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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
20.11.2007
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YİĞİT ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 4218/02, 4260/02, 4262/02 et 4271/02)

ARRÊT

STRASBOURG

20 novembre 2007

DÉFINITIF

20/02/2008

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Yiğit et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Mme F. Tulkens, présidente,
MM. I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Mularoni,
M. D. Popović, juges,
et de Mme F. Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2007,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouvent quatre requêtes (nos 4218/02, 4260/02, 4262/02 et 4271/02) dirigées contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Baran Yiğit, Enver Yiğit, Serhat Yiğit et Şeyhmus Aydın (« les requérants »), ont saisi la Cour le 14 décembre 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me M. S. Tanrıkulu, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent pour la procédure devant la Cour.

3. Le 5 décembre 2006, la Cour a déclaré les requêtes partiellement irrecevables et a décidé de communiquer les griefs tirés de l'article 5 §§ 3, 4 (à l'exception de Şeyhmus Aydın) et 5 de la Convention au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1982, 1968, 1978 et 1984 et résident à Diyarbakır.

5. Le 21 juillet 2001, le requérant Serhat Yiğit, et le 22 juillet 2001, les requérants Baran Yiğit et Enver Yiğit, furent arrêtés au terme des perquisitions menées à leur domicile respectif par des agents de la direction de la sûreté de Diyarbakır, section de lutte contre le terrorisme. Le requérant Şeyhmus Aydın, alors âgé de dix-sept ans, fut arrêté le 26 juillet 2001 vers 3 heures, lors de la perquisition menée à son domicile. Les requérants étaient soupçonnés d'appartenir à l'organisation illégale PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan).

6. Le 25 juillet 2001, le juge assesseur près la cour de sûreté de l'État de Diyarbakır prolongea la garde à vue de Serhat Yiğit de six jours. Le 26 juillet 2001, il fit de même pour les requérants Baran Yiğit et Enver Yiğit.

7. Le 29 juillet 2001, la police recueillit la déposition des requérants.

8. Le 30 juillet 2001, à une heure inconnue, les requérants furent soumis à un examen médical au centre médical de Diyarbakır.

9. Après cette visite médicale, ils furent entendus par le procureur de la République près de la cour de sûreté d'État. Puis, ils furent traduits devant le juge assesseur de cette même juridiction qui ordonna la mise en détention provisoire de Serhat Yiğit et la libération des autres requérants.

10. Le 10 septembre 2001, les requérants furent inculpés du chef d'appartenance à une organisation illégale sur le fondement de l'article 168 § 2 de l'ancien code pénal.

11. Le 8 novembre 2001, Serhat Yiğit fut mis en liberté provisoire.

12. Au 28 juillet 2006, la procédure pénale engagée contre les requérants demeurait pendante. Dans leurs observations sur la recevabilité et le bien fondé, les requérants ne fournissent pas d'information quant à l'issue de la procédure.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 §§ 3, 4 et 5 DE LA CONVENTION

13. Les requérants se plaignent de la durée de leur garde à vue, de l'absence d'une voie de recours effective pour contester celle-ci (à l'exception du requérant Şeyhmus Aydın) et pour obtenir réparation. Ils y voient une violation de l'article 5 §§ 3, 4 et 5 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires (...).

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

5. Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

A. Sur la recevabilité

14. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer les requêtes irrecevables pour non-épuisement des voies de recours. D'après lui, les requérants auraient pu contester la légalité et la durée de leur garde à vue sur la base de l'article 128 de l'ancien code de procédure pénale. Il ajoute que les requérants disposaient d'un droit à réparation selon la loi no 466 relative à l'indemnisation des personnes ayant subi une privation de liberté irrégulière.

15. La Cour note que la première branche de l'exception soulève des questions étroitement liées à celles posées par le grief tiré de l'article 5 § 4 de la Convention. Quant à la deuxième branche relative au recours prévu par la loi no 466, elle l'estime étroitement liée à l'examen du grief tiré de l'article 5 § 5. Elle décide donc de les joindre au fond.

16. La Cour constate que le restant des requêtes n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Article 5 § 3

17. Les requérants dénoncent la durée excessive de leur garde à vue.

18. Le Gouvernement soutient que la durée de la garde à vue appliquée aux requérants était conforme à la législation en vigueur à l'époque des faits et que la nature des infractions qui leur étaient imputées exigeait une telle durée.

19. En l'espèce, la garde à vue de Serhat Yiğit a débuté le 21 juillet 2001 et celle de Baran Yiğit et d'Enver Yiğit le 22 juillet 2001 avec leur arrestation. Leur garde à vue a pris fin le 30 juillet 2001, lorsqu'ils ont comparu devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l'État. Elle a donc duré neuf jours pour Serhat Yiğit et huit jours pour Baran Yiğit et Enver Yiğit.

20. La Cour rappelle que, dans l'affaire Brogan et autres c. Royaume-Uni (arrêt du 29 novembre 1988, série A no 145B, p. 33, § 62), elle a jugé qu'une période de garde à vue de quatre jours et six heures sans contrôle judiciaire allait au-delà des strictes limites de temps fixées par l'article 5 § 3, même quand elle a pour but de prémunir la collectivité dans son ensemble contre le terrorisme.

21. En l'espèce, la Cour ne saurait donc admettre qu'il ait été nécessaire de détenir les requérants respectivement pendant neuf et huit jours avant qu'ils ne soient « traduits devant un juge ».

