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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE TOMA c. ROUMANIE
(Requête no 42716/02)
ARRÊT
STRASBOURG
24 février 2009
DÉFINITIF
24/05/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Toma c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 janvier 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42716/02) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Marius Ionel Toma (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 novembre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me E. Popescu, avocate à Constanta. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan‑Horaţiu Radu, du Ministère des Affaires Étrangères.
3. Le 24 janvier 2006, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1973 et réside à Constanţa.
A. L’interpellation du requérant le 10 septembre 2002
1. Version du requérant
5. A 1 heure du matin, dans la nuit du 9 au 10 septembre 2002, le requérant et un autre individu dénommé A.M. furent appréhendés en flagrant délit par des agents de la police antidrogue, dont un agent infiltré, alors qu’ils étaient en possession illégale de 800 g de cannabis qui, selon les autorités, étaient destinés à la vente. L’opération en question a eu lieu à la périphérie de la ville de Constanţa, dans le parking d’une unité militaire, près du siège du Centre de lutte contre la criminalité organisée. Selon le requérant, le cannabis fut trouvé sur C.S., un collaborateur civil infiltré de la police, qui les accompagnait dans un taxi au moment du flagrant délit. Dans un procès-verbal de constatation dressé sur-le-champ, les agents de police indiquèrent les circonstances du flagrant délit et les réponses du requérant aux questions qui lui avaient été posées au sujet de la provenance du cannabis.
6. Selon le requérant, qui renvoie à la déclaration du chauffeur du taxi, D.G., et aux images le représentant avec des traces de violence le 10 septembre 2002 (paragraphes 11 et 19 ci-dessous), lui et A.M. furent encerclés et frappés par plusieurs agents armés de la police antidrogue dès qu’ils sortirent du taxi.
7. Le matin du 10 septembre 2002, sans être assisté par un avocat, le requérant fut obligé par des agents de police à faire une première déclaration, par laquelle il reconnaissait que le cannabis confisqué lui appartenait. Face à son refus, les agents de police le frappèrent et ameutèrent deux chiens policiers pour lui faire écrire la déclaration qui leur convenait, le procureur chargé de l’enquête étant lui-même présent lors de certaines scènes de violence. Sous la menace des agents de police et de leurs chiens, le requérant écrivit la déclaration dictée par les premiers. Ayant le visage tuméfié et le nez et la bouche en sang, l’intéressé ne fut pas autorisé à aller se laver ; un policier l’essuya par moquerie avec un torchon sale qui avait été utilisé pour essuyer le sang sur le plancher.
8. Selon le requérant, lui-même ainsi que sa mère se plaignirent auprès du procureur des violences subies de la part des agents de police et lui demandèrent qu’il soit soumis à un examen médicolégal, mais le procureur renvoya à plusieurs reprises la visite médicale à une date ultérieure. Entre le 10 et le 26 septembre 2002, il fut placé en détention provisoire dans les locaux de la police de Constanta, avant d’être transféré à la prison de Poarta Alba une fois les traces de violence sur son visage disparues.
2. Thèse du Gouvernement
9. Sans présenter à proprement parler une version des faits différente, le Gouvernement conteste implicitement la version fournie par le requérant, renvoyant à cet égard à la fiche médicale datée du 11 septembre 2002, le lendemain du placement du requérant en détention provisoire, et dressée – selon le Gouvernement – à la prison de Poarta Alba. Cette fiche contenait sur la même page : sous la rubrique « état de santé au dépôt dans l’établissement pénitentiaire », la mention « cliniquement sain », et la signature du médecin I.M.C. ; et en bas de page, sous la rubrique « conclusions », d’autres mentions quant à l’historique médical de l’intéressé (internement psychiatrique, trouble de comportement), et la signature du médecin M.G.. Il ressort du dossier que ce dernier médecin exerçait à la prison de Poarta Alba, où le requérant fut amené le 26 septembre 2002. Un autre document fourni par le Gouvernement concerne l’examen du requérant le 11 septembre 2002 par un médecin radiologue.
10. Par ailleurs, selon une lettre du 7 mars 2006 du parquet près le tribunal départemental de Constanta, il ne ressort pas du dossier du requérant qu’il ait demandé à être soumis à un examen médicolégal ni qu’il ait déposé de plainte pénale contre les agents de police.
B. La diffusion des images et la publication d’une photographie représentant le requérant au siège de la police
11. Le 10 septembre 2002, des journalistes de la chaîne locale « TV Neptun » et du journal Telegraf filmèrent le requérant et prirent des photos de lui dans un bureau du siège de la police de Constanta. Un arrêt sur image qui montrait le visage de l’intéressé portant des traces visibles de violence (des ecchymoses violacées au niveau du front, de la joue droite, du nez et tout autour de l’œil droit) fut publié le 11 septembre 2002 en première page du journal susmentionné. L’article accompagnant la photo qualifia le requérant de « trafiquant ». A une date non précisée, la chaîne précitée diffusa des images relatives à l’arrestation du requérant, y compris une brève séquence le montrant au siège de la police, le visage marqué par les traces de violence précitées. Selon le requérant, les journalistes en cause avaient été appelés par la police.
C. La procédure concernant la mise en détention provisoire du requérant
12. Le 10 septembre 2002, le requérant fut présenté au procureur chargé de l’enquête qui, selon les dires de l’intéressé, ne l’écouta pas, mais dicta à une secrétaire la déclaration faite par ce dernier sous la menace des agents de police. Le procureur décida ensuite d’entamer des poursuites contre l’intéressé et procéda, au cours de la journée et en présence d’un avocat commis d’office, à un nouvel interrogatoire du requérant, portant à sa connaissance les faits dont il était accusé, leur qualification juridique ainsi que ses droits procéduraux, dont celui d’être assisté d’un avocat choisi. Après l’interrogatoire, le procureur plaça le requérant en détention provisoire pour détention et trafic de drogues, délits prévus par les articles 2 § 1 et 4 de la loi no 143/2000 sur la lutte contre le trafic et la consommation illicite de drogues.
13. Le 11 septembre 2002, le requérant choisit un avocat pour le représenter, qui remplaça l’avocat commis d’office, dont le pouvoir, daté du 11 septembre 2002, précisait que ce dernier avait assisté l’intéressé le 10 septembre 2002.
14. Par une résolution de non-lieu du 19 septembre 2002, le parquet près le tribunal départemental de Constanţa rejeta la plainte- réclamation formée par le requérant pour la méconnaissance de ses droits à la défense au cours de l’enquête, du fait qu’il n’avait été assisté par aucun avocat lors de sa garde à vue et notamment lors de sa première déclaration. Le parquet considéra qu’en vertu des articles 5, 6 § 3 et 171 du code de procédure pénale, avant d’entamer des poursuites, le parquet n’avait aucune obligation d’informer l’intéressé des faits dont il était accusé, de leur qualification juridique ou de ses droits à la défense, comme celui d’être assisté d’un avocat.
