Přehled

Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
27.5.2008
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE HASAN ÇALIŞKAN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 13094/02)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mai 2008

DÉFINITIF

27/08/2008

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Hasan Çalışkan et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Ayşe Işıl Karakaş, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mai 2008,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13094/02) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, M. Hasan Çalışkan, Mme Refika Çalışkan et M. Kemal Çalışkan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 janvier 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Mes O. Saygın Hepdemirgil et A. Hepdemirgil, avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Les requérants, invoquant les articles 2, 6 et 13 de la Convention, se plaignent d’une atteinte au droit à la vie de M. Mehmet Çalışkan, dans la mesure où les investigations menées en l’espèce n’étaient pas susceptibles de faire la lumière sur les circonstances exactes ayant entouré son décès.

4. Le 12 septembre 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement (article 54 § 2 b) du règlement) et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire (article 29 § 3 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants, M. Hasan Çalışkan, né en 1952, Mme Refika Çalışkan, son épouse, née en 1948, et M. Kemal Çalışkan, leur fils, né en 1977, résident à İzmir. Devant la Cour, ils agissent tant en leur propre nom qu’au nom de leur fils et frère Mehmet Çalışkan, né en 1979 et décédé le 13 mai 2000, alors qu’il était sous les drapeaux.

A. La genèse de l’affaire

6. Le 13 mai 2000, au cours du neuvième mois de son service national, à Gölköy (district d’Ordu), Mehmet Çalışkan fut découvert mort à son poste de garde. Il faisait partie d’une patrouille de quinze soldats qui, deux fois par mois, montaient surveiller la station de relais militaire d’Aydoğdu. Ce jour-là, les relèves devaient être prises toutes les deux heures et Mehmet devait assurer quatre gardes, dont la dernière dans le jardin de la station, de 21 heures à 23 heures.

Son décès fut signalé à 21 h 50.

B. Les investigations préliminaires sur le décès de Mehmet Çalışkan

7. Le premier procès-verbal, établi sur-le-champ par les commandants de patrouille V.K. et L.U. et l’appelé M.S., se lit ainsi :

« L’arme de l’appelé Mehmet Çalışkan (...), lequel s’est suicidé à l’aide du fusil G3, numéro de série 743445, qui lui avait été confié, a été rechargée puis vidée afin de prévenir tout accident. »

8. Un second procès-verbal, dressé après minuit, énumérait les noms des quinze soldats en mission le jour de l’incident et les numéros de série de leurs armes ; l’appelé M.S. y déclarait avoir senti le canon du fusil de Mehmet, qui dégageait encore une odeur de poudre.

9. Le 14 mai 2000, vers 1 heure du matin, le commandement de la gendarmerie dont relevait Mehmet fut avisé de l’incident. Vers 2 heures, le procureur de la République de Mesudiye (« le procureur ») arriva sur les lieux, accompagné de deux médecins légistes. Il fit tracer un croquis représentant le positionnement du cadavre. Une demi-heure plus tard, ils furent rejoints par une commission d’enquête, envoyée par le commandement et composée de deux sous-officiers et de six soldats.

10. Les protagonistes constatèrent que la dépouille de Mehmet gisait à 1 mètre du mur du local technique et à environ 11,50 mètres de son poste de garde. A 40 centimètres de hauteur, le mur présentait un impact de balle. Du sang s’était écoulé de la bouche et du côté gauche de la poitrine, « où Mehmet avait visé ». Le défunt portait des gants noirs en cuir. Le fusil se trouvait à côté de ses pieds ; il était déchargé et le cran de sécurité mis. Le projectile mortel était fiché dans le vêtement près de la blessure, au niveau de l’omoplate gauche. De l’avis de la commission d’enquête, Mehmet s’était sans doute donné la mort pour « des raisons psychologiques ».

11. Les équipes en place décidèrent d’attendre afin de préserver les preuves jusqu’à l’arrivée de l’unité criminalistique du commandement départemental. Celle-ci arriva vers 5 heures. Il fut alors procédé à des prélèvements de traces de poudre sur le gant gauche. Ceux-ci furent confiés à l’unité criminalistique en même temps que le fusil, le projectile et la douille. Des découpes furent faites dans les vêtements de Mehmet aux points d’impact de balle et mises sous scellés pour expertise balistique.

12. Par la suite, le procureur et les médecins firent transporter le corps à l’hôpital civil de Gölköy, aux fins d’autopsie. Un photographe, un témoin et un technicien furent désignés. Dans les poches de Mehmet furent découverts un paquet de cigarettes, un carnet de soldat (asker cep defteri), un livret de formation, un mouchoir, une lettre, une carte d’invitation à un mariage, un briquet, une montre, un coton-tige, une douille, deux coupe-ongles, un portefeuille, une carte de sécurité sociale, une carte bancaire et diverses cartes de visites.

