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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 39141/04
présentée par Pierre VALLY et autre
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 17 juin 2008 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Rait Maruste,
Jean-Paul Costa,
Renate Jaeger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Zdravka Kalaydjieva, juges,
et de Stephen Phillips, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 14 octobre 2004,
Vu la décision de la Cour de se prévaloir de l’article 29 § 3 de la Convention et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le premier requérant, M. Pierre Vally, est un ressortissant français né en 1950 et résidant à Toulouse ; le second requérant est une société de droit français qu’il dirige, la SA « Cabinet Vally et associés ». Les requérants sont représentés par Me Lutz, avocat au barreau de Strasbourg. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le 7 janvier 2000, le quotidien La dépêche du midi publia un article intitulé « Crédit agricole de Toulouse. Enquête judiciaire au cœur de la banque verte ». Il faisait état d’accusations à l’égard de différentes personnes nommément désignées, dont le commissaire aux comptes du Crédit agricole, en l’occurrence la partie requérante. Il y était notamment mentionné que « [les] enquêteurs devraient également examiner à la loupe les rapports du commissaire aux comptes du Crédit agricole, Pierre Vally. Toujours selon le rapport du cabinet d’expertise financière Ernst et Young, M. Vally et ses proches sont ou ont été titulaires de comptes et débiteurs d’emprunts auprès de la caisse régionale, une situation jugée « incompatible avec l’exigence d’indépendance » du commissaire aux comptes ».
Le jour même, le premier requérant adressa un courrier recommandé et une télécopie au journal en demandant à pouvoir exercer un droit de réponse. Cette demande ne fut pas satisfaite.
Le 9 janvier 2000, un nouvel article du même quotidien mentionnait le fait que le premier requérant était mis en cause par un audit interne. Celui-ci demanda à nouveau par courrier recommandé à bénéficier d’un droit de réponse. Suite à une assignation en référé, le journal publia un encart contenant les éléments de réponse fournis par le premier requérant, dans des conditions que celui-ci estime toutefois insatisfaisantes.
Les 11 février et 7 avril 2000, les requérants, s’estimant diffamés, firent assigner par exploit d’huissier La dépêche du midi, la directrice de la publication et le responsable de la publication devant le tribunal de grande instance de Toulouse, pour avoir laissé publier des écrits attentatoires à l’honneur et à la considération des demandeurs, faits prévus et réprimés par les articles 29 et 32 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 et constituant des fautes au regard des principes généraux de la responsabilité civile. Cette assignation fut également notifiée aux dates précitées au procureur de la République près ledit tribunal.
A une date indéterminée, les défendeurs saisirent le juge de la mise en état aux fins qu’il prononce la nullité des assignations et qu’il constate la prescription de l’action par application de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881.
Par une ordonnance du 9 octobre 2000, le juge de la mise en état rejeta les exceptions de nullités présentées. Par une injonction du 10 octobre 2000, le juge de la mise en état invita l’avocat des défendeurs à conclure péremptoirement avant le 11 décembre 2000.
Les 29 et 30 novembre 2000, l’avocat des requérants fit délivrer par acte d’huissier des sommations de conclure aux défendeurs. Il constatait qu’à ce jour ceux-ci n’avaient pas déféré à l’injonction de conclure délivrée par le juge de la mise en état le 10 octobre 2000, et leur délivrait « sommation de déposer au greffe toutes conclusions et réquisitions relatives à l’instance (...) et disant qu’il sera tiré de toute omission ou retard telles conséquences que de droit ».
Par un jugement du 27 juin 2001, le tribunal de grande instance de Toulouse constata que les parties admettaient que les faits du litige étaient susceptibles d’être constitutifs d’une infraction de presse. Relevant que les requérants agissaient dans ce cadre-là, il rappela que l’action civile en réparation devait donc supporter les contraintes inhérentes à la loi du 29 juillet 1881 et qu’elle se trouvait soumise aux mêmes conditions que celles imposées par ce texte pour le succès des poursuites pénales.