15. Le 23 septembre 2002, le requérant déposa au parquet près le tribunal départemental une plainte-recours contre l’ordonnance du procureur de mise en détention provisoire du 10 septembre 2002, qu’il considérait illégale. La plainte parvint au procureur compétent le 24 septembre 2002, qui la transmit le lendemain au tribunal, où elle fut enregistrée le 26 septembre 2002. Par un jugement du 30 septembre 2002, le tribunal départemental de Constanţa rejeta la plainte du requérant comme mal fondée. Selon le tribunal, il ressortait du pouvoir du 11 septembre 2002 qu’après le commencement des poursuites, le requérant avait été interrogé le 10 septembre 2002 en présence d’un avocat commis d’office, étant en même temps informé des charges contre lui et de ses droits de la défense. En outre, l’ordonnance en question n’était pas entachée d’illégalité.
16. Dans une procédure distincte, par un jugement 1er octobre 2002, le tribunal départemental de Constanta prolongea de trente jours la détention provisoire du requérant, du 10 octobre au 8 novembre 2002.
17. Le 2 octobre 2002, le requérant se pourvut en recours (recurs) contre le jugement précité du 30 septembre 2002, alléguant la nullité des actes de poursuites, compte tenu de la méconnaissance de ses droits à la défense et des violences auxquelles il avait été soumis par les agents de police, et déposa au dossier une copie du journal qui avait publié sa photo le 11 septembre 2002. Le 8 octobre 2002, le recours formé par le requérant fut transmis par le parquet à la cour d’appel de Constanta, où il fut enregistré le lendemain.
18. Devant la cour d’appel, le procureur considéra qu’il n’y avait en l’espèce aucun moyen de nullité. Après avoir ajourné l’examen du pourvoi‑recours le 11 octobre 2002, à la demande de la mère du requérant, au motif que l’avocat choisi par ce dernier ne pouvait pas être présent, par un arrêt du 15 octobre 2002, prononcé en séance publique, la cour d’appel rejeta ledit pourvoi comme mal fondé.
D. La procédure au fond contre le requérant et réitération par ce dernier des allégations relatives aux violences subies
19. Après le renvoi en jugement du requérant et d’A.M., à l’audience du 9 décembre 2002, D.G., le chauffeur de taxi présent au moment du flagrant délit, fut entendu par le tribunal départemental de Constanta, en présence du procureur. D.G. maintint sa déclaration faite devant les autorités de poursuites et précisa que l’intéressé et A.M. furent encerclés et frappés de coups de poings et de pieds par cinq ou six agents de la police antidrogue, cagoulés et armés, dès que les premiers sortirent du taxi et tentèrent de s’enfuir dans le parking de l’unité militaire. D.G. ajouta que le requérant et A.M. furent frappés après même qu’ils eussent été couchés sur le ventre et menottés. D.G. conclut qu’après avoir fait une première déclaration sur-le-champ, il avait vu le requérant et A.M., dans une pièce de l’unité militaire, allongés par terre et portant des traces de violence (« batuti si intinsi pe burta »). A cette même audience, le tribunal rejeta la demande du requérant tendant à l’audition de C.S. – le collaborateur infiltré – et au dépôt au dossier du procès-verbal de perquisition du domicile de ce dernier, estimant que ces preuves n’étaient pas pertinentes.
20. Lors des débats du 17 mars 2003 devant le tribunal départemental sur le fond des accusations portées contre le requérant, l’avocat de celui-ci fit valoir, entre autres, que les déclarations de l’intéressé avaient été obtenues par l’usage de la force, que le procureur avait averti ce dernier qu’il devait maintenir ses déclarations, et que son accès au siège de la police où son client était détenu avait été empêché tant que les traces de violence que ce dernier portait étaient visibles. L’avocat soutint également que les agents de police avaient incité le requérant à commettre les faits dont il était accusé. Le procureur chargé de l’enquête précisa en réponse qu’il n’y avait pas de preuves quant aux allégations de l’intéressé qu’il avait été soumis à des actes de violence physique et psychique au cours de l’enquête.
21. Par un jugement du 24 mars 2003, le tribunal départemental de Constanţa condamna le requérant à une peine de trois ans de prison ferme pour détention illégale de drogues destinées à la vente.
22. Dans son appel interjeté contre le jugement précité et lors des débats du 9 mai 2003, le requérant fit valoir, entre autres motifs d’appel, que ses déclarations et le procès-verbal constatant l’infraction datant du 10 septembre 2002 étaient frappés de nullité absolue, car ils avaient été signés après qu’il eut été soumis à des actes de violence, au cours du flagrant délit et au siège de la police. Il renvoya à ce titre à la photographie publiée dans le journal Telegraf et à la déclaration de D.G. Dans ses observations, le procureur considéra qu’il n’y avait en l’espèce aucun motif de nullité absolue.
23. Par un arrêt du 9 mai 2003, sans s’arrêter sur le motif de nullité susmentionné, la cour d’appel de Constanţa accueillit partiellement l’appel de l’intéressé : estimant que la peine infligée était trop lourde compte tenu des faits, elle la réduisit à un an et six mois de prison ferme.
24. Par une lettre envoyée à la Cour le 13 décembre 2004, le requérant précisa qu’il n’avait pas formé de pourvoi en recours contre l’arrêt susmentionné, au motif qu’il avait déjà exécuté la majeure partie de sa peine et qu’après quelques mois il aurait été mis en liberté de toute manière.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code pénal (CP)
25. Les dispositions des articles 266 et 2671 du CP relatifs, respectivement, aux délits de « conduite abusive des autorités d’enquête » et de « torture », sont citées dans l’affaire Velcea c. Roumanie ((déc.), no 60957/00, 23 juin 2005). Par ailleurs, l’article 206 du code pénal, sanctionnant la diffamation, prévoit que l’affirmation ou l’imputation en public d’un fait donné concernant une personne, fait qui, s’il était vrai, exposerait cette personne à une sanction pénale, administrative ou disciplinaire, ou au mépris public, est punie d’emprisonnement de trois mois à un an ou d’une amende.
B. Le code de procédure pénale (CPP)
26. Les dispositions du CPP en matière de plainte préalable et de recours contre les décisions du parquet sont décrites dans l’arrêt Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1) (no 49234/99, §§ 43-45, 26 avril 2007). Par ailleurs, l’article 1401 du CPP régissant la procédure de plainte-recours contre l’ordonnance du procureur de mise en détention provisoire était libellé comme suit à l’époque des faits, avant sa modification par la loi no 281 publiée le 1er juillet 2003 :
Article 1401
(Plainte[-recours] contre la mise en détention provisoire par un procureur)
« (1). Contre l’ordonnance de mise en détention provisoire (...) [l’intéressé] peut introduire une plainte auprès du tribunal compétent pour juger le bien-fondé de la cause.
(2). La plainte et le dossier de la cause sont envoyés au tribunal prévu au § 1 dans un délai de 24 heures et le prévenu ou l’inculpé arrêté est amené devant ce tribunal, assisté par un avocat. (...)
(4) La plainte est examinée en chambre de conseil.