13. Le rapport d’autopsie, rédigé le jour même, fit état d’un orifice d’entrée de projectile de 1 centimètre sur 1 au niveau du sixième intercostal, à 3 centimètres du sternum, et d’un orifice de sortie de 3,5 centimètres sur 3,5 situé au milieu de la zone scapulaire. Aucune autre blessure particulière ne fut décelée. Les médecins établirent que la mort avait été causée par la destruction du poumon et du cœur par une balle tirée à « courte distance ».

Le procureur autorisa l’inhumation du corps.

14. Toujours le 14 mai 2000, le procureur entendit V.K., le commandant de la patrouille de garde, ainsi que les appelés M.M. et M.S., membres de cette patrouille.

V.K. déclara avoir déchargé le fusil de Mehmet avant de le reposer exactement là où il l’avait pris, ce pour prévenir tout accident ; cinq minutes à peine avant l’incident, alors qu’il effectuait sa ronde, il aurait vu Mehmet se promener dans sa zone de garde ; celui-ci aurait paru absolument normal. Mehmet était un garçon renfermé et ne serait jamais venu lui faire part de ses soucis.

M.M. déclara qu’à peine quinze minutes avant la découverte macabre tout paraissait normal et que Mehmet chantonnait ; celui-ci n’aurait jamais eu de problèmes avec ses supérieurs ; il aurait toujours très peu dormi et beaucoup fumé ; il n’aurait jamais montré de signes de fatigue et aurait souvent proposé à ses camarades de reprendre leurs gardes.

M.S. déclara lui aussi que Mehmet ne dormait pas plus de deux à trois heures par jour et qu’il venait souvent discuter avec les autres gardes ; Mehmet aurait dit qu’il s’ennuyait, que sa famille, modeste, ne lui envoyait pas régulièrement de l’argent, qu’on ne l’appelait pas non plus souvent et qu’il ne recevait guère de courrier. Il ne se serait jamais disputé avec ses camarades de patrouille. Au cours de la semaine précédente, M.S. et d’autres auraient entendu dire qu’une fille, se prétendant la sœur de Mehmet, lui avait téléphoné, mais qu’il n’avait pas voulu prendre l’appel.

15. Le 16 mai 2000, le commandement de la gendarmerie écrivit au procureur. Cette lettre, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« 1. (...) à la suite d’une dépression, l’appelé Mehmet Çalışkan s’est donné la mort en se tirant une balle (...), après avoir posé la crosse de son fusil G3-A3 par terre et appuyé le canon contre sa poitrine ;

2. Sur les lieux furent retrouvés une douille de calibre 7,62 (...) ainsi qu’un projectile déformé, logé dans la partie supérieure de son gilet d’assaut ;

3. Des prélèvements furent effectués sur les deux gants en cuir (...), mais il n’a pas été possible de faire un prélèvement sur la face extérieure de la main droite, car elle était couverte de sang ;

(...)

5. Nous demandons qu’il soit procédé aux examens nécessaires sur les prélèvements et les douilles, et que le rapport d’expertise nous soit transmis. »

16. D’après le rapport balistique du 31 mai 2000, la douille découverte sur les lieux correspondait bien au projectile tiré avec le fusil d’assaut G3, numéro de série 743445 (paragraphe 7 ci-dessus). Cependant, faute d’échantillons, aucune comparaison n’avait pu être effectuée avec le projectile extrait du cadavre.

Aussi, la gendarmerie fit parvenir des échantillons de projectiles aux fins de comparaison.

17. Selon le rapport d’expertise chimique du 8 juin 2000, les prélèvements effectués sur les gants ne présentaient aucune trace de poudre, ce qui était normal étant donné que l’arme en question disposait d’un canon long.

C. L’enquête disciplinaire ouverte à l’encontre des commandants

18. Le 14 mai 2000, le commandement départemental de la gendarmerie ordonna l’ouverture d’une enquête disciplinaire à l’encontre de deux supérieurs hiérarchiques de Mehmet, à savoir U.E. (commandant de la gendarmerie du district) et V.K. (commandant de patrouille) sur la question de savoir si et dans quelle mesure leur responsabilité se trouvait engagée.

19. Le 18 mai 2000, après avoir étudié le dossier et entendu les personnes mises en cause ainsi que dix témoins, l’officier inspecteur établit son rapport et émit deux avis, selon lesquels :

U.E. avait, par négligence, contrevenu aux ordres en chargeant V.K. du commandement de la patrouille de garde, alors que pareille mission ne pouvait être confiée qu’à un sous-officier de carrière et non à un sergent appelé ;

V.K. avait failli à son devoir de surveillance en négligeant de veiller de près et en permanence sur les appelés relevant de sa responsabilité, dont le défunt.