22. S'agissant du requérant Şeyhmus Aydın, elle relève que celui-ci a été arrêté le 26 juillet 2001 à 3 heures au terme de la perquisition menée à son domicile. Il était alors âgé de dix-sept ans. Le 29 juillet 2001, il a été interrogé par la police sur les accusations à son encontre. Le 30 juillet 2001, il a été examiné dans un centre médical avant d'être entendu par le procureur de la République et traduit devant le juge assesseur prés la cour de sûreté de l'État, lequel a ordonné sa libération.

23. La Cour note que les éléments du dossier ne permettent aucunement de déterminer l'heure à laquelle la garde à vue du requérant a pris fin. Le Gouvernement n'apporte aucune précision à ce sujet. Dans ces conditions, elle considère que la durée de la garde à vue de Şeyhmus Aydın ne satisfait pas à l'exigence de promptitude telle que prévue par l'article 5 § 3 de la Convention.

24. Partant, il y a eu violation de l'article 5 § 3.

2. Article 5 § 4

25. Les requérants Serhat Yiğit, Baran Yiğit et Enver Yiğit se plaignent de l'absence d'une voie de recours pour contester la durée de la garde à vue.

26. Le Gouvernement fait observer que les requérants ont omis de saisir le juge d'instance pour faire contrôler la légalité de la garde à vue, recours prévu par l'article 128 § 4 de l'ancien code de procédure pénale.

27. La Cour rappelle que dans son arrêt Öcalan c. Turquie ([GC], no 46221/99, 12 mai 2005), elle a considéré que le contrôle effectué par le juge national sur la légalité de la détention en vertu de l'article 128 § 4 du code de procédure pénale ne respectait pas les exigences de l'article 5 § 4 de la Convention. De plus, soulignant notamment que les accusations portées contre le requérant revêtaient une certaine gravité et que la durée de sa garde à vue était conforme à la législation nationale, elle a jugé qu'une opposition sur ce point devant un juge d'instance était loin de présenter des chances d'aboutir à une remise en liberté (ibidem, § 70).

28. La Cour estime que ces considérations valent également pour la présente espèce. Elle rejette donc l'exception du Gouvernement sur ce point et conclut qu'il y a eu violation de l'article 5 § 4.

3. Article 5 § 5

29. Les requérants se plaignent de ne pas disposer d'un recours pour obtenir réparation.

30. Selon le Gouvernement, les requérants pouvaient demander réparation sur le fondement de la loi no 466 relative à l'indemnisation des personnes ayant subi une privation de liberté irrégulière.

31. La Cour rappelle que l'article 5 § 5 se trouve respecté dès lors que l'on peut demander réparation du chef d'une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 de l'article 5 (Wassink c. Pays-Bas, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 185A, p. 14, § 38). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu'une violation de l'un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002X).

32. En l'espèce, la Cour a conclu à la violation des paragraphes 3 et 4 de l'article 5 de la Convention. Reste à déterminer si les intéressés disposaient de la possibilité de demander réparation pour le préjudice subi.

33. La Cour relève que l'issue de la procédure diligentée à l'encontre des requérants n'est pas connue.

34. Elle observe que toutes les hypothèses de réparation visées par la loi no 466, hormis le cas d'un non-lieu, d'un acquittement ou d'un jugement dispensant d'une peine, supposent que la privation de liberté ait enfreint la loi. Or ici, la durée de la garde à vue subie par les requérants étant conforme à la législation interne, les requérants ne pouvaient pas obtenir une réparation en cas de condamnation (Sakık et autres c. Turquie, arrêt du 26 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997VII, p. 2626, § 60).

35. Si les requérants sont acquittés au terme de la procédure diligentée à leur encontre, ils peuvent introduire une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi no 466. Dans ce cas de figure, les juridictions internes se fondent sur le simple constat d'acquittement pour accorder une réparation. L'allocation d'une telle indemnité est une conséquence automatique de l'acquittement et n'équivaut nullement à constater l'irrégularité de la privation de liberté subie par les requérants.

36. Par conséquent, la Cour n'est pas convaincue que le droit turc offrait aux requérants un droit à réparation pour les violations alléguées.

37. Elle rejette donc la deuxième branche de l'exception préliminaire du Gouvernement et conclut à la violation de l'article 5 § 5 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage moral

39. Les requérants réclament 15 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu'ils auraient subi.

40. Le Gouvernement conteste ce montant.

41. Statuant en équité, la Cour considère qu'il y a lieu d'octroyer, au titre du préjudice moral, 2 500 EUR à chacun des requérants Baran Yiğit et Enver Yiğit, 3 000 EUR à Serhat Yiğit et 1 000 EUR à Şeyhmus Aydın.

B. Frais et dépens

42. Les requérants réclament chacun 3 718 EUR pour les frais d'honoraires encourus devant les juridictions internes et la Cour. Ils fournissent un décompte horaires et le barème d'honoraires du barreau de Diyarbakır. Ils demandent également le paiement de débours équivalent à ceux octroyés par le Conseil de l'Europe au titre l'assistance judiciaire.

43. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

44. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, statuant en équité, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR pour la procédure devant elle et l'accorde aux requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

45. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare le restant des requêtes recevables ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention ;

3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 4 de la Convention (à l'exception du requérant Şeyhmus Aydın) ;

4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 5 de la Convention ;

5. Dit

a) que l'État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) à chacun des requérants Baran Yiğit et Enver Yiğit, 3 000 EUR (trois mille euros) au requérant Serhat Yiğit et 1 000 EUR (mille euros) au requérant Şeyhmus Aydın pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens aux quatre requérants conjointement ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 novembre 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

F. Elens-Passos F. Tulkens
Greffière adjointe Présidente