Přehled

Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
28.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DESSERPRIT c. FRANCE

(Requête no 76977/01)

ARRÊT

STRASBOURG

28 novembre 2006

DÉFINITIF

28/02/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Desserprit c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
I. Cabral Barreto,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de M. S. Naismith, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 novembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76977/01) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Gilbert Desserprit (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 juillet 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le 8 novembre 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1936 et réside à Autun, en France.

5. Lors de son service militaire en Algérie, le requérant fut blessé aux yeux le 19 novembre 1957. Il fut réformé le 30 avril 1958 pour diverses infirmités, avec une pension d’invalidité au taux de 85 %, qui fut révisée une première fois à sa demande, portant le taux en 1986 à 100 % à l’issue d’une première procédure.

1. La demande de révision du 14 décembre 1988

6. Le 14 décembre 1988, le requérant forma une nouvelle demande de révision de sa pension. Par arrêté du 30 novembre 1989, sa pension fut fixée à 100 % + 3 %.

7. Le 29 janvier 1990, il saisit le tribunal départemental des pensions de SaôneetLoire en demandant, d’une part, la modification du taux de sa première infirmité pensionnée et, d’autre part, la prise en compte de l’asthénopie qu’il présentait comme infirmité distincte. Le 11 mai 1990, le commissaire du gouvernement[1] déposa ses conclusions et le dossier administratif du requérant au greffe du tribunal.

8. Par jugement avant dire droit du 19 novembre 1990, le tribunal ordonna une expertise et, par jugement du 15 avril 1991, il reconnut au requérant un droit à pension au taux de 10 % pour asthénopie et rejeta les autres chefs de demande.

9. Le requérant et le ministre des anciens combattants firent appel les 31 janvier et 11 juin 1991. Le 5 septembre suivant, le commissaire du gouvernement déposa ses observations et le dossier du requérant au greffe de la cour régionale des pensions.

10. Par arrêts des 14 novembre 1991 et 9 avril 1992, la cour ordonna une expertise et un complément d’expertise.

11. L’audience eut lieu le 10 septembre 1992. Par arrêt du 8 octobre 1992, la cour entérina l’avis de l’expert, selon lequel l’asthénopie constituait une infirmité nouvelle et distincte qui devait être indemnisée au taux de 10 %, et rejeta le surplus des demandes du requérant.

12. Le 6 novembre 1992, ce dernier forma un pourvoi en cassation devant la commission spéciale de cassation des pensions adjointe temporairement au Conseil d’Etat (la « CSCP »). Le ministre déposa un mémoire le 27 septembre 1994.

13. L’audience se tint le 22 septembre 1995. Par arrêt du 27 octobre 1995, la CSCP annula l’arrêt du 8 octobre 1992 en ce qu’il avait omis de statuer sur un chef de demande du requérant (dissociation de la quadranopsie dont il souffrait de la première infirmité pensionnée) et renvoya l’affaire sur ce point devant la cour régionale des pensions de Besançon, que le requérant saisit le 28 novembre 1995.

14. Par arrêt du 24 janvier 1997, la cour rejeta l’ensemble de ses demandes.

15. Le 11 février 1997, le requérant saisit la CSCP. Le secrétaire d’Etat aux anciens combattants déposa son mémoire le 23 octobre 1998. L’audience eut lieu le 8 octobre 1999 et, par arrêt du 6 janvier 2000, la CSCP annula l’arrêt de la cour régionale en ce qu’il avait refusé de dissocier la quadranopsie de la première infirmité, et renvoya le requérant devant l’administration afin de procéder au calcul de sa pension.

2. La demande de révision du 20 décembre 1990

16. Entre temps, le requérant avait formé une nouvelle demande de révision le 20 décembre 1990. L’arrêté du 16 février 1993 pris en exécution de l’arrêt de la cour régionale du 8 octobre 1992 lui ayant accordé une pension au taux de 100 % + 6 % à compter du 14 décembre 1988, il saisit le 16 mars 1993 le tribunal départemental des pensions, en demandant notamment que la quadranopsie soit dissociée de la première infirmité et que la perte d’accommodation de l’œil gauche soit portée à 20 %.

17. Le 12 octobre 1998, le commissaire du gouvernement déposa le dossier du requérant ainsi que ses observations au greffe du tribunal.

18. Par jugement du 15 mars 1999, le tribunal sursit à statuer sur le premier chef de la demande du requérant, compte tenu du pourvoi alors pendant devant la CSCP et rejeta le second chef de la demande (perte d’accommodation de l’œil gauche).

19. La CSCP ayant été supprimée, le pourvoi en cassation du requérant, formé le 20 mai 1999, fut enregistré le 30 avril 2002 au secrétariat du Conseil d’Etat qui, par arrêt du 7 janvier 2004, dit n’y avoir lieu à statuer sur le premier chef de sa demande, auquel le ministre de la défense avait fait droit en exécution de l’arrêt de CSCP du 6 janvier 2000 et rejeta ses conclusions relatives à la perte d’accommodation de l’œil gauche.