20. La Cour n’a pas été informée de l’aboutissement de cette procédure.

D. L’issue de l’enquête sur le décès de Mehmet Çalışkan

21. Le 14 juin 2000, le procureur déclina sa compétence en faveur du parquet militaire près le commandement du 48e régiment d’infanterie à Trabzon, au motif que la victime était un appelé et que l’incident incriminé était survenu dans une circonscription militaire.

22. Le 3 août 2000, l’examen comparatif des échantillons de projectiles (paragraphe 16 ci-dessus) fut versé au dossier : la pièce extraite du corps avait été tirée avec le fusil de Mehmet.

23. Le 28 août 2000, le parquet militaire rendit une ordonnance de non-lieu, concluant à l’absence de preuves susceptibles de révéler qu’un tiers eût provoqué, incité ou aidé Mehmet à se donner la mort.

24. Les requérants formèrent opposition devant le tribunal militaire d’Erzincan.

Se plaignant de l’insuffisance des investigations menées en l’espèce, ils déplorèrent, avant tout, l’absence d’audition de l’appelé S.K., l’un des camarades de Mehmet, qui aurait selon eux, deux jours après l’incident, téléphoné à deux reprises à un ami de Mehmet à İzmir. Il lui aurait dit ceci :

« Je suis un camarade de régiment de Mehmet Çalışkan à Ordu, Gölköy. J’ai essayé en vain d’appeler sa famille. La mort de Mehmet n’est pas un suicide. Mehmet ne s’est pas suicidé. Les choses sont très compliquées ici. Ils ne doivent pas lâcher cette affaire. »

Atteint par la suite d’une dépression, S.K. aurait été envoyé en congé de rétablissement dans sa ville natale. Les requérants l’auraient alors invité chez eux pour discuter. Il leur aurait raconté que Mehmet était quelqu’un d’une telle joie de vivre et d’une telle générosité qu’il ne pouvait mettre fin à ses jours. Plus tard, le frère de Mehmet se serait à nouveau entretenu avec S.K., en présence de quatre témoins. S.K. lui aurait affirmé que l’état mental de Mehmet ne présentait rien d’anormal avant sa mort ; il aurait même joué aux cartes avec ses camarades avant de monter à la station avec la patrouille de garde. En outre, S.K. aurait téléphoné à la garnison de Gölköy pour tenter de savoir s’il y avait du nouveau. L’appelé affecté en cuisine aurait décroché et lui aurait répondu : « Ça chauffe ici, ils collectent des signatures au sujet de la mort de Mehmet. »

25. Le requérant Kemal Çalışkan ayant auparavant eu accès au dossier de l’enquête ouvert par le procureur, les requérants tirèrent également argument des éléments suivants :

aucun examen d’empreinte digitale n’avait été effectué sur le fusil de Mehmet ; en manipulant ce fusil, le commandant V.K. avait détruit les empreintes existantes et y avait laissé les siennes. Cet acte en faisait un suspect et il aurait dû être interrogé à ce titre ;

sur les quinze soldats qui composaient la patrouille, seuls trois avaient été entendus ;

le constat des lieux et le rapport d’autopsie, établis par le parquet de Mesudiye, faisaient état d’un impact de balle sur le mur devant lequel gisait le cadavre ; au vu du positionnement de la dépouille, un tel impact ne pouvait en aucun cas exister à cet emplacement, le projectile mortel étant censé s’être perdu dans le vide ; dans l’hypothèse où Mehmet se serait mis dos contre ce mur, l’impact aurait dû se situer à une hauteur bien supérieure à 40 centimètres ;

aucune recherche de trace de poudre n’ayant été effectuée sur les vêtements de Mehmet, rien ne pouvait corroborer la thèse d’un tir de courte distance ;

rien dans le dossier n’expliquait comment la main droite de Mehmet pouvait être ensanglantée alors qu’elle était revêtue d’un gant ;

d’après les documents officiels, les autorités avaient été avisées de l’incident tantôt à 0 h 15 tantôt 45 minutes plus tard ; étant entendu que la mort était survenue à 21 h 50, il aurait fallu rechercher les raisons de cet atermoiement de deux à trois heures ;

d’après les documents, Mehmet avait été chargé d’un plus grand nombre de gardes que ses camarades (paragraphe 6 ci-dessus), ce probablement en raison de sanctions disciplinaires ; ce point aurait dû être vérifié.

26. En outre, les requérants mirent en doute les déclarations des appelés M.S. et M.M. Selon les premiers, Mehmet n’avait jamais souffert d’insomnie dans la vie civile et n’avait jamais manqué d’argent pendant son service militaire, comme l’attestaient les relevés bancaires ; il n’avait pas non plus de sœur ni d’autre proche susceptible de l’appeler à ce titre.

Les requérants déplorèrent aussi que les objets personnels de Mehmet ne leur eussent jamais été restitués. Le procureur leur aurait parlé d’une lettre retrouvée sur lui, écrite par sa petite amie ; or ni cette lettre ni la carte d’invitation à un mariage mentionnée dans les procès-verbaux n’auraient été transmises au parquet, alors que leur contenu eût pu fournir de nouvelles pistes.

