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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 71243/01
présentée par Jānis VISTIŅŠ et Genādijs PEREPJOLKINS
contre la Lettonie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 30 novembre 2006 en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
L. Garlicki,
E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Berro-Lefèvre, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 5 juin 2001,
Vu le fait que Mme I. Ziemele, juge élue au titre de la Lettonie, s’est déportée (article 28 du règlement de la Cour) et que le gouvernement défendeur a désigné pour siéger à sa place M. L. Garlicki, juge élu au titre de la Pologne (article 27 § 2 de la Convention et article 29 § 1 du règlement),
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants sont deux ressortissants lettons. Le premier, M. Jānis Vistiņš, est né en 1949 et domicilié à Garkalne (district de Riga, Lettonie). Le deuxième, M. Genādijs Perepjolkins, est né en 1946 et réside à Riga. Devant la Cour, les requérants sont représentés par Me E. Radziņš, avocat au barreau de Riga. Le gouvernement letton (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme Inga Reine.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. L’expropriation des terrains des requérants et les suites de celle-ci
Par deux contrats de donation entre vifs signés en 1994, les requérants devinrent propriétaires de plusieurs terrains sis sur l’île de Kundziņsala, au bord du fleuve Daugava, à Riga. Les donateurs, quant à eux, étaient des héritiers des propriétaires légitimes de ces terrains illégalement expropriés par l’Union soviétique après 1940 ; ils s’étaient donc vu restaurer le droit de propriété desdits terrains dans le cadre du processus de dénationalisation au début des années 1990. Ainsi, à la suite de la donation, le premier requérant obtint un terrain de 17 998 m², alors que le deuxième devint propriétaire de quatre terrains mesurant respectivement 18 620, 11 000, 10 970 et 7 150 m². Peu après, en juillet 1994, la Division des livres fonciers de la ville de Riga (Rīgas pilsētas Zemesgrāmatu nodaļa) inscrivit les requérants au cadastre en tant que propriétaires desdits terrains.
Le 15 août 1995, le conseil des ministres adopta le règlement no 278 relatif à la fixation des limites du port de Riga (Noteikumi par Rīgas ostas robežu noteikšanu). Conformément à ce règlement, tous les terrains possédés par les requérants furent inclus dans le territoire du port. Plus tard, cette inclusion fut confirmée par la loi sur le Port autonome de commerce de Riga (Rīgas tirdzniecības brīvostas likums), adoptée par le Parlement le 6 novembre 1996. Cette dernière loi greva tous les terrains privés situés dans les limites du port d’une servitude au profit de la société anonyme publique chargée de la gestion du port ; celle-ci fut en revanche obligée de verser aux propriétaires une compensation annuelle n’excédant pas 5 % de la valeur cadastrale des terrains, c’est-à-dire de la valeur de référence aux fins du calcul de l’impôt foncier.
En janvier 1996, les requérants demandèrent au Centre d’évaluation immobilière du Service foncier de l’État (Valsts Zemes dienesta Nekustamā īpašuma vērtēšanas centrs) de déterminer la valeur cadastrale actuelle de leurs terrains respectifs. Par cinq lettres du 15 janvier 1996, le Centre attesta que cette valeur était de 564 410 lati (soit environ 900 000 euros (EUR)) pour M. Vistiņš ; quant à M. Perepjolkins, la valeur cadastrale de ses terrains s’élevait respectivement à 285 830, 767 724, 769 824 et 1 303 102 lati, soit 3 126 480 lati (environ 5 010 000 EUR) au total.
Le 11 juin 1997, la direction du Port autonome de commerce de Riga saisit, à son tour, le Centre d’évaluation, lui demandant de calculer le montant des indemnités dues aux requérants en cas d’expropriation, et ce, conformément à l’article 2 de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique (ci-après la « loi générale sur l’expropriation », adoptée en 1923). Cet article – applicable, entre autres, aux requérants – limite le montant des indemnités à verser aux propriétaires de certains terrains à exproprier ; ces indemnités sont plafonnées à la hauteur de la valeur cadastrale du terrain telle qu’elle était fixée à la date du 22 juillet 1940, multipliée par un coefficient de conversion.
Le lendemain, le 12 juin 1997, le Centre émit deux attestations selon lesquelles le premier requérant devrait recevoir 548,26 lati (soit environ 850 EUR) pour ses 17 998 m², et le deuxième, 8616,87 lati (soit environ 13 500 EUR) pour ses terrains, dont la superficie totale était de 47 740 m².