20. Le 18 février 2005, le Conseil d’Etat déclara irrecevable le recours en rectification d’erreur matérielle formé par le requérant le 17 mars 2004.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION QUANT À LA DURÉE

21. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

22. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse et soutient notamment que la procédure n’a commencé qu’à la date de la saisine du tribunal départemental des pensions.

23. La Cour constate que la période à considérer a débuté le 14 décembre 1988, date de la demande préalable au ministre (cf. Perhirin c. France, no 60545/00, § 17, 4 février 2003, Maugée c. France, no 65902/01, § 36, 14 septembre 2004, Desrues c. France, no 77098/01, § 18, 21 juillet 2005) et a pris fin le 7 janvier 2004, date de l’arrêt du Conseil d’Etat statuant sur le pourvoi en cassation du requérant, soit une durée de plus de quinze ans.

A. Sur la recevabilité

24. Le Gouvernement excipe du non-épuisement de la voie de recours interne tirée de l’article L.781-1 du code de l’organisation judiciaire, au motif que la procédure de révision de pension relève pour partie du code de l’organisation judiciaire, ce qui fait rentrer la durée de la procédure suivie jusqu’à ce que la CSCP statue dans le champ de l’article L. 781-1 précité.

25. La Cour observe toutefois que, dans plusieurs affaires récentes portant sur ce type de procédure (notamment Perhirin précité, § 12, Maugée précité, § 23), le Gouvernement a, au contraire, soutenu que la voie de recours à épuiser était le recours en responsabilité de l’Etat devant les juridictions administratives, en se référant notamment à l’affaire Magiera. Dès lors, la Cour ne voit pas de raison d’adopter une approche différente dans la présente affaire.

26. La Cour renvoie à l’arrêt Broca et Texier-Micault c. France du 21 octobre 2003 (nos 27928/02 et 31694/02), dans lequel elle a jugé qu’en matière de durée d’une procédure devant les juridictions administratives françaises, le recours en responsabilité de l’Etat pour fonctionnement défectueux du service public de la justice a acquis, le 1er janvier 2003, le degré de certitude juridique requis pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention. Tout grief de cette nature introduit devant la Cour à compter du 1er janvier 2003 sans avoir préalablement été soumis aux juridictions internes dans le cadre d’un tel recours est irrecevable ; il en va autrement des griefs introduits avant cette date.

27. En l’espèce, la Cour ayant été saisie de la présente affaire le 9 juillet 2001, il ne saurait être reproché au requérant de ne pas avoir usé de ce recours.

28. Il convient donc de rejeter cette exception préliminaire.

29. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

30. Le Gouvernement considère que la durée s’explique par la complexité des affaires, due à leur caractère très technique, ainsi que par le comportement du requérant, qui a multiplié les recours.

31. Le requérant estime, pour sa part, que ces affaires ne revêtaient pas de difficultés particulières, que son comportement n’a pas contribué à ralentir leur déroulement, et souligne que les juridictions n’ont pas manifesté toute la célérité souhaitable.

32. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

33. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).

34. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. La Cour relève en particulier plusieurs périodes d’inactivité imputables à l’administration (notamment les délais d’examen des demandes préalables du requérant, ceux pris par le ministre pour déposer ses mémoires devant la CSCP, ainsi que le délai de plus de cinq ans et demi mis dans la seconde affaire par le commissaire du gouvernement pour déposer le dossier du requérant au greffe du tribunal) et aux juridictions (notamment le délai de près de trois ans entre le pourvoi en cassation du requérant devant la CSCP et l’enregistrement de ce pourvoi devant le Conseil d’Etat). Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION QUANT À L’ÉQUITÉ

35. Par lettre du 4 avril 2005, le requérant se plaint de faire l’objet d’un procès non équitable et d’un déni de justice.

36. La Cour observe toutefois que la procédure litigieuse a pris fin le 7 janvier 2004 et que ce grief n’a pas été, en conséquence, soulevé dans le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention. A cet égard, la Cour considère que la requête en rectification d’erreur matérielle déclarée irrecevable par le Conseil d’Etat le 18 février 2005 n’est pas susceptible de rouvrir ledit délai.

37. Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

39. Le requérant réclame 39 391 euros (EUR) au titre du dommage et préjudice moral qu’il aurait subi.

40. Le Gouvernement propose le versement de 4 500 EUR au titre du préjudice moral.

41. La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, décide de lui allouer 15 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

42. Le requérant demande également 7 736 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour.

43. Le Gouvernement propose le versement de la somme de 500 EUR.

44. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’allouer au requérant, qui n’était pas représenté par un avocat, la somme de 500 EUR à ce titre.

C. Intérêts moratoires

45. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que lEtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral et 500 EUR (cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 novembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Naismith A.B. Baka              Greffier adjoint              Président


[1] Devant les juridictions des pensions, les « commissaires du gouvernement » représentent le ministre dont la décision est contestée et leurs fonctions sont remplies par des fonctionnaires civils ou militaires en activité de service ou retraités, désignés par le ministre des anciens combattants et victimes de guerre (articles 1 et 13 du décret n° 59327 du 20 février 1959).