27. Le 2 octobre 2000, le tribunal militaire d’Erzincan, eu égard aux moyens présentés par les requérants, ordonna l’élargissement de l’enquête et enjoignit au parquet militaire :

de recueillir le témoignage de S.K. ;

de faire procéder à une recherche de traces de brûlure ou de poudre sur les vêtements du défunt ; et

de faire examiner la teneur des carnets et des lettres appartenant au défunt afin de déterminer s’ils évoquaient des pensées suicidaires.

28. Le 18 décembre 2000, le parquet militaire reçut le rapport de l’expertise chimique effectuée sur les vêtements de Mehmet. D’après ce rapport, tous les vêtements du haut présentaient une entrée de projectile au niveau dorsal, côté gauche. Les caractéristiques de l’orifice présent sur le blouson correspondaient à un tir de « courte distance (4 à 150 centimètres) ».

29. Le 25 janvier 2001, S.K. fut auditionné par le procureur sur les propos qu’il aurait tenus à la famille de Mehmet (paragraphe 24 ci-dessus). S.K. répondit ainsi :

« (...) Après le décès de Mehmet, je n’ai pas appelé son ami à İzmir pour dire qu’il ne s’était pas suicidé et qu’il ne fallait pas lâcher l’affaire. Si j’ai pris contact avec lui, c’est dans le seul but de m’enquérir de l’identité de la copine de Mehmet à İzmir, comme le commandant du régiment m’avait demandé de le faire. Il est vrai que je me suis également entretenu personnellement avec Kemal Çalışkan et les autres membres de la famille de Mehmet. Mais je ne leur ai pas dit que Mehmet ne s’était pas suicidé ou que d’aucuns avaient étouffé l’affaire. Je pense que sa famille n’arrive pas à admettre que Mehmet ait pu se donner la mort (...) »

30. Le 24 avril 2001, un rapport d’expertise complémentaire vint corriger le précédent (paragraphe 28 ci-dessus). Après avoir exposé le procédé technique utilisé en l’occurrence, les experts rappelèrent que, lors du premier examen, des orifices percés par le projectile n’avaient été examinés que sur les faces dorsales des vêtements envoyés et qu’ils leur avaient semblé correspondre à ceux d’une entrée de balle, compte tenu des résidus de poudre entourant ces trous. Or, après lecture du rapport d’autopsie, il s’est avéré qu’il s’agissait d’un orifice de sortie de projectile. Afin d’expliquer l’erreur initiale, les experts firent valoir ce qui suit, réservant la question de la détermination de l’entrée exacte de la balle mortelle :

« La raison pour laquelle notre laboratoire a relevé des traces de poudre [sur ce qui a été interprété à tort comme étant une sortie de projectile] est qu’il s’agissait en l’occurrence d’un tir à bout portant ; en effet, dans pareil cas, il est possible que, tout au long de sa trajectoire dans le corps, le projectile entraîne les traces de poudre jusqu’à sa sortie du corps au niveau du dos. (...) Par ailleurs, il arrive que, lors de l’emballage des vêtements par le personnel, les zones de sorties et d’entrées de balles soient mises en contact, de sorte que les traces de poudre s’étendent à d’autres parties [des vêtements]. (...) Il ressort du dossier de l’enquête que des découpes de tissus ont été faites autour des points d’entrée de balle, mais que ces pièces n’ont pas été envoyées à notre laboratoire (...) ; l’analyse effectuée sur les contours des parties découpées présente de faibles traces de poudre. Si on disposait des découpes en question, il serait possible de déterminer l’entrée exacte du projectile et la distance de tir (...) »

31. Le dossier ne dit pas si les découpes en question furent envoyées au laboratoire criminalistique. Rien n’indique non plus que les documents personnels du défunt furent examinés (paragraphe 27 ci-dessus).

32. Le 20 juillet 2001, après avoir procédé à un examen sur dossier, le tribunal militaire d’Erzincan rejeta l’opposition formée par les requérants.

Bien que reconnaissant l’absence d’un constat définitif quant à l’entrée de projectile, absence qui résultait du fait que les découpes de tissus avaient été perdues, le tribunal se dit être néanmoins convaincu par l’explication des experts. Aussi conclut-il que l’enquête menée en l’espèce ne prêtait le flanc à aucune critique sérieuse : tous les aspects factuels ainsi que les arguments de la partie plaignante avaient été dûment considérés.

33. Le 31 octobre 2001, les requérants obtinrent une copie des rapports d’expertise du 18 décembre 2000 et du 24 avril 2001. Ils sollicitèrent du ministère de la Défense qu’il exerce un recours extraordinaire dans l’intérêt de la loi.

