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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
11.12.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 13828/04
présentée par KALIFATSTAAT
contre l’Allemagne

La Cour européenne des Droits de l’Homme (cinquième section), siégeant le 11 décembre 2006 en une chambre composée de :

M. P. Lorenzen, président,
Mme S. Botoucharova,
MM. K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. R. Maruste,
M. Villiger, juges,
et de Mme C. Westerdiek, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 14 avril 2004,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

La requérante est l’association « Kalifatstaat » (Etat califat), représentée par M. Muhammed Metin Kaplan, ressortissant turc, né en 1952, et actuellement détenu en Turquie. Elle est légalement représentée devant la Cour par Me Ingeborg Naumann, avocat à Karlsruhe.

A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.

1. La genèse de l’affaire

Le 25 novembre 1984, l’union des associations et communautés islamiques (ICCB), nom officiel de la requérante à l’époque, fut créée.
Elle fut enregistrée dans le registre des associations auprès du tribunal de première instance de Cologne jusqu’à son interdiction en 2001.

Le 15 mai 1995, après le décès de son père - proclamé calife et « émir des croyants » depuis 1984 - M. Muhammed Metin Kaplan (M. Kaplan) prit la direction de la requérante, appelée désormais « Kalifatstaat », et fut à son tour proclamé calife.

La requérante ne se voyait pas comme une institution nouvelle, mais avait pour objectif le rétablissement du califat, aboli par Kemal Atatürk en Turquie en 1924. Son objectif était l’instauration d’un Etat islamique fondée sur la charia d’abord en Anatolie, puis à terme dans tous les pays. Elle était composée en grande majorité de ressortissants turcs ou allemands d’origine turque. Très structurée et hiérarchique, elle disposait également d’un journal, d’une librairie, d’un site Internet et d’une émission télévisée hebdomadaire.

Le 15 novembre 2000, la cour d’appel de Düsseldorf condamna M. Kaplan à une peine d’emprisonnement de quatre ans pour avoir à deux reprises lancé un appel au meurtre de son adversaire politique qui s’était également proclamé calife.

Le 4 décembre 2001, avec effet au 7 décembre 2001, l’ancien article 2 § 2 no 3 de la loi sur les associations (Vereinsgesetz), selon lequel les communautés religieuses n’étaient pas des associations au sens de cette loi, ce qui impliquait qu’elles ne pouvaient être interdites selon les conditions énoncées dans cette loi (principe de « privilège de religion »
-Religionsprivileg), fut supprimé (voir droit interne pertinent ci-dessous).

2 La procédure devant les autorités et juridictions internes

Par une ordonnance du 8 décembre 2001, le ministère fédéral de l’intérieur prononça l’interdiction de la requérante, aux motifs qu’elle était contraire à l’ordre constitutionnel (verfassungsgemässe Ordnung) et à l’idée d’entente entre les peuples (Gedanke der Völkerverständigung), et qu’elle menaçait la sécurité nationale et d’autres intérêts de la République fédérale d’Allemagne (RFA), en particulier ses relations avec la Turquie. En effet, l’objectif final de la requérante était non seulement l’abolition des institutions laïques en Turquie, mais aussi à terme la création d’un ordre islamique mondial fondé sur la charia. De plus, la requérante considérait que la démocratie était incompatible avec l’islam et nocive, et prônait ouvertement le recours à la violence pour atteindre ses objectifs. L’ordonnance d’interdiction était notamment fondée sur les articles 14 § 1 et 3 § 1, première phrase, de la loi sur les associations (voir droit interne pertinent ci-dessous). Le ministère fédéral de l’intérieur ordonna également la saisie des biens de la requérante.

Par la suite, la requérante intenta un recours contre cette ordonnance devant la Cour fédérale administrative, que celle-ci rejeta par un arrêt du 27 novembre 2002.