Par le règlement no 273 du 5 août 1997, adopté dans le cadre du pouvoir législatif délégué et entré en vigueur le 9 septembre 1997, le conseil des ministres ordonna l’expropriation de tous les terrains en cause au profit de l’État. Le 30 octobre 1997, cette mesure fut confirmée par le Parlement, qui adopta une loi spéciale en ce sens (cf. infra, le droit et la pratique internes pertinents). Aux termes de ladite loi, une indemnité devait être versée à MM. Vistiņš et Perepjolkins en contrepartie de l’expropriation ; cette dernière devrait être réputée effectuée une fois les montants d’indemnité parvenus sur les comptes courants des requérants.
Le 8 mai 1998, la Banque hypothécaire et foncière de Lettonie (Latvijas Hipotēku un zemes banka) ouvrit un compte courant au nom de chacun des requérants. Le 14 octobre 1998, cette banque attesta officiellement que les montants précités de 548,26 et 8616,87 lati, alloués aux requérants à titre de compensation, avaient été effectivement versés sur ces deux comptes. Les requérants refusèrent cependant d’effectuer une opération quelconque avec lesdits montants. A la suite de ce virement, par deux ordonnances du 17 et 20 novembre 1998, le juge des livres fonciers (zemesgrāmatu tiesnesis) de Riga ordonna l’enregistrement du droit de propriété des terrains expropriés au nom de l’État.
En 1998, le deuxième requérant intenta deux procédures visant à obtenir des arriérés de baux pour l’usage de ses terrains. Dans le cadre de la première procédure, diligentée contre la Direction portuaire de Riga et contre le Port autonome de commerce de Riga, il demanda le paiement des sommes au titre du bail foncier pour la période allant du 21 avril 1994 au 31 mars 1996. Par un arrêt du 15 octobre 1998, confirmé en cassation le 6 janvier 1999, la cour régionale de Riga condamna le Port autonome à verser au deuxième requérant 278 175 lati (soit environ 448 150 EUR) au titre de l’usage de ses terrains pendant la période en question.
Par la suite, le deuxième requérant forma une nouvelle demande contre le Port autonome, en demandant le versement des arriérés de baux pour la période postérieure au 1er avril 1996, ainsi que d’une compensation pour une servitude foncière grevant sa propriété. Le 18 mars 1999, la chambre des affaires civiles de la Cour suprême fit partiellement droit à cette demande, en octroyant au requérant une somme de 90 146,84 lati (environ 145 000 EUR) à ce titre, le montant du loyer constituant 2 % de la valeur cadastrale actuelle des terrains. En fixant cette somme, la chambre tint notamment compte du fait que le deuxième requérant n’avait effectué aucun investissement dans les terrains litigieux. Elle précisa également que le droit de propriété de ce requérant avait pris fin le 9 septembre 1997, date à laquelle l’expropriation était devenue effective. Par un arrêt du 12 mai 1999, le sénat de la Cour suprême confirma l’arrêt de la chambre.
Le premier requérant, M. Vistiņš, intenta une procédure du même genre. Par un arrêt du 9 juin 1999, la chambre des affaires civiles condamna le Port autonome à lui verser 53 036 lati (environ 85 000 EUR) à titre d’arriérés de loyers pour la période allant de 1994 à 1997.
2. La procédure en annulation du titre de propriété de l’État
En janvier 1999, les requérants assignèrent le ministère des Transports devant la cour régionale de Riga. Dans leur mémoire, ils demandèrent l’annulation de l’enregistrement cadastral du droit de propriété de l’État (personnifié par le ministère défendeur), et le renouvellement, dans les livres fonciers, des anciennes inscriptions les citant comme propriétaires des terrains expropriés.