A cette fin, les requérants soulignèrent notamment la contradiction existant entre lesdits rapports et le fait que, à la date à laquelle le tribunal militaire d’Erzincan avait statué, il n’existait encore aucun constat arrêté s’agissant de l’entrée du projectile qui avait tué Mehmet. Ainsi, en écartant leur recours, ledit tribunal avait, à tort, mis fin aux investigations et, partant, à la recherche de la vérité.

34. Le 9 octobre 2001, le ministère rejeta la demande des requérants. Dans sa réponse, faisant siens les motifs invoqués dans l’ordonnance de non-lieu du 28 août 2000 et la décision du 20 juillet 2001, il argüait de l’absence de raisons suffisantes pour justifier l’ouverture d’une action publique dans l’intérêt de la loi.

35. Enfin, il ressort du dossier que, du fait d’avoir été considéré comme ayant mis délibérément fin à ses jours, Mehmet ne fut pas reconnu comme « martyr de la patrie », ce qui a exclu ses parents du bénéfice d’un certain nombre de droits sociaux et économiques découlant ipso jure de ce statut.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

36. Le droit et la pratique internes pertinents sont développés dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, §§ 32 et 33, 7 juin 2005) et Salgın c. Turquie (no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007).

EN DROIT

I. L’OBJET DU LITIGE

37. Dans leur requête, les requérants dénoncent l’insuffisance et l’inadéquation de l’enquête pénale conduite au sujet de la mort de Mehmet Çalışkan, dont les circonstances exactes demeurent non élucidées. A cet égard, ils invoquent les articles 2, 6 et 13 de la Convention.

38. Pour la Cour, pareil grief appelle un examen uniquement sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Cette disposition, en sa partie pertinente, se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

(...) »

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

A. Arguments des parties

39. En l’espèce, les observations des parties sont axées principalement sur les questions que la Cour leur avait adressées lors de la communication de la présente requête.

1. Le Gouvernement

40. Le Gouvernement plaide que nul ne pouvait empêcher la survenance de cet incident, rien n’ayant permis de le prévoir. En ce qui concerne la personnalité du défunt, il produit copie de son carnet de soldat ainsi que de certaines lettres adressées à ses proches et connaissances. Selon lui, les supérieurs de Mehmet n’avaient pas été au courant des problèmes d’insomnie évoqués par ses camarades.

Aussi regrettable que ce soit, il y a eu suicide, ce que les investigations avaient démontré, étant entendu qu’une enquête pénale doit s’apprécier dans son ensemble, sans s’attarder sur tel ou tel manquement mineur n’ayant eu aucune incidence sur le résultat.

41. A cet égard, le Gouvernement déclare tout d’abord que le fusil de Mehmet avait été manipulé juste après la découverte du corps afin de vérifier que la balle n’avait pas été tirée par un assaillant extérieur et de veiller à ce que l’arme ne se déchargeât pas accidentellement. Il ne s’agissait nullement d’un acte collusoire visant à l’effacement des empreintes.

42. Ensuite, en ce qui concerne le sang observé sur l’un des gants, le Gouvernement rappelle que la Cour n’a pas à se livrer à une appréciation des preuves en se substituant aux instances nationales, mieux placées pour ce faire, étant entendu qu’en l’occurrence celles-ci n’ont attaché aucune importance décisive au gant en question. Si la main gantée du défunt était couverte de sang, c’est parce qu’elle était restée bloquée sous sa poitrine blessée après qu’il se fût effondré au sol.

43. Enfin, pour ce qui est de l’impact de balle découvert sur le mur près duquel avait été retrouvé le corps, le Gouvernement avance qu’il pouvait avoir été causé par la douille qui avait été automatiquement projetée après le tir. Au demeurant, ce point ne porte pas à conséquence, puisque les expertises balistiques ont établi avec certitude que le projectile mortel provenait bien du fusil du défunt.

44. Aussi, le Gouvernement prie la Cour d’aligner son jugement sur le raisonnement suivi dans la décision d’irrecevabilité Emrah Özcan c. Turquie ((déc.), no 41557/98, 9 novembre 2004) et d’écarter la présente requête pour défaut manifeste de fondement.

2. Les requérants

45. Les requérants déplorent que le Gouvernement n’ait pu être plus convaincant dans ses explications concernant les empreintes digitales, les découpes de tissus, les gants et l’impact de balle sur le mur (paragraphe 43 ci-dessus). Par ailleurs, ils reprochent au procureur militaire d’avoir accepté les dénégations de S.K. sans même confronter celui-ci à S.D., S.G., İ.K. et Y.Ş., témoins de ses dires antérieurs (paragraphes 24 in fine et 29 cidessus).