La Cour fédérale administrative rappela que l’ordonnance avait une base légale, car elle était fondée sur la loi sur les associations, l’élément déterminant étant la situation au moment de la publication de l’ordonnance, et non au moment de la rédaction ou de la signature de celle-ci. Or la modification de la loi sur les associations était conforme à la Loi fondamentale (Grundgesetz).

Par ailleurs, les conditions énoncées aux articles 14 § 1 et 3 § 1, première phrase, de la loi sur les associations étaient réunies, car la requérante rejetait la démocratie et le régime basé sur un Etat de droit au sens de la Loi fondamentale. D’après la requérante, l’ordre étatique n’était pas fondée sur la libre volonté du peuple, mais exclusivement sur la volonté d’Allah.
Un Etat ne saurait exister en dehors de la religion islamique. Le califat se comprenait comme un Etat réel avec sa propre puissance publique, et qui ne reconnaissait pas le monopole de l’exercice de la force que détiennent les pouvoirs publics de la RFA. Les membres de la requérante adoptaient ouvertement une attitude antidémocratique, et le représentant de la requérante, M. Kaplan, avait même confirmé au cours de l’audience que cette attitude faisait partie des fondements religieux indispensables (unverzichtbare Glaubensgrundlagen) de la requérante. Or l’instauration d’un Etat qui disposait de son propre système juridique (charia) et de sa propre puissance publique sous la direction du calife conduisait au rejet fondamental de l’autorité des lois étatiques. C’est ainsi que la requérante justifiait le fait que ses membres ne respectaient pas les lois allemandes et cherchaient à atteindre les objectifs du califat par la force. M. Kaplan lui-même avait par ailleurs, au nom d’Allah, lancé un appel au meurtre du « faux calife », démontrant ainsi que l’usage de la force même en Allemagne n’était pas seulement un concept théorique, mais bien réel. Il en résultait que la requérante combattait activement l’ordre étatique de la RFA basé sur la Loi fondamentale. Si, comme le propageait la requérante,
la démocratie était une maladie et l’œuvre du diable, elle devait être combattue par tous les moyens par ses membres.

De plus, la requérante ne respectait pas les droits de l’homme inscrits dans la Loi fondamentale, car notamment la nature des propos tenus dans le journal appartenant à la requérante à l’encontre des juifs et de dirigeants turcs témoignait d’une intolérance méprisante à l’égard des êtres humains (menschenverachtende Intoleranz).

Enfin, la Cour administrative fédérale conclut que le principe de proportionnalité avait été respecté en l’espèce, car des mesures moins drastiques n’auraient pas conduit à un arrêt des activités de la requérante, l’ordre constitutionnel étant menacé par les objectifs et l’organisation de la requérante dans son ensemble, et non par telle ou telle activité.

Par la suite, la requérante intenta un recours constitutionnel, considérant notamment que la suppression de l’article 2 § 2 de la loi sur les associations était une mesure rétroactive et méconnaissait son droit à la liberté de religion. De plus, la situation de la requérante ayant fondamentalement évolué depuis le conflit avec l’adversaire politique de M. Kaplan, des mesures moins radicales comme des sanctions administratives ou pénales auraient pu être appliquées.

Le 2 octobre 2003, la Cour constitutionnelle fédérale, siégeant en un comité de trois juges, refusa de retenir le recours.

Elle rappela que l’ingérence dans la liberté d’association d’une communauté religieuse n’était justifiée au regard de sa jurisprudence que si elle était inévitable en application du principe de proportionnalité. Or tel était le cas si la communauté combattait de manière active les principes intangibles énoncés dans la Loi fondamentale. Cependant, afin de garantir la liberté de religion, la conclusion quant aux objectifs poursuivis par une communauté devait reposer sur des faits concrets et réels. Or en l’espèce,
il était établi que la requérante cherchait à atteindre ses objectif par la force, comme le démontraient notamment les événements qui avaient conduit à la condamnation de M. Kaplan.