A l’appui de leur demande, les requérants rappelèrent que la loi générale sur l’expropriation prévoyait une procédure uniforme : après l’adoption de la loi spéciale du 30 octobre 1997, le ministère des Transports aurait tout d’abord dû entamer avec eux des négociations en vue de parvenir à un accord amiable sur le montant des indemnités (article 5 de la loi générale sur l’expropriation) ; en cas d’échec des négociations, le ministère devait saisir le tribunal compétent qui trancherait alors le litige (article 9). Or, cette procédure n’avait pas été suivie en l’espèce. Les requérants insistèrent notamment sur le fait qu’ils n’étaient pas satisfaits des sommes versées à titre de compensation et qu’ils étaient privés de leur droit de contester ces montants devant le juge. A cet égard, les requérants rappelèrent que les ordonnances du juge des livres fonciers avaient été prises en l’absence d’un jugement préalable portant sur le montant des indemnités et passé en force de chose jugée ; ils soutinrent donc que ces ordonnances étaient contraires à l’article 18 de la loi générale sur l’expropriation. En résumé, les requérants conclurent que l’expropriation en général et la transmission du titre légal de propriété en particulier avaient été opérées au mépris de la loi précitée, violant, par là même, l’article 1 du Protocole no 1.
Par un jugement du 29 mars 2000, la cour régionale débouta les requérants de leur demande. Aux termes du jugement, les requérants avaient tort de se référer à la loi générale sur l’expropriation : la mesure en cause ayant été décrétée dans le cadre de la réforme foncière en Lettonie, c’était la loi spéciale, celle du 30 octobre 1997, qui devait s’appliquer. Or, l’article 4 de cette loi prévoyait deux éléments – la loi elle-même et le versement de l’indemnité – qui, pris cumulativement, formaient un titre légal de transfert de propriété au profit de l’État. Les sommes en question ayant été versées sur les comptes des requérants, les deux éléments se trouvaient réunis, et, en enregistrant l’État en tant que nouveau propriétaire des terrains en cause, le juge des livres fonciers avait agi conformément à la loi.
Par ailleurs, la cour régionale fit remarquer que l’article 3 § 1 de la loi du 30 octobre 1997, relatif aux montants de compensation, se référait à l’article 2 de la décision du conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi générale sur l’expropriation ; or, cette décision avait été déclarée conforme à l’article 1 du Protocole no 1 par la Cour constitutionnelle.
Les requérants firent appel devant la chambre des affaires civiles de la Cour suprême. Dans leur appel, ils soulignèrent d’emblée qu’ils ne s’opposaient pas à l’expropriation en tant que telle, pourvu que les formalités prescrites par la loi fussent observées et que le montant des indemnités fût raisonnable. Or, il n’en avait été rien en l’espèce ; en particulier, aucune expertise n’avait été ordonnée pour déterminer la valeur réelle des terrains en litige (article 16 de la loi générale sur l’expropriation). Les requérants ne contestèrent pas la conclusion de la cour régionale selon laquelle la loi du 30 octobre 1997 constituait une lex specialis par rapport à la loi générale ; ils soutinrent toutefois que ce texte ne pouvait pas être interprété comme dérogeant à la procédure normale d’expropriation. Par conséquent, en reconnaissant le droit de propriété de l’État sans avoir reçu une copie d’un jugement déterminant le montant de la compensation, le juge des livres fonciers avait agi illégalement.
Par un arrêt du 28 septembre 2000, la chambre rejeta l’appel, se ralliant en substance aux motifs et aux constats du jugement entrepris. Dans la mesure où les requérants critiquaient le montant des indemnités allouées, elle fit remarquer que ce montant avait été déterminé conformément à l’article 2 de la décision précitée du Conseil suprême. Si les requérants estimaient que le calcul du Service foncier de l’État était erroné et que, par exemple, les coefficients de ce calcul étaient incorrectement appliqués, ils auraient pu attaquer ce calcul par voie d’une procédure séparée, ce qu’ils n’avaient pas fait.
Les requérants se pourvurent en cassation devant le sénat de la Cour suprême. Dans leur pourvoi, ils précisèrent que l’objet direct et immédiat de leur demande n’était pas la contestation du calcul de l’indemnisation en tant que tel, mais plutôt le fait qu’ils n’avaient pas pu obtenir la fixation de ce montant à l’issue d’un procès judiciaire équitable qui s’imposait en vertu de la loi générale sur l’expropriation. Or, si un tel procès avait eu lieu, ils auraient pu présenter au juge les preuves de leurs investissements dans les terrains en question. Par ailleurs, les requérants rappelèrent qu’ils ne pouvaient pas saisir eux-mêmes le tribunal en ce sens, l’article 9 de la loi susmentionnée réservant ce droit à l’administration de l’État.
Par un arrêt du 20 décembre 2000, le sénat rejeta le pourvoi des requérants pour les mêmes motifs que la chambre des affaires civiles.