(5). Le tribunal se prononce le jour même, par un jugement avant dire droit, sur la légalité de la mesure provisoire, après avoir entendu le prévenu ou l’inculpé.[...] »
Après l’entrée en vigueur de la loi no 281/2003 précitée, l’article 1401 a gardé le terme de 24 heures pour le transfert du dossier au tribunal chargé de l’examen de la plainte-recours, mais a rajouté que ce tribunal devait statuer en 48 heures (dans le cas d’un prévenu) ou trois jours (dans le cas d’un inculpé). Le tribunal devait, comme avant, rendre sa décision « le jour même ». Selon l’article 149 CPP, la détention provisoire ne pouvait dépasser trente jours, sauf si elle était prolongée par le tribunal compétent.
27. L’article 221 du CPP relatif aux modalités de saisine des autorités chargées de l’enquête et des poursuites est ainsi libellé :
Article 221 § 1
(Saisine des autorités chargées de l’enquête)
« Les agents de la police judiciaire et les magistrats du ministère public sont saisis par une plainte ou par une dénonciation, ou se saisissent d’office lorsqu’ils apprennent par tout moyen qu’une infraction a été commise. »
Dans le cas où les autorités d’enquête se saisissent d’office, elles dressent un procès-verbal pour entamer des poursuites, procès-verbal qui doit être confirmé par un procureur (article 228 § 3 du CPP).
Dans un réquisitoire du 2 avril 2002, après avoir renvoyé en jugement un inculpé pour vol qualifié, le procureur en charge des poursuites près le tribunal de première instance de Iasi précisa qu’il avait constaté des traces évidentes de violence lors de la prise de la déclaration de l’inculpé et qu’il a ordonné l’ouverture d’une enquête au regard du délit prévu par l’article 266 du CP, vu que l’intéressé alléguait avoir été agressé par des policiers pour avouer les faits.
28. Les dispositions du CPP relatives au placement en détention provisoire ordonné par un procureur, en vigueur à l’époque des faits, sont résumées dans l’affaire Nastase-Silivestru c. Roumanie (no 74785/01, §§ 21-22, 4 octobre 2007).
C. Les dispositions légales et la jurisprudence relatives au droit de bénéficier d’un examen médical en détention provisoire, et les recommandations du CPT concernant les constats médicaux effectués lors de la garde à vue
29. La loi no 23/1969 sur les droits des personnes détenues, en vigueur à l’époque des faits, ne prévoyait pas le droit de bénéficier, sur demande, d’un examen médical, mais se limitait à garantir, de manière générale, le droit des détenus à l’assistance médicale. L’ordonnance d’urgence du gouvernement no 56 du 25 juin 2003, qui a complété la loi no 23/1969 et qui s’appliquait également aux personnes en détention provisoire, prévoyait qu’un tel examen doit être effectué au moment de l’entrée dans l’établissement pénitentiaire et périodiquement par la suite, et que le médecin avait l’obligation de consigner les traces de violence et les observations de l’intéressé, et de saisir le procureur en cas d’indices de mauvais traitements. L’ordonnance susmentionnée a été abrogée et remplacée par la loi no 275 publiée au Journal officiel du 20 juillet 2006, qui a repris les dispositions précitées.
30. Par l’arrêt définitif no 840/R du 28 septembre 2004 (dossier no 1262/P/R/2004), la chambre criminelle de la cour d’appel de Brasov a jugé, au sujet d’allégations relatives à des mauvais traitements infligés par des agents de police en 2002, que la victime, qui soutenait avoir demandé en vain aux agents de police d’être soumise à un examen médical, se trouvait en mars 2002 en détention provisoire et qu’en conséquence l’exercice de certains de ses droits, dont celui de voir un médecin pour obtenir un certificat médicolégal, était limité. Dans ces circonstances, la cour d’appel a estimé que l’absence d’un tel certificat, qui n’était d’ailleurs pas le seul moyen de preuve pour étayer des allégations de mauvais traitements, ne pouvait pas être reprochée à la victime.
31. Les recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), après la visite effectuée par lui en Roumanie du 24 janvier au 5 février 1999, au sujet des constats médicaux relatifs aux blessures relevées sur des personnes placées en garde à vue sont citées dans l’arrêt Iambor c. Roumanie (no 64536/01, § 143, 24 juin 2008).
D. Les dispositions du code civil concernant la responsabilité civile délictuelle (articles 998 et 999 du code civil)
32. Les dispositions en question sont décrites dans l’arrêt Iambor (précité, § 142). Selon la doctrine et la jurisprudence internes, la responsabilité civile délictuelle ne peut être engagée que si le plaignant fait la preuve de l’existence de quatre éléments cumulativement réunis : le fait illicite, le préjudice, le lien de causalité existant entre ces deux éléments, ainsi que la culpabilité de l’auteur du préjudice, à savoir l’existence de sa part d’une faute (que ce soit sous la forme de l’intention, de l’imprudence ou de la négligence) (L. Pop, Théorie générale des obligations, pp. 198 et 226, éd. Lumina Lex, 1998).
E. Les dispositions légales concernant le droit à l’image d’une personne privée de liberté
33. L’article 30 (6) de la Constitution de 1991, repris dans la Constitution de 2003, prévoyait que la liberté d’expression s’exerce sans préjudice, entre autres, du droit d’autrui à sa propre image.
34. L’article 45 (2) de la loi no 360/2002 sur le statut de l’agent de police, entrée en vigueur le 23 août 2002 (« la loi no 360/2002 »), prévoyait que l’agent de police peut présenter en public des données et informations obtenues dans le cadre de l’exercice de ses fonctions seulement s’il ne méconnaît pas, entre autres, le droit à l’image. Par ailleurs, à l’époque des faits, la décision no 80/2002 du Conseil national de l’audiovisuel (CNA) relative à la protection de la dignité humaine et du droit à l’image, publiée le 21 août 2002 dans le Journal officiel (« la décision no 80/2002 »), prévoyait, dans son article 4, que les enregistrements d’images d’une personne ne peuvent être diffusés qu’avec l’accord de celle‑ci, sauf s’il s’agissait d’une démarche journalistique qui répondait à un intérêt public justifié ou si l’enregistrement avait été réalisé de manière fortuite (incidental) et dans un lieu public. Le droit à l’image ne pouvait toutefois empêcher la recherche de la vérité dans des problèmes d’intérêt public justifié (article 3 § 2). Les dispositions précitées de cette décision ont été reprises et complétées dans la décision no 248/2004 du CNA, publiée dans le Journal officiel le 26 juillet 2004, qui prévoyait dans son article 5 qu’il était interdit de diffuser des images de personnes en garde à vue ou en détention sans l’accord des personnes en question, sauf si l’enregistrement avait été fortuit et réalisé dans un lieu public. Ces dispositions sont reprises dans la décision no 187/2006 du CNA. La nécessité de l’accord écrit de la personne privée de liberté a été ajoutée, sauf pour le cas où l’enregistrement est réalisé dans un lieu public.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
35. Le requérant se plaint des mauvais traitements que des agents de police lui ont infligés le 10 septembre 2002 et soutient en substance que les autorités n’ont mené aucune enquête à cet égard. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
36. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
37. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours par le requérant, faisant valoir que l’intéressé n’a pas saisi le parquet d’une plainte pénale, fondée sur les articles 266 ou 2671 CP, contre les agents de police qui l’auraient frappé. Le Gouvernement considère que, par le biais d’une plainte pénale, le requérant aurait investi les autorités de poursuites du devoir d’effectuer une enquête quant aux faits incriminés. Une telle enquête aurait abouti soit au renvoi en jugement des responsables, soit à une décision de non-lieu du parquet, susceptible de recours selon les dispositions pertinentes du CPP (paragraphe 26 ci-dessus). Il s’appuie sur des décisions des tribunaux internes portant sur des faits qualifiés d’enquête abusive, décisions datant essentiellement de 2005.
38. Le requérant soutient avoir satisfait à la condition posée par l’article 35 § 1 de la Convention.
39. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention vise à donner aux États contractants la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne avant d’avoir à répondre de leurs actes devant un organisme international (Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 64, CEDH 2000XII). A cet égard, un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Günes c. Turquie (déc.), no 28490/95, 9 octobre 2001).
40. La Cour admet, avec le Gouvernement, que le dépôt d’une plainte pénale représente la manière habituelle par laquelle un individu qui s’estime victime de violences peut saisir le parquet au sujet des faits en cause, et qu’en l’espèce le requérant n’a pas prouvé avoir utilisé cette voie de recours pour porter ces faits à l’attention des autorités compétentes. Toutefois, la Cour observe que le dépôt d’une plainte pénale n’est pas la seule modalité de saisine du parquet, l’article 221 § 1 CPP prévoyant aussi que les autorités de poursuites « se saisissent d’office lorsqu’[elles] apprennent par tout moyen qu’une infraction a été commise ». D’ailleurs le CPP prévoit la procédure à suivre dans un tel cas, procédure qui semble être utilisée par le parquet, y compris –par exemple - lorsque le prévenu allègue de manière défendable avoir été victime de violences de la part d’agents de police (paragraphe 27 ci-dessus).
41. En l’espèce, la Cour observe qu’à plusieurs reprises, lors de la procédure pénale à son encontre, en présence des juges et des représentants du parquet, le requérant et son avocat ont soulevé des griefs détaillés concernant les prétendus mauvais traitements subis et ont précisé qu’ils entendaient prouver ces allégations par la photographie de l’intéressé publiée dans le journal Telegraf et avec la déclaration du chauffeur de taxi, D.G., versées au dossier (paragraphes 17, 19-20 et 22 ci-dessus). Or, alors qu’elles été ainsi informées non seulement des faits allégués, mais aussi des moyens de preuve les étayant, les autorités – et notamment les procureurs en charge des poursuites contre le requérant – n’ont pas ordonné l’ouverture d’investigations au sujet de ces faits. De surcroît, lors des débats du 17 mars 2003, le procureur chargé de l’enquête précisa en réponse qu’il n’y avait pas de preuves quant aux allégations de l’intéressé selon lesquelles il avait été soumis à des actes de violence physique et psychique au cours de l’enquête (paragraphe 20 in fine ci-dessus).
42. Par ailleurs, la Cour réitère avoir déjà relevé qu’à l’époque des faits, avant l’entrée en vigueur de la loi no 281 du 26 juin 2003, un plaignant pouvait contester une décision de non-lieu du parquet seulement devant les parquets hiérarchiquement supérieurs (voir, entre autres, Mogos c. Roumanie, no 20420/02, §§ 86-87, 13 octobre 2005). Dès lors, elle estime qu’on ne saurait reprocher au requérant d’avoir saisi la Cour de son grief relatif aux violences qu’il aurait subies, en constatant l’absence de toute réaction des différents parquets chargées de son affaire face à ses allégations et aux preuves les étayant.
43. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le requérant a dûment attiré l’attention des autorités compétentes sur les violences qu’il alléguait avoir subies – et ce, d’une façon défendable au vu des preuves qu’il fournissait –, donnant ainsi auxdites autorités la possibilité, selon le droit interne, d’ouvrir une enquête avant que la Cour soit saisie des faits en cause. En conséquence, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, le requérant n’était pas tenu de faire usage de surcroît de la voie de recours suggérée par le Gouvernement en vue d’obtenir le même résultat, à savoir l’ouverture d’une enquête pénale (voir, mutatis mutandis, Günes, précitée, Egmez, précité, § 66, et Kaja c. Grèce, no 32927/03, § 40 in fine, 27 juillet 2006).
Il s’ensuit que l’exception préliminaire du Gouvernement ne peut être retenue.
44. Par ailleurs, la Cour constate que ce grief, dans ses deux branches, n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Sur les allégations de mauvais traitements
45. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour sur l’article 3 de la Convention, le Gouvernement soutient que, s’il revient à l’Etat défendeur de fournir une explication plausible pour les blessures constatées sur un individu qui était en bonne santé lors de la mise en détention provisoire, il incombe d’abord à la partie requérante d’apporter la preuve quant à l’existence des blessures alléguées. Il met en avant que le requérant ne s’appuie que sur ses propres dires, n’ayant fourni aucun certificat médical à l’appui de ses allégations. Or, précisément, selon le Gouvernement, la fiche médicale rédigée à la prison de Poarta Alba le 11 septembre 2002 indique que le requérant était « cliniquement sain » ; il ressort ainsi dudit document, y compris de ses conclusions, que l’intéressé avait été examiné par un médecin lors du dépôt dans la prison de Poarta Alba et qu’il ne présentait pas des traces de violence.
46. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il fait valoir que les mauvais traitements dont il a été victime sont prouvés par les images le représentant diffusées sur les chaînes de télévision et publiées dans le journal Telegraf, ainsi que par la déclaration du témoin D.G., et que la fiche médicale datée du 11 septembre 2002 n’a pas été établie par un médecin indépendant, mais subordonné au ministère de l’Intérieur.
47. La Cour rappelle que lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, p. 3288, § 94).
48. Par ailleurs, elle réitère que les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés (Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 165, 1er mars 2001). Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Farbtuhs c. Lettonie, no 4672/02, § 54, 2 décembre 2004). Un « doute raisonnable » est un doute dont les raisons peuvent être tirées des faits présentés. La preuve de mauvais traitements au-delà d’un tel doute peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 338, CEDH 2005‑..., et Danelia c. Géorgie, no 8622/01, § 41, 17 octobre 2006). Eu égard à la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent les personnes placées en garde à vue, la Cour considère que lorsqu’un individu est placé aux mains des autorités alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible pour l’origine des blessures (voir, entre autres, Vasil Petrov c. Bulgarie, no 57883/00, § 66, 31 juillet 2008). En outre, la Cour rappelle sa jurisprudence constante, d’après laquelle elle demeure libre d’apprécier les faits elle-même, à la lumière de tous les éléments qu’elle possède (Bati et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 113, 3 juin 2004).
49. En l’espèce, la Cour observe qu’il y a controverse entre les parties quant aux faits et aux moyens de preuve pertinents. Le requérant affirme avoir été battu par des agents de police lors de son interpellation et au tout début de l’enquête à son encontre, le 10 septembre 2002, et s’appuie à ce titre sur les images filmées par les journalistes ce jour-là et sur la déclaration du témoin D.G., présent sur les lieux au moment de son arrestation. A l’inverse, le Gouvernement soutient que le requérant n’a apporté aucune preuve quant aux mauvais traitements allégués et renvoie aux mentions de la fiche médicale datée du 11 septembre 2002 à la prison de Poarta Alba.
50. La Cour observe que l’examen de la fiche médicale en question, qui devait présenter l’état du requérant lors de son placement en détention provisoire, révèle plusieurs contradictions et défaillances. A ce titre, contrairement aux arguments du Gouvernement, elle observe que cette fiche porte, en en-tête, la date du 11 septembre 2002, mais que les conclusions, en bas de page, quant à l’état de santé du requérant lors de l’examen médical sont rédigées par le médecin M.C., qui exerçait à la prison de Poarta Alba où l’intéressé ne fut amené, selon les pièces fournies par le Gouvernement, que le 26 septembre 2002. Certes, la brève mention « cliniquement sain » portée sur la même page par le médecin I.M.C. pourrait dater du 11 septembre 2002, mais alors cela contredirait en partie l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la fiche avait été rédigée à la prison de Poarta Alba.
51. Quoi qu’il en soit, admettant que la mention précitée ait bien été inscrite le 11 septembre 2002, à la suite d’un premier examen médical du requérant un jour après les violences alléguées, la Cour estime que, eu égard aux circonstances de l’espèce, la simple mention « cliniquement sain » ne saurait, à elle seule, suffire pour écarter les allégations de l’intéressé comme non étayées. A ce titre, la Cour rappelle qu’un examen médical réalisé lors du placement d’un individu en détention provisoire doit faire état de tout signe visible de blessure et de toutes les lésions corporelles relevées, ainsi que des explications fournies par le patient quant à la façon dont elles sont survenues et de l’avis du médecin sur la compatibilité des lésions avec ces explications (Iambor, précité, §§ 173 et 177, et Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 118, CEDH 2000‑X). Aussi, étant donné que les dispositions internes en la matière ne prévoyaient pas de telles exigences à l’époque des faits, et compte tenu des images représentant le requérant le 10 septembre 2002 avec plusieurs traces de violence sur le visage, la Cour estime que la brève mention du médecin I.M.C., portant notamment sur l’état clinique de l’intéressé, est sujette à caution pour autant qu’elle serait à interpréter comme constatant l’absence de signes visibles de violence (paragraphes 9 et 29 à 31 ci-dessus).
52. Par ailleurs, la Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucun commentaire quant à la déclaration du témoin D.G. ou quant aux images représentant le requérant, au siège de la police, le visage portant des signes visibles de violence (paragraphe 11 ci-dessus), dont une image fut publiée par le journal Telegraf le 11 septembre 2002. Or, la Cour observe que D.G. a confirmé devant les juges et le procureur avoir assisté à l’interpellation du requérant, en précisant que ce dernier avait été frappé de coups de poings et de pieds par plusieurs agents de police armés, avant et également après avoir été menotté et allongé par terre (paragraphe 19 ci‑dessus). Partant, la Cour estime que les allégations du requérant quant aux violences subies lors de son interpellation se trouvent étayées par un faisceau d’indices suffisamment graves, précis et concordants (a contrario, Ksenzov c. Russie (déc.), no 75386/01, 7 janvier 2005, et Jeong c. République Tchèque (déc.), no 34140/03, 13 février 2007) . Au reste, la Cour observe que nul ne prétend que les signes de violence présentés par le requérant puissent remonter à une période antérieure à son arrestation.
53. Au vu de l’ensemble des éléments soumis à son appréciation et compte tenu de l’absence de toute explication de la part du Gouvernement défendeur, la Cour estime établi en l’espèce que les traces de violence révélées par les images filmées le 10 septembre 2002 ont été causées par un traitement dont le Gouvernement porte la responsabilité et qui peut être regardé comme un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention.
54. Il y a donc eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
2. Sur l’obligation des autorités de mener une enquête effective
55. Le Gouvernement réitère ses arguments présentés dans le cadre de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes pour justifier l’absence d’enquête des autorités à l’égard des allégations du requérant.
56. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.
57. La Cour rappelle que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la ] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (voir, entre autres, Assenov et autres, précité, § 102, et Karaduman et autres c. Turquie, no 8810/03, § 73, 17 juin 2008).
58. En l’espèce, la Cour rappelle avoir constaté que le requérant avait porté à l’attention des autorités compétentes des allégations défendables relatives aux violences subies de la part des agents de police le 10 septembre 2002 ainsi que les preuves sur lesquelles il s’appuyait, leur donnant par là l’opportunité, selon le droit interne, d’ouvrir une enquête à cet égard (paragraphe 40 à 43 ci‑dessus). Quant à l’examen médical de l’intéressé, la Cour a également relevé des lacunes importantes dans les brèves mentions faites sur la fiche médicale du requérant, prenant note aussi des insuffisances des dispositions internes régissant la matière à l’époque des faits (paragraphes 29 et 50-51 ci-dessus).
59. Partant, quoique alertées par le requérant des allégations en cause et des preuves invoquées à l’appui, les autorités n’ont ouvert aucune enquête en vue de l’investigation du grief défendable de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, Danelia, précité, § 64, et Egmez, précité, § 100).
60. Vu cette absence de tout acte d’investigation, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
61. Le requérant allègue qu’il n’a pas été aussitôt traduit devant un juge ou un autre magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires, après son arrestation le matin du 10 septembre 2002. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires (...). »
A. Sur la recevabilité
62. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
63. Le Gouvernement admet que le procureur n’est pas un magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires, au sens de la jurisprudence de la Cour sur l’article 5 § 3 de la Convention et que, à l’époque des faits, le droit interne ne prévoyait pas de contrôle automatique de la détention qui soit effectué « aussitôt » après l’arrestation. Il souligne que depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 109/2003 (« l’O.U.G. no 109/2003 ») modifiant le code de procédure pénale, le procureur ne peut désormais plus que proposer au juge compétent la mise en détention provisoire d’une personne.
64. Le requérant fait valoir qu’il n’a été présenté devant un juge pour l’examen de la légalité de sa détention que le 30 septembre 2002, soit vingt jours après son arrestation.
65. La Cour prend note du fait que le Gouvernement concède que les exigences de l’article 5 § 3 de la Convention relatives au contrôle automatique de la détention par un magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires n’ont pas été respectées en l’espèce, eu égard au droit interne pertinent à l’époque des faits (paragraphe 28 ci-dessus).
66. La Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention dans plusieurs affaires similaires, dans lesquelles les requérants n’avaient été présentés « aussitôt » devant un magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires pour le contrôle juridictionnel de leur arrestation ou détention (voir, parmi autres, Pantea c. Roumanie, no 33343/96, §§ 236, 239 et 240, CEDH 2003-VI (extraits), et Nastase‑Silivestru, précité, §§ 29 à 33). Eu égard aux éléments du dossier, elle ne voit aucune raison d’aboutir à une conclusion différente en l’espèce, le requérant n’ayant été traduit devant le tribunal de première instance de Constanta que vingt jours après son arrestation (paragraphe 15 ci-dessus).
67. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
68. Le requérant allègue que les juridictions qui ont rendu les décisions des 30 septembre et 15 octobre 2002 n’ont pas statué à bref délai sur sa plainte contre l’ordonnance du procureur de mise en détention provisoire du 10 septembre 2002. Il ajoute qu’en vertu de l’article 1401 du CPP, la juridiction de premier ressort aurait dû statuer sur sa plainte dans un délai de 24 heures. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Sur la recevabilité
69. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
70. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Renvoyant à l’affaire Delbec c. France (no 43125/98, 18 juin 2002), il soutient que, pour la période à prendre en considération, il convient de noter que la plainte-recours du requérant contre l’ordonnance du procureur de mise en détention provisoire, envoyée par l’intéressé au parquet le 23 septembre 2002, a été reçue par le tribunal de première instance le 26 septembre 2002. Ce dernier a rendu sa décision le 30 septembre 2002. Par ailleurs, le recours formé le 2 octobre 2002 par le requérant contre ce jugement a été rejeté par une décision du 15 octobre 2002, son examen ayant entre-temps été ajourné par le tribunal départemental à la demande de la partie requérante.
71. Le requérant réitère en substance ses arguments.
2. Appréciation de la Cour
a) Période à prendre en considération
72. La Cour réitère que la garantie prévoyant le droit d’une personne privée de liberté d’obtenir à bref délai une décision judiciaire sur la régularité de sa détention concerne aussi bien la procédure en appel que celle de première instance, pour les Etats dotés d’un système à double degré de juridiction (Singh c. République tchèque, no 60538/00, § 74, 25 janvier 2005). Le « délai » en cause, qu’il convient d’examiner en tenant compte du déroulement général de la procédure et de la mesure dans laquelle les retards sont imputables à la conduite du requérant ou de ses conseils, commence avec la présentation d’un recours (ou d’une demande d’élargissement) au tribunal et s’achève le jour où la décision est prononcée en séance publique ou, si une telle lecture n’est pas prévue, le jour de la communication de la décision au requérant ou à son conseil (voir, mutatis mutandis, Rappaciuolo c. Italie, no 76024/01, § 34, 19 mai 2005).
73. En l’espèce, la Cour observe que le délai à prendre en considération est de vingt-deux jours pour deux degrés de juridiction, mais que la période entre le 11 et le 15 octobre 2002 ne saurait être imputée aux autorités, l’ajournement de l’examen du recours intervenant à la demande de la partie requérante.
b) Observation de l’exigence de « bref délai »
74. La Cour rappelle que le respect du droit de toute personne, au regard de l’article 5 § 4 de la Convention, d’obtenir à bref délai une décision d’un tribunal sur la légalité de sa détention doit être apprécié à la lumière des circonstances de chaque affaire (R.M.D. c. Suisse, arrêt du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, § 42). En particulier, il faut tenir compte du déroulement général de la procédure et de la mesure dans laquelle les retards sont imputables à la conduite du requérant ou de ses conseils. En principe cependant, puisque la liberté de l’individu est en jeu, l’État doit faire en sorte que la procédure se déroule dans le minimum de temps (Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 49, 20 janvier 2005).
75. Par ailleurs, la Cour réitère que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32). Dans l’analyse du respect de l’exigence de « bref délai » dans l’examen de la régularité de l’ordonnance du procureur de placement en détention du requérant, la Cour estime devoir tenir compte également des différentes dispositions et délais de procédure prévus par le droit interne (voir, mutatis mutandis, Koendjbiharie c. Pays‑Bas, arrêt du 25 octobre 1990, § 27, Séries A no 185-B). La Cour ne saurait ainsi ignorer le fait que l’ordonnance en cause n’était valable que pour trente jours de détention et que des brefs délais était requis par le CPP pour garantir la célérité particulière de l’examen de la régularité de la détention (comme le délai de 24 heures pour le transfert de la plainte et du dossier par le parquet au tribunal ; paragraphe 26 ci-dessus).
76. Même si le délai de vingt-deux jours, dont quatre imputables au requérant, n’apparaît pas excessif en soi, la Cour considère qu’il convient de l’examiner à la lumière des délais prévus par le CPP et des circonstances de l’espèce. Elle observe qu’il a fallu trois jours pour que la plainte du requérant du 23 septembre 2002, déposée auprès du parquet compétent, soit enregistrée au greffe du tribunal départemental qui devait la juger, et sept jour pour qu’elle soit examinée par ce dernier. Surtout, à nouveau sept jours se sont écoulés avant que la cour d’appel n’enregistre le 9 octobre 2002 le recours formé par le requérant contre le jugement du 30 septembre 2002 du tribunal départemental, le parquet ne lui ayant transféré la demande de recours que six jours après l’avoir reçue.
77. Eu égard à l’absence de toute justification pour les délais susmentionnés et au fait qu’il s’agissait de l’examen de la régularité de l’ordonnance du procureur de mise en détention, la Cour estime que –dans les circonstances de l’espèce – la procédure en question ne s’est pas déroulée dans un « minimum de temps », tel qu’exigé par l’article 5 § 4 au sens de la jurisprudence de la Cour.
Il y a eu donc violation de l’article précité à cet égard.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
78. Le requérant se plaint en substance d’une atteinte à sa vie privée du fait que, le 10 septembre 2002, les agents de police ont appelé des journalistes qui l’ont alors filmé et photographié dans l’état où il se trouvait, de sorte que des images le montrant avec des traces de violence sur le visage ont été diffusées dans les média, l’une d’elles ayant notamment été publiée en première page du journal Telegraf le 11 septembre 2002. Il invoque en substance l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
79. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
80. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes par le requérant. D’une part, il soutient que le requérant aurait pu déposer une plainte pénale pour diffamation (article 206 CP) contre la personne responsable ou, si il ne la connaissait pas, saisir d’abord les autorités de poursuites d’une plainte préalable en ce sens. Par ailleurs, le requérant avait aussi à sa disposition l’action en responsabilité civile délictuelle (articles 998-999 du code civil), dans le cas où il aurait estimé qu’il s’agissait d’un délit civil et que celui-ci lui avait causé un préjudice. Or le requérant, conclut le Gouvernement, ne s’est aucunement dirigé contre les média en cause, par l’intermédiaire des procédures pénale et civile précitées, pour tenter de remédier à la situation dénoncée.
81. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement sans fournir d’observations spécifiques.
82. La Cour rappelle qu’il incombe au Gouvernement excipant du non‑épuisement de convaincre la Cour qu’un recours effectif était disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant la réparation de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 57, CEDH 1999-IX).
83. La Cour observe d’emblée que le grief du requérant met en cause les agents de police qui auraient invité des journalistes à le filmer dans les locaux de la police où il était gardé à vue, ce qui a eu pour résultat la diffusion des images vidéo et d’une photographie de lui en direction du grand public. Or, la Cour relève que les procédures que le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir engagées contre, notamment, les média en cause, n’auraient pas pu constituer un remède pour le grief tel qu’il est formulé par l’intéressé.
84. A supposer que l’exception du Gouvernement doive se lire comme concernant également le caractère effectif des procédures précitées relativement aux agents de police, la Cour observe que le Gouvernement n’a aucunement indiqué de quelle manière les faits que le requérant impute aux autorités pourraient rentrer dans le contenu du délit de diffamation, lequel concerne « l’affirmation ou l’imputation en public d’un fait donné concernant une personne, fait qui, s’il était vrai, exposerait cette personne à une sanction (...) ou au mépris public », ni n’a fourni d’exemple de jurisprudence interne à l’appui de sa thèse. Une conclusion similaire s’impose quant à l’action fondée sur les articles 998 et 999 du code civil : le Gouvernement n’a présenté aucune décision définitive concernant le droit à l’image en général, et encore moins fourni d’arguments ou d’exemples de jurisprudence qui laisseraient à présumer que, vu les conditions imposées par les articles précités, le requérant aurait eu des perspectives raisonnables de succès en l’espèce dans une telle action engagée non pas contre les journalistes, mais contre les agents de police (paragraphe 32 ci-dessus). En outre, la Cour observe avoir déjà constaté dans une autre affaire, à l’égard de faits similaires examinés sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention, que le Gouvernement n’avait pas démontré l’existence en pratique d’une voie de recours effective dans une telle situation (Notar c. Roumanie (déc.), no 42860/98, § 171, 13 novembre 2003).
85. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré le caractère effectif en l’espèce des voies de recours invoquées. Dès lors, l’exception du Gouvernement, dans ses deux branches, ne saurait être retenue.
86. Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
87. Le Gouvernement n’a présenté d’observations sur le fond de ce grief ni dans le délai fixé lors de la communication de la requête, ni à la suite de la lettre du greffe du 27 juillet 2006 l’invitant à présenter d’éventuelles observations supplémentaires.
88. Le requérant soutient que ses droits garantis par l’article 8 de la Convention ont été méconnus puisque les autorités l’ont « exposé » aux média, alors qu’il se trouvait privé de liberté.
89. Pour ce qui est des images représentant le requérant en garde à vue diffusées par les média, conformément à sa jurisprudence, la Cour se doit de rechercher si l’Etat défendeur a respecté son obligation de non-ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant. Elle se doit de vérifier s’il y a eu en l’espèce une ingérence dans ledit droit et, dans l’affirmative, si cette ingérence a satisfait aux trois conditions posées par le paragraphe 2 de l’article 8 : être « prévue par la loi », viser un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de ladite disposition et être « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre (Sciacca c. Italie, no 50774/99, § 28, CEDH 2005‑....).
90. La Cour rappelle que la notion de vie privée comprend des éléments se rapportant au droit à l’image d’une personne et que la publication d’une photographie relève de la vie privée (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 59, §§ 50-53, CEDH 2004‑VI). Dans l’affaire précitée, elle a également indiqué les principes généraux régissant les rapports entre la protection de la vie privée et la liberté d’expression (Von Hannover, précité, §§ 56-60). Par ailleurs, dans une affaire dans laquelle la requérante n’était pas une personne agissant dans un contexte public, mais –comme en l’espèce - une personne poursuivie pénalement, la Cour a considéré que le fait que l’intéressée faisait l’objet de poursuites pénales ne pouvait restreindre le champ de protection plus large dont elle bénéficiait en tant que « personne ordinaire ». Les autorités ayant fourni à la presse une photographie de la requérante tirée de son dossier de poursuites, l’ingérence en cause – qui découlait de la distribution et de la publication de cette photo, et qui n’était pas prévue par une « loi » – a amené la Cour à conclure à la violation de l’article 8 de la Convention, (Sciacca, précité, §§ 29 in fine et 30). Enfin, dans une affaire concernant la publication, sans l’agrément du requérant, d’une photographie prise par un journaliste et montrant l’intéressé au commissariat de police où il avait été amené pour une déposition, la Cour a conclu à l’existence d’une ingérence contraire à l’article 8 de la Convention, la publication en cause ne pouvant passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société, quel que soit le degré d’intérêt de celle-ci envers les faits à l’origine de l’article de presse (Gourguenidze c. Georgie, no 71678/01, §§ 55 à 63, 17 octobre 2006).
91. La Cour considère que l’espèce présente des similarités avec les deux dernières affaires susmentionnées. A ce titre, elle observe que les images et la photographie représentant le requérant ont été enregistrées par des journalistes au siège de la police de Constanta le 10 septembre 2002, quelques heures après que l’intéressé eut été arrêté, de nuit, en flagrant délit dans un parking situé à la périphérie de la ville. La Cour note que l’affirmation du requérant, selon laquelle les journalistes ont été appelés au siège de la police par les agents de police, n’a pas été démentie par le Gouvernement et se trouve confortée par les éléments du dossier, eu égard aux circonstances de l’arrestation de l’intéressé. Dès lors, la Cour estime que le comportement des agents de police qui ont appelé des journalistes et les ont autorisés, sans l’accord du requérant, à enregistrer au siège de la police - afin de les diffuser dans les média - des images de ce dernier, le jour même où des poursuites furent entamées contre lui, constitue une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée.
92. La Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucune indication quant à la justification d’une telle ingérence. A supposer même que l’article 45 (2) de la loi no 360 /2002 et l’article 4 de la décision no 80/2002 du CNA (voir paragraphe 34 ci-dessus) puissent passer pour avoir fourni une base légale à l’ingérence en cause, la Cour ne discerne pas quel « but légitime », tel que requis par l’article 8 § 2, était visé par cette dernière. A ce titre, elle relève qu’au moment des faits, le requérant n’était pas un fugitif, mais se trouvait en garde à vue dans les locaux de la police, et que le procès pénal public à son encontre n’avait même pas commencé. Il n’y a donc pas lieu de considérer que la diffusion des images en cause, qui d’ailleurs n’avaient pas une valeur d’information en tant que telles, visait le respect des intérêts de la justice, par exemple pour assurer sa comparution au procès, ou encore la prévention des infractions pénales, l’acte d’accusation n’étant à l’époque des faits pas encore rédigé. Dès lors, à la lumière des circonstances de l’affaire, la Cour estime que l’ingérence en question dans le droit du requérant au respect de sa vie privée ne poursuivait pas l’un des buts légitimes prévus dans l’article 8 § 2 de la Convention.
93. Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
V. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
94. Citant l’article 5 § 2 de la Convention, le requérant se plaint qu’il n’a pas été informé, dans le plus court délai, des raisons de son arrestation et des accusations portées contre lui. Sur le fondement de l’article 6 §§ 1 et 3 a), b) et c) de la Convention, il se plaint de l’iniquité de la procédure pénale contre lui. En particulier, il soutient qu’il n’a pas été assisté par un avocat lors de la première déclaration qu’il a faite le 10 septembre 2002, qu’il n’a pas été informé dès le début par le procureur de son droit de bénéficier d’un avocat de son choix, et que sa demande d’administration de preuves a été rejetée par le tribunal départemental de Constanţa le 9 décembre 2002.
95. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par les articles de la Convention.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
96. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
97. Renvoyant à sa demande faite dans le formulaire de requête, le requérant réclame 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi en raison de la violation des articles 3, 5, 6 et 8 de la Convention.
98. Le Gouvernement soutient que l’intéressé n’a pas prouvé le lien de causalité entre le préjudice allégué et les prétendues violations et, en tout état de cause, que la somme exigée est exorbitante compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière.
99. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation des articles 3 (volets substantiel et procédural), 5 et 8 de la Convention et considère que le requérant a subi, du fait des violations en question, un préjudice moral qu’il convient de réparer. Compte tenu des circonstances de l’affaire et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 8 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
100. Le requérant n’a pas soumis de demande de remboursement des frais et dépens exposés dans les procédures devant les juridictions internes ou devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
101. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3, 5 §§ 3 et 4, et 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
7. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 8 000 EUR (huit mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 février 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion concordante du juge Zupančič et de l’opinion en partie dissidente du juge Myjer.
J.C.M.
S.Q.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZUPANČIČ
A mon vote favorable au constat de violation de l’article 5 § 4 en l’espèce, je tiens à ajouter quelques mots pour appuyer le raisonnement de la Cour.
Comme la Cour l’a souvent précisé, le respect du droit de toute personne, au regard de l’article 5 § 4 de la Convention, d’obtenir à bref délai une décision d’un tribunal sur la légalité de sa détention doit être apprécié à la lumière des circonstances de chaque affaire (voir, entre autres, R.M.D. c. Suisse, 26 septembre 1997, § 42, Recueil 1997-VI). Or le déroulement de la procédure de contrôle juridictionnel de la détention en un « minimum de temps » était d’autant plus important dans la présente affaire qu’il s’agissait de la première procédure dans laquelle un « magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires » examinait la régularité du placement en détention provisoire du requérant par un procureur (paragraphe 66 ci-dessus).
Par ailleurs, en examinant la conformité de la durée d’une telle procédure à l’article 5 § 4, la Cour a déjà considéré que, comme pour l’obligation découlant de l’article 5 § 1, les autorités doivent à cet égard « respecter les normes de fond comme de procédure de la législation nationale » (voir, mutatis mutandis, Koendjbiharie c. Pays‑Bas, 25 octobre 1990, § 27, série A no 185-B, et Vrenčev c. Serbie, no 2361/05, § 83, 23 septembre 2008). En l’espèce, l’examen de la durée de la procédure en question doit donc également tenir compte du fait que, même à l’époque des faits, l’article 1401 du CPP prévoyait certains délais pour assurer la célérité d’un tel examen (voir le délai de vingt-quatre heures pour la transmission de la plainte du requérant et du dossier en cause par le parquet au tribunal). Rappelant que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, j’estime qu’il n’y a pas lieu de s’attarder sur le déroulement des faits pertinents et les délais d’enregistrement et d’examen par les tribunaux du recours du requérant, qui sont présentés dans l’arrêt ci-joint (paragraphe 76 ci-dessus).
Partant, je partage l’opinion de la majorité selon laquelle, même si le délai en question n’apparaît pas excessif en soi, il emporte, dans les circonstances de l’espèce, violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE MYJER
(Traduction)
J’ai voté contre le constat de violation de l’article 5 § 4.
Je suis pleinement conscient que d’après la jurisprudence de la Cour relative à la portée des paragraphes 1 et 4 de l’article 5, le contrôle pertinent, pour remplir les exigences de la Convention, doit respecter les normes de fond comme de procédure de la législation nationale et s’exercer de surcroît en conformité au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire, notamment quant au délai dans lequel il a été statué (Koendjbiharie c. Pays‑Bas, 25 octobre 1990, § 27, série A no 185‑B).
Je me demande toutefois s’il revient, ou s’il doit revenir, à la Cour de décider qu’un État contractant a violé le droit consacré par l’article 5 § 4 dans une situation où, objectivement parlant, la décision interne – bien que non rendue exactement dans le délai prévu par les règles procédurales de l’État – a été prise très promptement. Si cela était le cas, la Cour agirait davantage comme une juridiction de quatrième instance qui contrôle minutieusement l’application de toutes les règles procédurales internes que comme un tribunal international des droits de l’homme qui vérifie si au niveau national les exigences minimales européennes sont remplies. Dans ces conditions, un État contractant peut même juger opportun de n’utiliser dans sa législation qu’un terme général tel que « promptement » ou « sans délai injustifié », au lieu d’indiquer des délais stricts.
Tout en soulignant que l’examen du délai en cause dépend des circonstances de chaque espèce, j’observe à titre de comparaison que dans d’autres affaires où la Cour a conclu au non-respect de l’exigence du « bref délai », au sens de l’article 5 § 4, les délais en question étaient, respectivement, de dix-sept et vingt-trois jours pour un degré de juridiction unique (Kadem c. Malte, no 55263/00, §§ 43-45, 9 janvier 2003, et Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 84-88, CEDH 2000-XII) ou, pour deux degrés de juridiction, de trente-deux jours, quarante-trois jours et deux mois et vingt-quatre jours (G.B. c. Suisse, no 27426/95, §§ 34-39, 30 novembre 2000, Jablonski c. Pologne, no 33492/96, §§ 91-94, 21 décembre 2000, et Sulaoja c. Estonie, no 55939/00, § 74, 15 février 2005).
Eu égard aux éléments du dossier, je ne saurais considérer que le délai imputable aux autorités en l’espèce est excessif. A ce titre, je remarque que le tribunal de première instance de Constanţa a rendu son jugement du 30 septembre 2002 sept jours après le dépôt de la plainte-recours du requérant contre l’ordonnance de placement en détention provisoire prise par le procureur, et quatre jours après la réception effective de cette plainte.
Par ailleurs, s’agissant du non-respect allégué par le tribunal de première instance du délai prévu par l’article 1401 CPP, j’observe que le requérant n’a pas fourni d’éléments – tels que des exemples tirés de la jurisprudence –pour étayer sa thèse selon laquelle le terme « le même jour » devait se calculer à partir de la date à laquelle le parquet avait transféré le dossier au tribunal (voir le paragraphe 26 de l’arrêt). Enfin, aucun manquement à l’exigence d’un « bref délai » ne saurait être retenu en ce qui concerne la procédure de recours, qui s’est achevée par une décision du 15 octobre 2002 (voir, mutatis mutandis, Lăpuşan c. Roumanie, no 29723/03, §§ 44-45, 3 juin 2008, et Starokadomski c. Russie, no 42239/02, § 80, 31 juillet 2008).