46. Dans leurs observations complémentaires du 25 septembre 2007, invoquant derechef les articles 2, 6 et 13 de la Convention, les requérants reprochent pour la première fois – en substance – aux autorités militaires d’avoir manqué à leur responsabilité de protéger la vie de Mehmet.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

47. La Cour constate que, contrairement à ce que le Gouvernement suggère (paragraphe 44 ci-dessus), la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et n’aperçoit par ailleurs aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer la requête recevable.

48. Cela étant, la Cour observe que l’argument nouveau que les requérants ont fondé, en substance, sur le volet matériel de l’article 2 repose sur des circonstances distinctes de celles dont elle avait été saisie à l’origine (paragraphes 37 et 46 ci-dessus). Or, considéré indépendamment de la requête originelle, en ayant égard à la date de clôture de la procédure y afférente (paragraphe 32 ci-dessus), ledit argument s’avère tardif et irrecevable au regard de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2. Sur le fond

49. Pour les principes généraux en la matière, la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (Salgın, précité, § 85-87, Süleyman Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005, Kılınç et autres, précité, §§ 40 à 42, Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005, mutatis mutandis, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80 in fine, CEDH 2000VI, et Slimani c. France, no 57671/00, § 32, CEDH 2004IX (extraits)) et réaffirme que la protection procédurale du droit à la vie, inhérente à l’article 2 de la Convention, vaut également lorsque l’issue mortelle intervient durant le service militaire obligatoire. Cette norme implique une forme d’enquête approfondie, impartiale et attentive, propre à déterminer les circonstances qui ont entouré le décès dénoncé ainsi qu’à établir les responsabilités y afférentes.

50. Une diligence particulière pèse sur les instances d’enquête concernant l’application des mesures élémentaires lorsqu’une personne, à laquelle l’Etat a imposé le service national, trouve la mort dans des conditions suspectes, alors que les autorités militaires étaient responsables de son intégrité physique et morale.

Cela vaut également dans les cas présumés de suicide, face auxquels les instances compétentes doivent démontrer avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour lever les doutes que les proches du défunt peuvent raisonnablement entretenir quant aux circonstances ayant entouré un tel décès. En pratique, cela implique nécessairement la vérification de tout élément susceptible d’exclure la possibilité d’un homicide.

Il y va de l’exigence généralement reconnue en la matière de maintenir la confiance du public dans le respect du principe de légalité et de prévenir toute apparence de tolérance à l’égard d’actes illégaux (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65 in fine, CEDH 2006... (extraits)).

51. Pour satisfaire à cette obligation, les autorités doivent donc prendre toutes les mesures raisonnables pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits litigieux, sachant que toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme en jeu (Stern, précité, et Menson et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003V). En tout état de cause, les proches de la victime doivent être associés à la procédure, dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts (voir, par exemple, Salgın, précité, § 87 in fine).

52. En l’espèce, la Cour note qu’une instruction pénale a été ouverte d’office le jour même du décès de l’appelé Mehmet Çalışkan, et ce parallèlement à une enquête administrative de type disciplinaire.

53. Elle considère d’emblée que les quelques fautes de service attribuées aux officiers U.E. et V.K. dans le contexte disciplinaire ne tirent pas à conséquence, d’autant qu’elles n’ont abouti à rien de concret (paragraphes 18 et 19 ci-dessus).

54. En ce qui concerne le volet pénal, la Cour observe que les instructions tant préliminaire (paragraphe 23 ci-dessus) que complémentaire (paragraphe 24-26 ci-dessus) ont conduit les autorités, y compris le ministère de la Défense (paragraphe 33 ci-dessus), à conclure au suicide de Mehmet.

55. A cet égard, rien ne permet de remettre en cause la volonté du procureur de la République de Mesudiye, puis de son homologue militaire à Trabzon, ensuite des juges du tribunal militaire d’Erzincan d’élucider les circonstances de l’incident (paragraphes 9, 21 et 27 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que des manquements ont été constatés, comme les requérants l’ont d’ailleurs fait valoir lors de la procédure interne (paragraphe 25 ci-dessus).

La Cour en veut pour exemple la destruction des empreintes sur l’arme de service de Mehmet (paragraphes 7, 14 et 41 ci-dessus), l’absence d’une évaluation sérieuse des antécédents du défunt et de la teneur des documents personnels retrouvés sur lui (paragraphes 27 et 40 ci-dessus), la non-audition de certains soldats qui étaient en faction sur les lieux de l’incident (paragraphes 6, 14 et 19 ci-dessus), l’absence d’analyse du sang retrouvé sur la main gantée du défunt (paragraphes 15 et 42 ci-dessus) ou d’une expertise de l’impact de balle observé sur le mur à proximité du corps (paragraphes 10 et 43 ci-dessus).

56. Aux dires du Gouvernement, ces carences n’ont pas eu d’incidence sur l’efficacité de l’enquête, laquelle, appréciée dans son ensemble (paragraphe 40 ci-dessus), a confirmé la thèse du suicide. Compte tenu des réalités pratiques inhérentes à une enquête de ce type, la Cour peut certes comprendre qu’aux yeux des autorités nationales les manquements évoqués, aussi regrettables soient-ils, n’étaient pas suffisants pour discréditer leur thèse.