Il ressort des explications des requérants, non démenties par le Gouvernement, que, peu après l’expropriation des terrains litigieux, l’État en conféra l’usage à une société anonyme privée, « SIA Baltic Container Terminal », dont il perçoit actuellement des loyers.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
1. La Constitution
L’article 105 de la Constitution lettonne (Satversme) dispose :
« Chacun a droit à la propriété. La propriété ne peut pas être utilisée à des fins contraires aux intérêts de la société. Le droit de propriété ne peut être restreint que conformément à la loi. Une privation forcée des biens pour le besoin de la société n’est autorisée que dans des cas exceptionnels, sur la base d’une loi particulière et moyennant une indemnisation équitable. »
2. Dispositions législatives et réglementaires
a) Restitution de terrains illégalement saisis
A l’origine, le premier alinéa de l’article 12 de la loi du 20 novembre 1991 sur la réforme foncière dans les villes de la République de Lettonie (Likums « Par zemes reformu Latvijas Republikas pilsētās ») se lisait ainsi :
« Dans tous les (...) cas, lorsque le terrain de l’ancien propriétaire a été [entre-temps] grevé de bâtiments, ou que, conformément aux plans d’aménagement et de construction urbaine il est prévu d’y installer des constructions nécessaires pour satisfaire les besoins de la société, les anciens propriétaires du terrain ou leurs héritiers ont le droit, selon leur choix :
– de réclamer la restitution du droit de propriété et d’obtenir du propriétaire du bâtiment ou de la construction (...) le paiement d’un bail dont le montant maximal est fixé par le conseil des ministres (...), ou
– de demander qu’on leur accorde le droit de propriété ou d’usage d’un autre terrain de la même valeur et situé dans les limites administratives de la même ville, selon le mode d’usage prévu de ce terrain, ou
– de recevoir une indemnisation selon les modalités définies par la loi. »
Une loi du 31 mars 1994 a posé des restrictions à la restitution des terrains grevés de certaines constructions ou installations. Elle a ainsi modifié le libellé précité :
« Les anciens propriétaires fonciers ou les héritiers se voient restituer le droit de propriété des terrains qui leur avaient appartenu dans le passé, sauf :
(...)
3) lorsque, sur le terrain des anciens propriétaires, se trouvent (...) des objets et des infrastructures de génie civil et de transports (...), [par exemple] des ports. Le droit de propriété du terrain est alors enregistré au nom de l’État ou de la collectivité locale ; quant aux anciens propriétaires et à leurs héritiers, ils ont le droit, selon leur choix, de demander qu’on leur accorde le droit de propriété d’un autre terrain de la même valeur et situé dans les limites administratives de la même ville, ou bien de recevoir une indemnisation selon les modalités définies par la loi. »
Une loi du 24 novembre 1994 a modifié cette disposition de la façon suivante :
« Les anciens propriétaires fonciers ou les héritiers se voient restituer le droit de propriété des terrains qui leur avaient appartenu dans le passé, sauf :
(...)
3) lorsque, sur le terrain des anciens propriétaires, se trouvent (...) des objets et des infrastructures de génie civil et de transports (...), [par exemple] des ports. Le droit de propriété du terrain est alors enregistré au nom de l’État ou de la collectivité locale concernée, après que les anciens propriétaires ou leurs héritiers aient, selon leur choix et d’après les modalités définies par la loi, reçu un terrain de la même valeur situé ailleurs (...) ou une indemnité [pécuniaire]. S’il est impossible de parvenir à un accord avec l’ancien propriétaire du terrain ou avec son héritier au sujet de l’indemnité ou de l’attribution d’un autre terrain de la même valeur, le terrain doit alors faire l’objet d’une expropriation selon les modalités définies par la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique. »
La loi du 12 octobre 1995 reformula la disposition précitée en en supprimant la dernière phrase relative à l’expropriation des terrains. La loi suivante, adoptée le 8 mai 1997 et entrée en vigueur le 6 juin 1997, assortit l’alinéa précité d’une note ainsi libellée :
« Note : Lorsque les anciens propriétaires du terrain ou leurs héritiers possèdent des immeubles d’habitation situés sur le territoire d’un port, ils ont le droit de se voir restituer le droit propriété des terrains dans la mesure où ils en ont l’usage légal ; [la superficie d’un tel terrain] ne doit cependant pas dépasser 1200 mètres carrés, à l’exception du quartier résidentiel de Kundziņsala qui fait partie du territoire du Port autonome commercial de Riga et où les anciens propriétaires et leurs héritiers se voient restituer le droit de propriété de toute la superficie leur ayant appartenu dans le passé. »
En même temps, un nouvel alinéa fut inséré dans le texte de l’article 12. Il dispose :
« Lorsque les anciens propriétaires du terrain ou leurs héritiers se sont vu restituer le droit de propriété d’un terrain grevé d’objets mentionnés au point 3 du premier alinéa du [présent] article (...), le montant annuel du bail foncier ne doit pas excéder cinq pour cent de la valeur cadastrale du terrain ».