  1. Le droit interne pertinent

Le 4 décembre 2001, avec effet au 7 décembre 2001, l’article 2 § 2 de la loi sur les associations du 5 août 1964 fut supprimé. L’ancien article 2 § 2 énonçait que les communautés religieuses n’étaient pas des associations au sens de cette loi, ce qui impliquait qu’elles ne pouvaient être interdites selon les conditions énoncées dans cette loi.

L’article 3 § 1 de la loi sur les associations énonce les conditions d’interdiction d’une association en renvoyant au libellé de l’article 9 § 2 de la Loi fondamentale (voir ci-dessus). Il prévoit également la saisie des biens.

L’article 14 § 1 de la loi sur les associations prévoit que les associations composées d’une majorité de ressortissants étrangers (appelées associations d’étrangers) peuvent également être interdites pour des motifs autres que ceux énoncés à l’article 9 § 2 de la Loi fondamentale, et qui sont énumérés à l’article 14 § 2 de la loi sur les associations. Il prévoit également la saisie des biens.

L’article 14 § 2 prévoit que les associations d’étrangers peuvent être notamment interdites si leur objet ou leur activité

- menace la sûreté ou l’ordre public ou d’autres intérêts vitaux de la RFA,

- est contraire aux obligations de droit international public de la RFA,

- consiste à soutenir des mouvements en dehors du territoire de la RFA, dont les buts ou les moyens employés sont incompatibles avec les valeurs fondamentales d’un ordre étatique basé sur le respect de la dignité humaine,

- consiste à soutenir, légitimer ou à inciter à l’utilisation de la force comme moyen pour atteindre leurs objectifs politiques, religieux ou autres, ou

- consiste à soutenir des associations situées sur ou en dehors du territoire de la RFA, et qui commettent, légitiment ou menacent de perpétrer des attentats contre des personnes ou des objets.

GRIEFS

La requérante soutient que son interdiction par le ministère de l’intérieur et les juridictions internes méconnaît ses droits à la liberté de religion, d’expression et d’association tels qu’ils sont garantis respectivement par les articles 9, 10 et 11 de la Convention. Elle invoque également l’article 14 de la Convention.

Enfin, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 en raison de la confiscation de ses biens.

EN DROIT

1. La requérante allègue que son interdiction par le ministère de l’intérieur et les juridictions internes a enfreint son droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention, lequel, en ses passages pertinents, se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...)

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

La requérante souligne notamment que les juridictions internes se sont fondées sur des faits antérieurs à la modification de la loi sur les associations, qui, dans sa version ancienne, ne permettait pas d’interdire des communautés religieuses. Cette modification rétroactive serait donc contraire à la Convention.

La Cour estime que l’interdiction de la requérante s’analyse sans conteste en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’association.

Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

Pour ce qui est de la légalité de l’ingérence, la Cour relève que la mesure litigieuse était fondée sur les articles 14 § 1 et 3 § 1, première phrase, de la loi sur les associations qui énoncent clairement les conditions d’interdiction d’une association composée en majorité de ressortissants étrangers
(voir Droit interne pertinent ci-dessus). La mesure litigieuse avait donc une base en droit interne qui remplissait les conditions de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité requises. Contrairement à ce qu’affirme la requérante,
il n’y a pas eu rétroactivité, la modification de la loi sur les associations étant intervenue avant la publication de l’ordonnance litigieuse. Par ailleurs, la Cour administrative fédérale et Cour constitutionnelle fédérale ont estimé que cette modification était conforme à la Loi fondamentale.

Quant à la finalité de l’ingérence, la Cour n’a pas de raisons de douter que l’interdiction de la requérante reposait sur les motifs retenus par ces deux juridictions. La mesure litigieuse visait donc plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 11, à savoir notamment le maintien de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et/ou la prévention du crime, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.

Enfin, la Cour doit se pencher sur la proportionnalité de l’ingérence.
A cet égard, elle rappelle qu’elle a déjà affirmé dans le passé le lien étroit qui unit les droits garantis aux articles 9 et 10 de la Convention et ceux garantis à l’article 11, et la place fondamentale que ces droits occupent dans une « société démocratique » au sens de la Convention (voir notamment, mutatis mutandis, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A
no 260-A, p. 17, § 31, Parti communiste unifié de Turquie et autres
c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, pp. 21-22, §§ 42-43, et surtout Refah Partisi (Parti de la prospérité)
et autres c. Turquie, [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II, §§ 88-89 et 90-91).