Sur la procédure, le tribunal mit tout d’abord le responsable de la publication, M. B., hors de cause car ne figurant pas dans la liste limitative des personnes civilement responsables d’une faute prévue aux articles 42 et 43 de la loi du 29 juillet 1881.
Pour ce qui est de la prescription, le tribunal estima que le délai de prescription de trois mois prévu à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 n’avait pas été régulièrement interrompu, de sorte que la prescription était à ce jour acquise. Il releva en effet qu’un délai de plus de trois mois s’était écoulé entre l’acte interruptif de prescription du 12 octobre 2000 – date de la signification de l’ordonnance du juge de la mise en état du 9 octobre 2000 – et celui du 24 janvier 2001 – date de la signification par l’avocat des requérants par acte du palais à l’avocat de la partie adverse du bordereau de communication de nouvelles pièces relatives aux préjudices subis. Il considéra que les sommations de conclure des 29 et 30 novembre 2000 étaient un acte dépourvu de toute valeur au plan procédural. Après avoir rappelé que les articles 763 et suivants de ce code confiaient au seul juge de la mise en état l’instruction de l’affaire, le tribunal releva que « dans l’acte d’huissier en cause, les requérants s’adressaient personnellement et directement aux défendeurs, alors que la représentation par avocat est obligatoire et que seul ce dernier est habilité à recevoir ou effectuer des actes de procédure dans le cadre de la mise en état de l’affaire ». Au surplus, il considéra que « les injonctions délivrées par le juge de la mise en état étant de simples mesures d’administration judiciaire, il en va nécessairement et a fortiori de même pour celles qui émaneraient de l’avocat d’une partie (...), peu importe que la sommation ait, également, été adressée au Ministère Public qui n’a pas constitué avocat [dans la mesure où le] Procureur de la République n’est pas partie principale au procès ».
En conséquence, le tribunal déclara l’action en diffamation irrecevable car prescrite depuis le 13 janvier 2001.
Par un arrêt du 14 mai 2002, la cour d’appel de Toulouse infirma le jugement du 27 juin 2001. Pour ce qui est de la prescription, elle considéra la motivation du tribunal « contraire à l’esprit de la loi ». Elle rappela que, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, « est considéré comme interruptif tout acte de la procédure par lequel le demandeur manifeste à son adversaire l’intention de continuer l’action engagée, même si cet acte n’est pas porté à la connaissance de la partie adverse elle-même ». Elle souligna que « si les injonctions prises par le président lors des audiences de plaidoirie ne sont pas interruptives de prescription, c’est parce que ces ordonnances ne caractérisent pas la volonté du demandeur ; il en va différemment pour une signification de demande de communication de pièces émanant du demandeur, celui-ci manifestant sans équivoque son intention de poursuivre l’action ».
Dans le cas d’espèce, la cour d’appel considéra que « les sommations en date des 29 et 30 novembre 2000, signifiées à l’initiative des appelants aux intimés et faisant référence à l’injonction du juge de la mise en état du [10 octobre 2000], [devaient] être considérées comme interruptives de prescription, et ajouta qu’elles « procèdent de l’imperium du juge et la signification de ces actes induit, sans qu’aucune équivoque soit possible, la volonté de l’appelant de poursuivre l’instance ; à cet égard, l’erreur de procédure, formelle, ne peut faire échec à cette volonté manifeste alors que cette notification a régulièrement été faite au ministère public, partie jointe, qui n’avait pas à constituer avocat ».
Dès lors, la cour d’appel déclara l’action des requérants recevable. Elle confirma la mise hors de cause du responsable de la publication. Sur le fond, la cour considéra que les accusations portant sur l’honnêteté, la probité, l’indépendance des requérants étaient très graves. Elles portaient atteinte à l’honneur et à la considération des ces personnes et étaient donc constitutives d’une diffamation au sens de la loi. Elle condamna le journal et la directrice de la publication à verser des dommages intérêts aux requérants.
Le journal et son directeur de publication formèrent un pourvoi en cassation contre cet arrêt, estimant notamment que la sommation de conclure des 29 et 30 novembre 2000 délivrée directement aux défendeurs ne constituait pas un acte de poursuite interruptif de prescription dès lors que devant le tribunal de grande instance les parties ne sont valablement représentées que par des avocats pour faire ou recevoir des actes de procédures.
Dans leur mémoire en défense au pourvoi, reçu au greffe des pourvois avec représentation le 18 février 2003, les requérants, se fondant sur plusieurs décisions internes, soutenaient que tout acte de procédure réalisant une étape objective de la procédure ainsi que toute initiative procédurale du demandeur interrompaient la prescription, dans la mesure où ce qui comptait était la « manifestation objective de la volonté de poursuivre l’action en diffamation en faisant progresser l’instance ». Si cette volonté pouvait se manifester auprès de l’avocat en sa qualité de mandataire, ils en déduisaient qu’elle pouvait l’être a fortiori directement auprès de la partie mandante. Ils conclurent que la solution consacrée par la cour d’appel reconnaissait que les sommations de conclure caractérisaient une volonté du demandeur de faire progresser l’action engagée sans exiger la réitération artificielle de conclusions ou de communications de pièces déjà faites, et restituait au ministère public son rôle de pivot au centre de la procédure.
La Cour de cassation rendit son arrêt le 29 avril 2004. Elle considéra que la cour d’appel, en statuant ainsi, avait violé l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 « alors qu’un tel acte de nature extrajudiciaire ne pouvait être qualifié d’acte de poursuite devant le tribunal de grande instance où la représentation des parties par avocat est obligatoire, la notification faite valablement à la partie jointe ne pouvant lui conférer le caractère d’acte interruptif de la prescription ». La Cour de cassation cassa en conséquence l’arrêt de la cour d’appel de Toulouse et, statuant sans renvoi en application de l’article 627 du nouveau code de procédure civile, déclara l’action des requérants prescrite et les condamna aux dépens à hauteur de 2 500 euros.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse expose, dans son chapitre IV, les dispositions relatives aux crimes et délits commis par voie de presse ou par tout autre moyen de communication et, dans son chapitre V, celles concernant les personnes responsables et la procédure. Cette loi, dans cette partie, est considérée comme un texte de droit pénal. Ses dispositions pertinentes sont les suivantes :
Article 29
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »
Article 32
« La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 sera punie d’une amende de 12 000 euros. »
Article 42
« Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, à savoir :
1o Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations, et, dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, de les codirecteurs de la publication ;
2o A leur défaut, les auteurs ;
3o A défaut des auteurs, les imprimeurs ;
4o A défaut des imprimeurs, les vendeurs, les distributeurs et afficheurs.
Dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, la responsabilité subsidiaire des personnes visées aux paragraphes 2o, 3o et 4o du présent article joue comme s’il n’y avait pas de directeur de la publication, lorsque, contrairement aux dispositions de la présente loi, un codirecteur de la publication n’a pas été désigné. »
Article 65
« L’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait.
Toutefois, avant l’engagement des poursuites, seules les réquisitions aux fins d’enquête seront interruptives de prescription. Ces réquisitions devront, à peine de nullité, articuler et qualifier les provocations, outrages, diffamations et injures à raison desquels l’enquête est ordonnée.
Les prescriptions commencées à l’époque de la publication de la présente loi, et pour lesquelles il faudrait encore, suivant les lois existantes, plus de trois mois à compter de la même époque, seront, par ce laps de trois mois, définitivement accomplies. »
La compétence des juridictions pénales en matière de liberté de la presse n’est pas exclusive, la loi ayant laissé à la victime d’une infraction de presse le choix d’exercer son action devant la juridiction répressive, conjointement à l’action publique, ou devant la juridiction civile. Si pendant longtemps seules les règles de fond de la loi de 1881 ont été appliquées au procès civil de presse, il ressort de la jurisprudence que les contraintes procédurales inhérentes à la loi de 1881 s’appliquent, de manière dérogatoire, aux actions civiles en réparation des infractions de presse devant les juridictions civiles (voir sur ce point « L’évolution récente de la jurisprudence civile en matière de presse », par Pierre Guerder, doyen de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, in Rapport annuel de la Cour de cassation 1999, La Documentation Française, 2000).
Pour ce qui est du régime de la prescription, tant de l’action publique que de l’action civile, l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 impose l’accomplissement d’une diligence interruptive de prescription tous les trois mois, qui a pour effet d’effacer le temps antérieurement couru, et de marquer le point de départ d’un nouveau délai. Selon la jurisprudence, dans les instances civiles en réparation des délits prévus par la loi de 1881, « constitue un acte de poursuite tout acte de procédure par lequel le demandeur manifeste à son adversaire l’intention de continuer l’action engagée » (Cass., 2ème civ. 17 juillet 1974, Bull. civ. II, no 234), même si cet acte n’est pas porté à la connaissance de la partie adverse elle-même (Cass. 2ème civ. 23 mai 2001, Bull civ. II, no 106, s’agissant du placement au greffe d’une assignation), et même s’il n’émane pas du demandeur (Cass. 2ème civ., 24 novembre 1999, Bull. II, no 172 s’agissant d’un jugement statuant sur un incident de traduction de pièces communiquées). Il en résulte que « l’acte interruptif de prescription » doit manifester l’intention du demandeur de poursuivre l’action engagée, et doit également être qualifié « d’acte régulier de la procédure ». Sur cette dernière notion, le Gouvernement fournit dans ses observations écrites un article de doctrine (La Gazette du Palais, janvier‑février 2006, note de S. Lasfargeas, p. 563, no 147) mentionnant un arrêt de rejet du 11 juin 1998 de la Cour de cassation dans lequel il est jugé qu’un acte d’huissier délivré par l’appelant aux défendeurs indiquant une volonté de poursuivre l’instance était « de nature extrajudiciaire et ne pouvait être qualifié d’acte de poursuite dès lors que, devant la cour d’appel, les parties ne sont représentées valablement que par les avoués pour faire des actes de procédure ».
Les articles pertinents du nouveau code de procédure civile (NCPC) se lisent comme suit :
Article 627
« Ainsi qu’il est dit à l’article L. 131-5 du code de l’organisation judiciaire : "La Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond.
Elle peut aussi, en cassant sans renvoi, mettre fin au litige lorsque les faits, tels qu’ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d’appliquer la règle de droit appropriée.
En ces cas, elle se prononce sur la charge des dépens afférents aux instances devant les juges du fond.
L’arrêt emporte exécution forcée". »
Article 751
« Les parties sont, sauf disposition contraire, tenues de constituer avocat.
La constitution de l’avocat emporte élection de domicile. »
Article 763
« L’affaire est instruite sous le contrôle d’un magistrat de la chambre à laquelle elle a été distribuée.
Celui-ci a mission de veiller au déroulement loyal de la procédure, spécialement à la ponctualité de l’échange des conclusions et de la communication des pièces.
Il peut entendre les avocats et leur faire toutes communications utiles. Il peut également, si besoin est, leur adresser des injonctions
Il peut ordonner le retrait du rôle dans les cas et conditions des articles 382 et 383. »
GRIEFS
1. Les requérants invoquent plusieurs violations de l’article 6 § 1 de la Convention.
Se référant à l’arrêt Anagnostopoulos c. Grèce (no 54589/00, 3 avril 2003), ils estiment tout d’abord que la prescription a été acquise du fait de la carence du juge de la mise en état, lequel, devant l’omission des défendeurs de déposer leurs écritures, n’a pas correctement rempli sa mission au regard de l’article 763 du nouveau code de procédure civile. Ils considèrent ensuite que la Cour de cassation a opéré une interprétation erronée de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, soutenant que la jurisprudence de la Cour suprême sur cette disposition ne présente pas une clarté et une cohérence suffisantes. Les requérants allèguent encore que, du fait de l’application de l’article 627 du NCPC et de la cassation sans renvoi, ils n’ont pas bénéficié de la possibilité de s’expliquer à nouveau devant une juridiction du fond.
2. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants estiment qu’en appliquant de manière inappropriée la loi du 29 juillet 1881, la Cour de cassation ne leur a pas assuré une protection effective de leur vie privée.
3. Invoquant l’article 1 du Protocole no1, les requérants estiment avoir perdu l’espérance légitime de soumettre à un juge leur droit à réparation.
EN DROIT
1. Les requérants invoquent en premier lieu plusieurs violations de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
- Thèses de parties
a) Le Gouvernement
Le Gouvernement, au préalable, excipe du non-épuisement des voies de recours internes dès lors que la carence alléguée du juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Toulouse n’a pas été évoquée devant les juridictions internes ; il souligne que les requérants ne rapportent pas la preuve de ce que leur mémoire en défense du pourvoi en cassation, daté du 18 février 2003, a bien été régulièrement déposé au greffe de la Cour de cassation. Le Gouvernement ajoute que les requérants n’ont pas davantage introduit un recours basé sur l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire, qui leur permettait d’obtenir réparation du préjudice causé par la carence alléguée du juge de la mise en état.
Subsidiairement, sur le fond de la requête, le Gouvernement souligne qu’aucune carence ne peut être relevée à la charge du juge de la mise en état. Si celui-ci dispose du pouvoir d’enjoindre à une partie de déposer des conclusions, il n’en résulte ni que cette injonction puisse être coercitive, ni qu’elle constitue un acte interruptif de prescription, puisqu’elle est un simple acte d’administration judiciaire.
En second lieu, le Gouvernement considère que le droit interne est particulièrement clair sur la notion d’acte de poursuite susceptible d’interrompre la prescription au regard de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881. Il souligne qu’il résulte d’une jurisprudence stable et antérieure aux faits de l’espèce qu’un acte est interruptif de prescription dès lors qu’il est, premièrement un acte de procédure et, deuxièmement, qu’il manifeste l’intention du demandeur de poursuivre l’instance engagée. Or, un acte d’huissier signifié directement à la partie adverse alors que la représentation est obligatoire devant le tribunal de grande instance en matière civile est un acte extrajudiciaire, et le fait qu’il dénote la volonté du demandeur n’est pas suffisant. Le critère constant de la jurisprudence de la Cour de cassation est la délivrance de l’acte au mandataire des parties. De plus, le Gouvernement fait valoir que les allégations des requérants quant à l’absence de cohérence et de clarté de la jurisprudence de la Cour de cassation sont d’ailleurs contredites par l’analyse de la doctrine qui a été faite de l’arrêt rendu dans la présente affaire ; il produit à cet égard les commentaires de M. Lasfargeas parus par la revue La Gazette du Palais - janvier février 2006, p. 563, no 147.
Enfin, le Gouvernement estime que les circonstances de l’arrêt Anagnostopoulos c. Grèce auquel se réfèrent les requérants sont sans rapport avec les faits de la présente affaire, celle-ci ayant été instruite selon la voie civile où le procès est la chose des parties, et où les requérants avaient la possibilité d’interrompre la prescription.
b) Les requérants
Les requérants contestent tout d’abord les allégations du Gouvernement selon lesquelles ils ne justifient pas avoir régulièrement déposé leur mémoire en défense au pourvoi en cassation formé par leurs adversaires. Ils font observer que ce mémoire porte le visa du « greffe des pourvois avec représentation », et qu’il porte également la mention « vu et reçu copie le 18 février 2003 pour mon confrère SCP Ancel – Couturier – Heller » qui est sans équivoque. Ils considèrent ensuite que l’autre exception d’irrecevabilité du Gouvernement fondée sur le non-épuisement du recours issu de l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire est purement dilatoire.
Au fond, les requérants estiment que la mise en œuvre du mécanisme de la prescription doit être conçue selon le principe de raison, et doit être déclenchée à bon escient puisque le concevoir autrement aboutirait à interdire à la partie poursuivante l’accès au juge par l’artifice d’un délai qui n’apporte aucune sécurité juridique mais créerait un motif d’impunité dépourvu de légitimité et d’équilibre, d’autant plus lorsque le demandeur a manifesté à l’auteur des dommages son intention de poursuivre l’instance.
Les requérants font valoir que tout acte de procédure manifestant la volonté de faire progresser l’action à l’égard du parquet doit être considéré comme constituant un acte de poursuite au sens de l’article 65 de la loi précitée, et rappellent que le procureur général prés la cour d’appel, en l’espèce, prit des réquisitions sur ce point favorables aux appelants. Les requérants estiment en outre qu’il entrait dans l’office du juge de la mise en état d’accomplir les actes nécessaires à l’interruption de la prescription, compte tenu tant des principes directeurs de la procédure civile que de la conception française des procès de presse à connotation pénale où la direction du procès passe entre les mains du juge. Ils en déduisent que la violation de l’article 6 de la Convention résulte de l’application cumulative d’un texte pénal, exigeant la reproduction d’actes de poursuites dans des laps de temps extrêmement rapprochés, et d’un texte de procédure civile exigeant la signification d’acte au seul avocat constitué par la partie adverse.
Les requérants soutiennent enfin qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation une volonté de favoriser systématiquement la liberté d’expression au détriment de la vie privée et familiale des victimes diffamées, ce qui fait apparaître l’existence d’une hiérarchie de la liberté d’expression sur la protection des droits de la personnalité. A cet égard, ils font observer que la loi de 1881 conduit à une répétition quelque peu artificielle, voire humiliante, d’actes de procédure purement incantatoires lorsque le défendeur se dérobe aux devoirs de l’instance comme en l’espèce. Ils concluent que la Cour de cassation transpose des exigences purement pénales à des demandes strictement civiles, en puisant dans chacun des corps de règles des obstacles qui ont été juxtaposés les uns aux autres pour faire du procès une succession de pièges formels pour éviter que l’on y aborde le fond.
- Appréciation de la Cour
a) Sur la carence alléguée du juge de la mise en état
La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Cette disposition n’exige pas seulement la saisine des juridictions nationales compétentes et l’exercice de recours destinés à combattre une décision déjà rendue : elle oblige, en principe, à soulever devant ces mêmes juridictions, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg (voir, parmi d’autres, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 43, CEDH 1999-VI).
Or, la Cour constate en l’espèce que le grief tiré de la carence alléguée du juge de la mise en état qui aurait eu pour conséquence l’acquisition de la prescription de l’action civile n’a pas été soulevé, en substance ou expressément, devant les juridictions nationales. Elle observe en effet que dans leur mémoire en défense au pourvoi, reçu au greffe des pourvois avec représentation de la Cour de cassation le 18 février 2003, les requérants ont essentiellement soutenu que la sommation de conclure des 29 et 30 novembre 2000 constituaient à leurs yeux un acte de procédure interruptif de prescription, au sens de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Ce constat suffit à la Cour pour conclure que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes sur ce point. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
b) Sur l’absence alléguée de clarté et de prévisibilité de la notion d’acte interruptif de prescription en droit français de la presse
La Cour rappelle d’emblée qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, § 31, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne du 19 février 1998, § 33). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Ceci est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, § 31).
La Cour rappelle également que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises (voir, notamment, Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, § 36). Concernant plus particulièrement l’aménagement des délais de prescription, la jurisprudence de la Cour a toujours prévu de laisser aux Etats une large marge d’appréciation dans ce domaine, notamment en ce que ces délais, considérés comme des limitations implicitement admises servent à garantir la sécurité juridique et empêcher l’usage d’éléments de preuve incomplets en raison du temps écoulé (voir, notamment, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, §§ 50-57 ; Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, §§ 54-56, CEDH 2002-I ; et surtout Vo c. France [GC], no 53924/00, § 92, CEDH 2004). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, § 59, Bellet c. France, arrêt du 4 décembre 1995, § 31, Guérin c. France, arrêt du 29 juillet 1998, § 37 et Berger c. France, no 48221/99, § 30, CEDH 2002-X).
En l’espèce, la Cour de cassation a jugé que la sommation de conclure délivrée le 29 novembre 2000 directement aux défendeurs à l’action en diffamation ne constituait pas un acte interruptif de prescription, au sens de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, au motif qu’il s’agissait « d’un acte de nature extrajudiciaire [qui] ne pouvait être qualifié d’acte de poursuite devant le tribunal de grande instance où la représentation des parties par avocat est obligatoire, la notification faite valablement à la partie jointe [le Ministère public] ne pouvant lui conférer le caractère d’acte interruptif de la prescription (...) ».
Les requérants, soulignant l’incertitude entourant l’application des dispositions de nature pénale de la loi sur la liberté de la presse par les juridictions civiles, voient dans cette interprétation une violation de leur droit d’accès à un tribunal.
La Cour convient qu’en matière de réparation d’infractions de presse, le droit national, résultant de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse et de l’évolution de la jurisprudence pertinente, pose des règles complexes, de fond comme de forme, aux fins de protéger la liberté de la presse, appelant de la part des demandeurs en particulier une attention soutenue quant aux exigences procédurales de la loi précitée. Il en est ainsi de la prescription dite « abrégée », tant de l’action publique que de l’action civile, pris sur le fondement de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, qui obéit à un régime particulier, dérogatoire du droit commun (voir supra la partie relative au droit interne pertinent).
Toutefois, la Cour est d’avis que les requérants ne sauraient valablement soutenir qu’ils n’ont pu bénéficier de la possibilité claire, concrète et effective d’interrompre la courte prescription de leur action en diffamation portée devant les juridictions civiles. Elle relève à cet égard que la solution adoptée par la Cour de cassation dans son arrêt du 29 avril 2004 découle de l’application de règles procédurales et jurisprudentielles accessibles que les requérants, assistés par un avocat tout au long des différentes étapes de la procédure, se devaient de connaître et de respecter. Il ressort en effet des observations du Gouvernement et des informations dont dispose la Cour que la notion d’acte de procédure susceptible d’interrompre la prescription au regard de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, aussi limitative soit-elle, apparaît comme étant suffisamment claire et accessible.
Elle considère dès lors que l’acquisition de la prescription de l’action civile est le résultat de la propre négligence des requérants (voir, mutatis mutandis, Masson c. France (déc.), no 35801/03, 12 février 2008). Elle en déduit que les limitations appliquées n’ont pas porté atteinte à la substance de leur droit d’accès à un tribunal, et qu’elles se concilient avec les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
c) Sur le restant du grief
Enfin, pour ce qui est du grief relatif à l’application par la Cour de cassation de l’article 627 du nouveau code de procédure civile, il suffit à la Cour de constater que les requérants ont joui de la possibilité de faire valoir pleinement leurs arguments en première instance, en appel puis devant la Cour de cassation elle-même par l’intermédiaire de ses conseils, pour conclure au défaut manifeste de fondement de cette partie de la requête. Au surplus, à supposer que les requérants entendent remettre en cause le principe même de la possibilité pour la Cour de cassation de régler elle-même l’affaire au fond après avoir cassé une décision juridictionnelle rendue en dernier ressort, la Cour rappelle que ce type de procédure vise des impératifs de célérité et de bonne administration de la justice, auxquels la Cour est attachée (voir, mutatis mutandis, Poulain de Saint Père c. France, no 38718/02, § 35, 28 novembre 2006).
Il s’ensuit que le grief, pris en ses différentes branches, est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. Les requérants estiment qu’en appliquant de manière inappropriée la loi du 29 juillet 1881, la Cour de cassation ne leur a pas assuré une protection effective de leur vie privée. Ils estiment enfin avoir perdu l’espérance légitime de soumettre à un juge leur droit à réparation. Ils invoquent l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no1, qui se lisent respectivement comme suit :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 1 du Protocole no1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. En conséquence, il convient de mettre fin à l’application de l’article 29 § 3 de la Convention et déclarer la requête irrecevable.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Stephen Phillips Peer Lorenzen
Greffier adjoint Président