L’article 19 § 5 de la loi du 22 juin 1994 sur les ports (Likums par ostām) est ainsi libellé :
« Les restrictions à la restitution du droit de propriété foncière, établies par l’article 12 de la loi sur la réforme foncière dans les villes de la République de Lettonie, ne s’appliquent pas aux terrains incorporés dans le territoire du Port de Riga après le 20 avril 1994 (...). L’ancien propriétaire (ou son héritier) ayant, à la date du 21 juillet 1940, possédé un terrain situé sur le territoire actuel du port, et dont le droit de propriété du terrain a été reconnu (...) mais n’a pas été restitué à cause des restrictions prévues par la loi, a le droit de recevoir un terrain de la même valeur ou d’être indemnisé avec des certificats de compensation de propriété, conformément aux textes régissant la réforme foncière. »
Le règlement no 171 du 6 mai 1997 relatif au calcul de la compensation à allouer aux anciens propriétaires fonciers et à leurs héritiers et à la fixation des paiements pour les terrains donnés en propriété dans les villes (Noteikumi par kompensācijas aprēķināšanu bijušajiem zemes īpašniekiem vai viņu mantiniekiem un maksas noteikšanu par īpašumā nodoto zemi pilsētās) a été adopté sur la base de la loi sur la réforme foncière dans les villes de la République de Lettonie. L’article 8 de ce règlement dispose :
« Lorsque la personne réclamant une compensation n’est pas satisfaite par le montant de compensation calculé [par le Service foncier de l’État], elle le droit de saisir les tribunaux. »
b) Expropriation
Les articles pertinents de la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique (Likums « Par nekustamā īpašuma piespiedu atsavināšanu valsts vai sabiedriskajām vajadzībām »), adoptée en 1923 et remise en vigueur le 15 septembre 1992, sont ainsi libellés :
Article premier
« Une expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique n’est autorisée que dans des cas exceptionnels, et ce, toujours moyennant une compensation et sur la base d’une loi particulière. »
Article 3, premier alinéa
« La proposition d’expropriation (...) est présentée par le gouvernement sur la base d’un avis émis par l’organe administratif ou par la collectivité locale respective, lorsque l’institution en question ne peut pas obtenir le bien immobilier par voie d’un accord avec le propriétaire. La proposition doit comporter les informations relatives au bien immobilier à exproprier et la justification de l’expropriation. »
Article 5
« Après l’adoption de la loi [d’expropriation], l’institution ayant suggéré l’expropriation propose au propriétaire de conclure un accord portant une aliénation [amiable] du bien immobilier, en lui proposant, selon ses préférences, une juste compensation ou l’échange [du bien] contre un bien de la même valeur. »
Article 6
« Lorsque la compensation est fixée par un accord amiable, ou que la valeur de la propriété immobilière expropriée est compensée en échangeant le bien exproprié contre un autre bien, un contrat (...) doit être conclu. »
Article 9, premier et deuxième alinéas
« Lorsque [les parties] ne parviennent pas à un accord, l’affaire est examinée par un tribunal sur saisine de la part de l’institution concernée.
Après avoir reçu la demande, le tribunal charge un huissier de justice de décrire et d’évaluer le bien immobilier, en présence du représentant de l’institution pour laquelle ce bien est exproprié, du propriétaire, ainsi que de trois experts choisis d’un commun accord entre les parties. (...) »
Article 10
« L’institution ayant suggéré l’expropriation doit soumettre au tribunal une déclaration indiquant la valeur qu’elle attribue à la propriété immobilière à exproprier, et une justification de ladite valeur. Copies de cette déclaration doivent être délivrées au propriétaire du bien immobilier et à ses créanciers hypothécaires (...) »
Article 13
« L’évaluation doit être effectuée selon les prix locaux et selon les conditions particulières dans lesquelles se trouve le bien respectif. Si le propriétaire le demande, [le bien] doit également être évalué selon l’apport financier qu’il donne.