Toutefois, elle souligne que, s’il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velikova, précité, ibidem), il y a des actes indispensables, sans lesquels on ne saurait lever les incertitudes des justiciables et empêcher que l’image de la justice soit ternie (paragraphes 50 et 51 ci-dessus).

57. A cet égard, elle estime que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, les circonstances examinées en l’espèce ne peuvent être comparées à celles de l’affaire Emrah Özcan c. Turquie (paragraphe 44 cidessus) – requête déclarée irrecevable –, dans laquelle la Cour n’avait observé aucune lacune quant aux mesures procédurales élémentaires (Emrah Özcan, précité).

58. Retournant aux faits de la cause, la Cour note que, d’après le rapport d’autopsie du 14 mai 2000, la balle mortelle avait été tirée à « courte distance », à savoir 4 à 150 centimètres, et avait pénétré le corps par la poitrine (paragraphe 13 ci-dessus). D’après les experts qui, le 18 décembre 2000, ont examiné les vêtements du défunt (dont on avait découpé les pièces comportant l’orifice d’impact de la balle (paragraphe 11 ci-dessus), il s’agissait bien d’un tir à « courte distance », mais l’orifice d’entrée du projectile se situait au niveau du dos (paragraphe 28 ci-dessus).

Au vu de cette discordance, il a été procédé à une seconde expertise, le 24 avril 2001. Les experts y sont revenus sur leur avis précédent, en partant de l’idée que la balle avait été tirée « à bout portant » (paragraphe 30 cidessus), en dépit de ce qui semblait avoir été établi jusqu’alors ; ainsi, en cherchant à lever la discordance quant au point d’entrée de la balle, les experts ont créé une nouvelle incertitude quant à la distance de tir.

59. Au vu de cette observation, il convient de rappeler l’affaire Stern c. France (paragraphe 49 ci-dessus), où la Cour avait relevé un manque de rigueur de l’enquête tenant également aux imprécisions quant à l’orifice d’entrée du projectile mortel. Cependant, dans cette affaire, elle avait estimé pouvoir tolérer cette lacune, d’abord parce qu’elle était imputable à l’attitude même du requérant, ensuite parce que, pour exclure l’hypothèse d’un meurtre, les autorités françaises s’étaient appuyées sur des éléments bien plus solides, tels que notamment l’exiguïté du bateau à bord duquel le corps d’Emmanuel Stern avait été découvert et l’intention exprimée par celui-ci, de son vivant, de mettre fin à ses jours (Stern, précité).

60. Il en va autrement dans la présente affaire. Ainsi, il faut se rappeler que, d’après les experts, l’orifice d’entrée de la balle ayant tué Mehmet et la distance de tir ne pouvaient être déterminés qu’à partir des découpes de vêtements mises sous scellés le 14 mai 2000 par l’unité criminalistique (paragraphe 11 ci-dessus). Or cette investigation élémentaire n’a pu être réalisée, les découpes en question ayant disparu dans l’intervalle (pour des situations similaires, voir, par exemple, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 60, 10 mai 2007).

Le dossier n’explique pas de quelle manière la perte d’une pièce à conviction aussi concluante aurait pu être comblée et ne précise pas si les personnes responsables de sa conservation ont été mises en cause. En revanche, il est incontestable que, le 28 août 2000, date à laquelle le parquet militaire a rendu son ordonnance de non-lieu (paragraphe 23 ci-dessus), aucun constat définitif n’existait encore sur cette question controversée, les expertises y afférentes ayant eu lieu bien plus tard, les 18 décembre 2000 et 24 avril 2001. L’on pouvait escompter que le tribunal militaire d’Erzincan (paragraphe 32 ci-dessus) et/ou le ministère de la Défense (paragraphe 34 ci-dessus) réagissent à cet égard ou sur le nouveau problème lié à la distance de tir (paragraphe 58 in fine ci-dessus), mais tel n’a pas été le cas.

61. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce, dans le chef de feu M. Mehmet Çalışkan, violation de l’article 2 de la Convention sous l’angle de son volet procédural, du fait des négligences ayant fait obstacle à l’établissement définitif de l’origine du tir mortel, acte élémentaire qui s’imposait pour couper court aux doutes que les proches du défunt pouvaient raisonnablement nourrir quant à sa mort par suicide.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

63. Les requérants soutiennent que leur fils et frère doit être reconnu, à titre posthume, comme « martyr de la patrie », et que sa famille doit obtenir le bénéfice des droits sociaux et économiques qui découlent d’un tel statut.