Les libertés garanties par l’article 11 de la Convention ainsi que par les articles 9 et 10 ne sauraient cependant priver les autorités d’un Etat, dont une association, par ses activités, met en danger les institutions, du droit de protéger celles-ci. On ne saurait en effet exclure qu’une association,
en invoquant les droits consacrés par l’article 11 de la Convention ainsi que par les articles 9 et 10, essaie d’en tirer le droit de se livrer effectivement à des activités visant la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention et ainsi, la fin de la démocratie (voir, mutatis mutandis,
Parti communiste (KPD) c. Allemagne, no 250/57, décision de la Commission du 20 juillet 1957, Annuaire 1, p. 222). Or, compte tenu du lien très clair entre la Convention et la démocratie, nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Petersen c. Allemagne (déc.), no 39793/98, CEDH 2001-XII, et
Refah Partisi précité, § 99).

La Cour réitère cependant que les exceptions visées à l’article 11 appellent, à l’égard des partis comme des associations, une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur liberté d’association et surtout l’application d’une mesure aussi sévère que l’interdiction d’une association religieuse. A cet égard, l’ensemble des actes et prises de positions des membres et dirigeants de l’association en cause peuvent entrer en ligne de compte dans la procédure d’interdiction de celle-ci (voir, mutatis mutandis, Refah Partisi précité, §§ 100-101).

En l’espèce, la Cour relève que la Cour administrative fédérale a procédé à un examen détaillé et rigoureux des motifs d’interdiction de la requérante énoncés dans l’ordonnance du ministère fédéral de l’intérieur.
En particulier, la Cour administrative fédérale a considéré que la requérante rejetait la démocratie et le régime basé sur un Etat de droit au sens de la Loi fondamentale. Ceci était démontré par les propos et le comportement de ses membres et notamment de son dirigeant, qui avait même publiquement lancé un appel au meurtre de son adversaire politique. La Cour administrative fédérale a conclu que des mesures moins drastiques n’auraient pas conduit à un arrêt des activités de la requérante, l’ordre constitutionnel étant menacé par les objectifs et l’organisation de la requérante dans son ensemble, et non par telle ou telle activité. De même,
la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que la mesure litigieuse respectait le principe de proportionnalité, car il était établi sur la base de faits concrets et réels que la requérante combattait de manière active les principes intangibles énoncés dans la Loi fondamentale.

La Cour note que la requérante elle-même reconnaissait vouloir à terme instaurer un régime islamique mondial fondé sur la charia, et rappelle à cet égard l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention (voir Refah Partisi précité, § 123). De plus, elle considère que les propos et le comportement des membres de la requérante et notamment de son dirigeant étaient imputables à celle-ci et démontraient qu’elle n’excluait pas le recours à la force afin de réaliser ses objectifs. Dès lors, à l’instar des juridictions internes, elle estime établi de manière convaincante que des mesures moins sévères n’auraient pas suffi à endiguer la menace réelle que représentait la requérante pour l’ordre étatique de la RFA.

Eu égard à tous ces éléments, et considérant que les objectifs de la requérante étaient en contradiction avec la conception de « société démocratique », la Cour conclut que la sanction infligée à la requérante était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

2. La requérante allègue également la violation des articles 9, 10 et 14 de la Convention.

Ses griefs portant sur les mêmes faits que ceux considérés sur le terrain de l’article 11, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de les traiter séparément.

3. La requérante soutient en outre que la confiscation de ses biens comme conséquence de son interdiction a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.

La Cour relève que la mesure dont se plaint la requérante n’est qu’un effet secondaire de son interdiction qui, comme elle vient de le constater, n’enfreint pas l’article 11. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ce grief.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président