L’apport financier que donne un bien immobilier doit être évalué sur la base des renseignements fournis par son propriétaire. Dans ce cas, le prix du bien immobilier doit être déterminé en capitalisant de 5 % le revenu moyen net apporté par le bien immobilier pendant les cinq dernières années, ou bien pendant toute la période de possession du bien, lorsque le propriétaire l’a possédé pendant moins de cinq ans. »
Article 16
« Avant d’examiner l’affaire, le tribunal cite le propriétaire, le représentant de l’institution ayant proposé l’expropriation, et les créanciers hypothécaires.
Le tribunal détermine le montant de la compensation sur la base des avis des experts, et ce, soit selon les prix locaux, soit selon l’apport financier [du bien], lorsque le propriétaire le demande et que le tribunal juge cette demande raisonnable.
Le jugement du tribunal est susceptible de recours selon les modalités définies par la loi. »
Article 17, premier alinéa
« Après l’entrée en vigueur du jugement relatif à l’expropriation du bien immobilier, le propriétaire de celui-ci doit recevoir la compensation déterminée et les intérêts fixés par le tribunal ; toutefois, ces intérêts ne doivent pas être inférieurs à 6 % l’an, à compter de la date de transmission de la propriété immobilière et jusqu’à la date du versement. »
Article 18
« Après le versement de la compensation (...), l’institution concernée transmet à la division des livres fonciers une copie du jugement accompagné de la description du bien immobilier, afin de l’enregistrer au nom de l’État ou de la collectivité locale. »
Les parties pertinentes de l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992 sur les modalités de l’entrée (en réalité – de la remise) en vigueur de la loi précitée (Lēmums « Par Latvijas Republikas likuma « Par nekustamā īpašuma piespiedu atsavināšanu valsts vai sabiedriskajām vajadzībām » spēkā stāšanās kārtību »), ajoutées par la loi du 19 décembre 1996, disposent :
« (...) Lorsqu’au cours de la réforme foncière, l’expropriation (...) porte sur un bien immobilier nécessaire à (...) l’entretien et le fonctionnement des infrastructures (...) de transport, [et lorsque l’objet de l’expropriation] est ou doit être sujet à la restitution à l’ancien propriétaire (ou à ses héritiers), le montant de l’indemnité doit être déterminé en une somme d’argent selon les modalités fixées par la loi ; toutefois, il ne doit pas dépasser la valeur de ce bien immobilier telle qu’elle est fixée par les livres fonciers ou par les pièces de cadastre dressées avant le 22 juillet 1940 et comportant la mention de la valeur du bien immobilier. Les coefficients de conversion de la valeur du bien, [en transformant] les prix des années 1938-1940 (exprimés en lati d’avant-guerre) en prix actuels (...), sont définis par le Service foncier de l’État.
Lorsque, après la restitution du droit de propriété, le propriétaire a augmenté la valeur du bien immobilier, les investissements liés à l’augmentation de la valeur du bien doivent eux aussi être indemnisés. De même, doivent être compensées les dépenses raisonnablement engagées par le propriétaire (l’héritier) et liées à la restitution du droit de propriété (l’arpentage, l’obtention d’informations des archives, etc.). Les dépenses engagées pour couvrir les services d’un représentant doivent être restituées dans les limites des dépenses réellement effectuées ; toutefois, elles ne doivent pas dépasser les barèmes des honoraires d’avocat.