Les requérants réclament ensuite 400 livres turques (TRY) pour les frais d’enterrement et présentent en outre un avis consultatif émanant d’un avocat, d’après lequel :

si Mehmet Çalışkan était déclaré, à titre posthume, « martyr de la patrie », ses parents se verraient allouer : 1. une indemnité forfaitaire de 32 692 TRY, 2. un crédit immobilier de 19 000 TRY, et 3. une pension de 452,38 TRY par mois (soit 22 000 TRY après capitalisation) ;

si une telle reconnaissance n’était pas octroyée, la perte de soutien financier des parents, du fait du décès de leur fils, s’élèverait à 8 478,93 TRY pour Mme Çalışkan et à 9 824,12 TRY pour son époux.

Partant, les conseils des requérants réclament 60 000 euros (EUR) aux noms de Refika et Hasan Çalışkan, et 20 000 EUR au nom de Kemal Çalışkan, pour dommage matériel.

64. Ils sollicitent au nom de leurs clients les mêmes sommes pour préjudice moral.

65. Le Gouvernement fait remarquer que les prétentions à titre de dommage matériel ne sont étayées par aucune preuve, étant entendu que l’avis consultatif présenté à cet égard n’a rien d’une expertise judiciaire que seul un juge peut commander.

Pour ce qui est du dommage moral, le Gouvernement estime les demandes injustifiées et exorbitantes.

66. La Cour rappelle que les requérants ont introduit la requête en leurs propres noms ainsi qu’au nom de feu leur fils et frère Mehmet Çalışkan (paragraphe 5 ci-dessus). Dans ce contexte, ils peuvent faire valoir un préjudice moral du fait des circonstances à l’origine de la violation de l’article 2 sous l’angle de son volet procédural (paragraphe 61 ci-dessus), même si celle-ci n’a été constatée que dans le chef du défunt (Kılınç et autres, précité, § 63, et Salgın, précité, § 98).

Compte tenu des montants accordés dans des affaires comparables et du fait que le défunt n’avait pas d’héritiers descendants, la Cour statue en équité et alloue conjointement aux requérants qui sont ses ayants droit, 13 000 EUR, à ce titre.

Toutefois, aucune prétention au titre du préjudice matériel ne saurait être retenue, faute d’un lien de causalité avec la violation constatée.

B. Frais et dépens

67. Pour les frais et dépens exposés lors de la préparation et de la présentation de l’affaire tant en Turquie qu’à Strasbourg, les requérants demandent le remboursement d’une somme totale de 4 966,30 TRY (soit environ 2 682 EUR), prétention qu’ils ventilent comme suit :

3 500 TRY pour les honoraires (dont 500 TRY pour la procédure interne), en vertu d’un contrat d’avocat conclu le 4 juin 2007 ;

1 040 TRY, montant facturé pour des travaux de traduction ;

150 TRY, montant facturé en contrepartie d’un avis consultatif ;

250 TRY, somme forfaitaire recouvrant les frais de bureau ;

26,30 TRY pour frais postaux.

68. Le Gouvernement refuse d’emblée le remboursement du montant de 500 TRY correspondant à la représentation des requérants en Turquie. En ce qui concerne les dépens administratifs d’un montant de 1 466,30 TRY, il conteste les sommes réclamées qu’aucun justificatif ne vient étayer. Il estime qu’au demeurant la demande est excessive dans son ensemble.

69. La Cour note que, hormis les honoraires, les autres postes de frais et dépens se trouvent suffisamment documentés.

S’agissant des honoraires, les requérants ont fourni un contrat d’avocat qui permet de présumer que tout versement aux deux conseils aura lieu après la clôture de la présente procédure. On ne saurait donc supposer que les représentants des requérants ont prêté leur concours à titre gracieux. A cet égard, la Cour estime que la somme de 500 TRY, indiquée dans ce contrat comme correspondant au travail de représentation devant les juridictions nationales, mais que le Gouvernement conteste, doit passer pour viser la prévention, dans l’ordre juridique interne, de la violation constatée par la Cour dans le présent arrêt (pour le principe voir, par exemple, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998VI, p. 2334, § 63). Ce poste doit donc entrer en ligne de compte.

Tout bien considéré, la Cour accorde aux requérants 2 500 EUR, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.

C. Intérêts moratoires

70. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que les griefs originels que les requérants ont formulés au regard des articles 2, 6 et 13 de la Convention appellent un examen uniquement sous l’angle du volet procédural de l’article 2, et déclare la requête recevable dans ce contexte ;

2. Déclare irrecevable le nouveau grief que les requérants ont fait valoir ultérieurement au regard du volet matériel de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu, dans le chef de feu M. Mehmet Çalışkan, violation de l’article 2 de la Convention, sous l’angle de son volet procédural ;

4. Dit,

a) que, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, lEtat défendeur doit verser conjointement aux requérants les sommes suivantes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. pour le dommage moral, 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

ii. pour les frais et dépens, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2007, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente