvaient avoir une « espérance légitime » d’obtenir la restitution des biens en question ou des compensations d’un montant déterminé. Dès lors, aux fins de l’article 1 du Protocole no 1, on ne saurait considérer que les requérants ont conservé un droit de propriété ou un droit à réparation à l’encontre de la Turquie s’analysant en une « espérance légitime » au sens de la jurisprudence de la Cour.
55. Partant, le grief des requérants, pour autant qu’il concerne les mesures adoptées sur le fondement de la loi no 221 de 1961 à l’égard des biens en question, n’entre pas dans le champ d’application de la Convention au motif qu’il est antérieur à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la République turque. Cette partie du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 doit être rejeté pour incompatibilité rationae temporis avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. Quant au grief concernant l’absence de paiement de l’indemnité d’expropriation, celui-ci doit être rejeté pour incompatibilité rationae materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
56. Les requérants allèguent que la durée de la procédure portant sur leur demande d’inscription des biens en question à leur nom a méconnu le principe du « délai raisonnable ». Ils se plaignent également du manque d’équité de la procédure et reprochent aux tribunaux internes de ne pas avoir procédé à une appréciation objective des preuves et d’avoir ainsi favorisé l’administration.
Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Equité de la procédure
57. La Cour estime que les requérants se plaignent pour l’essentiel de la solution retenue par les juridictions nationales. Or rien ne permet de penser que la procédure, au cours de laquelle les requérants ont pu présenter tous leurs arguments, n’a pas été équitable. La Cour ne décèle en effet aucun indice d’arbitraire dans la conduite du procès ni de violation des droits procéduraux des intéressés. Par conséquent, elle estime qu’il s’agit d’un grief qui vise uniquement à la poursuite du débat déjà mené devant les tribunaux internes et sur lequel la Cour, sauf à s’ériger en « quatrième instance », ne saurait statuer. Il convient donc de déclarer ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. Durée de la procédure
58. Le Gouvernement soutient que les requérants ont introduit leurs recours de manière tardive et manqué de diligence dans la conduite de l’affaire, et qu’ils ont, ce faisant, considérablement contribué à l’allongement de la durée de la procédure. Selon le Gouvernement, il ressortirait de la chronologie de la procédure que les autorités judiciaires, lorsqu’elles ont été en mesure de le faire, ont statué dans des délais raisonnables.
La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
59. La Cour note que la procédure a commencé le 19 février 1955 (paragraphe 11 ci-dessus) et qu’elle s’est terminée le 17 février 2003, date à laquelle la Cour de cassation a rejeté le recours en rectification (paragraphe 33 ci-dessus). La procédure a donc duré quarante-huit ans environ. Toutefois, la Cour ne peut connaître que du laps de temps de seize ans, écoulé depuis le 28 janvier 1987, date du dépôt de la déclaration turque reconnaissant le droit de recours individuel. Prenant néanmoins en compte l’état de la procédure à la date à laquelle la déclaration susmentionnée a été déposée (Cankoçak c. Turquie, nos 25182/94 et 26956/95, § 25, 20 février 2001), elle note que, à la date en question, la procédure avait déjà duré trente-deux ans environ.
60. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Richard c. France, 22 avril 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Doustaly c. France, 23 avril 1998, § 39, Recueil 1998‑II).
61. Elle rappelle par ailleurs que seules les lenteurs imputables aux autorités judiciaires compétentes peuvent amener à constater un dépassement du délai raisonnable au sens de la Convention. Même dans les systèmes juridiques consacrant le principe de la conduite du procès par les parties, l’attitude des intéressés ne dispense pas les juges d’assurer la célérité voulue par l’article 6 § 1 (Varipati c. Grèce, no 38459/97, § 26, 26 octobre 1999).
62. Pour ce qui est de la présente espèce, la Cour observe que la lenteur de la procédure résulte essentiellement du comportement des autorités et juridictions saisies.
63. Elle réaffirme qu’il incombe aux Etats contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir dans un délai raisonnable une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil. La Cour ne saurait estimer « raisonnable » la durée globale écoulée en l’espèce.
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
64. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage, frais et dépens
65. Les requérants réclament conjointement 25 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi en raison d’une durée excessive de la procédure. Ils demandent également 27 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 483 629 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Ils fournissent deux quittances attestant le paiement d’une certaine somme par une société dénommée « Global Emlak Yapı Turizm ve Ticaret ».
66. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
67. La Cour rappelle tout d’abord que, lorsqu’elle conclut à la violation d’une disposition de la Convention, elle peut allouer à l’intéressé une somme pour le dommage moral subi. Cette somme vise à la réparation de l’état d’angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation (voir Comingersoll S.A., précité, § 29 ; Arvanitaki-Roboti et autres c. Grèce [GC], no 27278/03, § 27, CEDH 2008-..., et Kakamoukas et autres c. Grèce [GC], no 38311/02, § 39, 15 février 2008).
68. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont présenté leur demande conjointement et que le dossier ne permet pas d’établir les dates auxquelles les héritiers ont succédé aux propriétaires principaux. Au vu de ce qui précède et statuant en équité, elle accorde l’intégralité de la somme réclamée par les requérants, à savoir 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) à l’ensemble des cinquante-neuf requérants conjointement pour dommage moral. Il convient à cet égard de préciser que la somme attribuée à Mme Zeliha Bayındır reviendra à Sevilay Sitrava, Kamber Bayındır et Kubilay Sitrava, en qualité d’héritiers (paragraphe 1 ci-dessus).
69. Quant aux frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale, estime raisonnable la somme de 2 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde conjointement à l’ensemble des requérants.
B. Intérêts moratoires
70. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée de la procédure et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser conjointement à l’ensemble de cinquante-neuf requérants - la somme attribuée à Mme Zeliha Bayındır reviendra à Sevilay Sitrava, Kamber Bayındır et Kubilay Sitrava -, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, et 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 janvier 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Françoise Tulkens
Greffier Présidente