Les modalités d’expropriation définies par le présent article s’appliquent également aux propriétaires ayant acquis le bien immobilier de l’ancien propriétaire foncier (ou de ses héritiers) par voie de donation. »
La loi du 30 octobre 1997 portant expropriation des terrains pour les besoins de l’État sur le territoire du Port autonome commercial de Riga (Likums « Par zemes īpašuma atsavināšanu valsts vajadzībām Rīgas tirdzniecības brīvostas teritorijā ») se lit ainsi :
Article premier
« Sont expropriés, pour les besoins de l’État, les terrains se trouvant sur le territoire du Port autonome de commerce de Riga, à Kundziņsala, le long de la rive de Daugava, et appartenant à :
1) M. Genādijs Perepjolkins :
a) d’une superficie de 1,8620 hectares (...),
b) d’une superficie de 1,1000 hectares (...),
c) d’une superficie de 1,0970 hectares (...),
d) d’une superficie de 0,7150 hectares (...) ;
2) M. Jānis Vistiņš – d’une superficie de 1,7998 hectares (...). »
Article 2
« Le ministère des Transports est chargé de faire inscrire les terrains mentionnés à l’article 1er de la présente loi (...) au livre foncier, au nom de l’État personnifié par le ministère des Transports. »
Article 3
« 1o Un compte courant sera ouvert auprès de la société anonyme publique « Latvijas Hipotēku un zemes banka » [« La Banque hypothécaire et foncière de Lettonie »] au nom de chacun des propriétaires fonciers visés à l’article 1er de la présente loi ; les montants destinés à l’indemnisation y seront versés conformément à l’article 2 de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique.
2o Le numéro du compte courant sera communiqué, par lettre recommandée, à chacun des bénéficiaires de la compensation. »
Article 4
« Les terrains visés par la présente loi seront enregistrés au livre foncier au nom de l’État, sur la base de la présente loi et compte tenu de la confirmation de la société anonyme publique « Latvijas Hipotēku un zemes banka » attestant un versement [effectif] des montants destinés à compenser la valeur des propriétés foncières, sur le compte des personnes mentionnées à l’article 1er de la présente loi. »
La loi du 5 février 1997 portant expropriation des terrains pour les besoins de l’État sur le territoire de la société aéroportuaire de l’État « Riga » (Likums « Par zemes īpašumu atsavināšanu valsts vajadzībām valsts lidostu uzņēmuma « Rīga » teritorijā ») possède une structure presque identique à la loi précédente. Les articles 1 et 2 ordonnent l’expropriation des terrains concrets énumérés dans les annexes à la loi. L’article 3 charge le ministère des Transports de faire inscrire le titre de propriété de l’État au livre foncier, alors que les deux derniers articles traitent des modalités de paiement des indemnités et du transfert effectif du droit de propriété.
c) Baux et servitudes sur le territoire du Port autonome de Riga
Dans la mesure où il était pertinent en l’espèce, l’article 6 de la loi du 6 novembre 1996 relative au Port autonome de commerce de Riga (Rīgas tirdzniecības brīvostas likums) disposait :
« 1o Par la présente loi, il est institué une servitude personnelle au profit de la société anonyme publique « Port de commerce de Riga », grevant les terrains des personnes physiques et morales (...) occupés par le Port autonome.
(...)
6o L’usager du terrain verse à son propriétaire une indemnisation pour l’usage de la servitude ; le montant de cette indemnisation est déterminé d’un commun accord, mais il ne peut pas dépasser cinq pour cent de la valeur cadastrale du terrain par an. »
(...) »
Le 9 mars 2000, le Parlement adopta une nouvelle loi relative au Port autonome de Riga (Rīgas brīvostas likums). Entrée en vigueur le 11 avril 2000, cette loi remplaça la loi précédente. L’article 4 § 8 de ce nouveau texte est identique à l’article 6 § 6 de l’ancienne loi.
d) Dispositions générales
Les articles pertinents du code civil (Civillikums) disposent :
Article 994, premier alinéa
« Seul celui qui est inscrit sur des livres fonciers comme le propriétaire d’un bien immobilier peut être reconnu comme tel. »
Article 1477, deuxième alinéa
« Les droits réels fondés sur une loi sont effectifs même en l’absence d’inscription aux livres fonciers. »
3. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle
Par un arrêt du 30 avril 1998, rendu dans l’affaire no 09-02(98), la Cour constitutionnelle déclara l’article 2 de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi générale sur l’expropriation conforme à l’article 1 du Protocole no 1. Elle releva notamment :
« (...) 7o Les deuxième et quatrième alinéas de l’article 2 de la décision ne privent pas les propriétaires dont les biens immobiliers ont été expropriés pour cause d’utilité publique, de leur droit de saisir les tribunaux afin que ces derniers tranchent la question du montant de la compensation. Le deuxième alinéa de l’article 2 de la décision ne limite que le montant maximal de la compensation. Par conséquent, est dénué de fondement l’argument (...) selon lequel ces personnes se trouveraient privées de leur droit à la protection judiciaire et à l’égalité devant les tribunaux. (...) »
Par un arrêt du 16 décembre 2005, rendu dans l’affaire no 2005-12-0103, la Cour constitutionnelle déclara anticonstitutionnelles, nulles et non avenues les modifications apportées à la loi générale sur l’expropriation au cours de l’année 2005. Les parties pertinentes de cet arrêt sont ainsi libellées :
« (...) 22o (...)
22-2) La quatrième phrase de l’article 105 de la Constitution dispose qu’une privation forcée des biens n’est autorisée que sur la base d’une « loi particulière » que le législateur adopte dans des cas exceptionnels.
L’expropriation [effectuée] non simplement sur la base d’une loi, mais « sur la base d’une loi particulière » est, dans une certaine mesure, une particularité de la Constitution lettonne. La plupart des constitutions des États européens disposent uniquement que l’expropriation doit se faire sur la base d’une loi ou selon les modalités définies par la loi.
Le but visé par la disposition de l’article 105 de la Constitution relative à l’expropriation sur la base d’une loi particulière est la protection des droits fondamentaux de la personne contre l’arbitraire éventuel des autorités administratives. En l’espèce, le mot « particulière » doit être interprété non seulement par une voie formelle et grammaticale, mais, en premier lieu, selon sa substance. En adoptant une telle loi « particulière », le législateur doit prêter attention à toutes les circonstances de l’affaire ; il doit déterminer si l’expropriation est vraiment effectuée dans un cas exceptionnel et si elle sert les besoins de l’État ou de la société ; il doit également s’assurer que cette expropriation se fait moyennant une compensation équitable.
(...) »
4. Dispositions relatives au recours contre des actes administratifs
Les dispositions pertinentes de l’ancien code de procédure civile (Latvijas Civilprocesa kodekss), en vigueur jusqu’au 1er février 2004, se lisaient ainsi :
Article 239-1
« Une personne physique ou morale peut saisir un tribunal d’un recours lorsqu’elle estime qu’un acte ou une décision d’une autorité publique, centrale ou locale, a porté atteinte à ses droits.
Un acte ou une décision d’une autorité publique susceptible de recours est un acte ou une décision, collégial(e) ou individuel(le), à la suite duquel ou de laquelle :
1) une personne physique ou morale est empêchée d’exercer, totalement ou partiellement, les droits qui lui sont conférés par une loi ou un autre acte normatif ;
2) une personne physique ou morale se voit imposer une obligation ou une injonction de payer une somme d’argent à titre gracieux.
Ne sont pas susceptibles de recours devant les tribunaux les actes ou les décisions que la législation de la République de Lettonie soumet à une autre forme de recours, ainsi que les actes des autorités publiques, centrales ou locales, à caractère normatif. »
Article 239-2
« Sauf disposition contraire de la loi, un recours peut être soumis au tribunal après avoir attaqué l’acte ou la décision de l’autorité publique (...) par voie de recours hiérarchique devant l’autorité supérieure.
Le recours peut être formé par la personne physique dont les droits ont été violés (...).
Le recours doit être déposé au tribunal de première instance du district ou de la ville où se trouve le siège de l’autorité publique (...) dont l’acte ou la décision est attaqué(e). »
GRIEFS
Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, les requérants s’estiment victimes d’une privation de propriété opérée au mépris de la législation nationale, et donc, non conforme au premier alinéa de cette disposition. A cet égard, ils rappellent que leurs terrains ont été expropriés sans qu’ils eussent eu une possibilité quelconque de négocier le montant des indemnités avec l’État, et, en cas d’échec, de soumettre cette question à l’appréciation des tribunaux, comme le prévoit la loi générale sur l’expropriation. Les requérants ne nient pas l’application, dans le cas d’espèce, de la loi spéciale du 30 octobre 1997 ; toutefois, ils n’estiment pas que les termes de cette loi puissent être interprétés comme libérant les autorités lettonnes de suivre la procédure normale prévue par la loi générale. De même, ils critiquent le montant des indemnités, allouées unilatéralement par l’État. Le premier requérant fait remarquer que la compensation pécuniaire qu’il s’est vu accorder est de 548,26 lati, soit moins d’un millième de la valeur cadastrale du terrain exproprié et environ 95 fois moins que la somme octroyée le 9 juin 1999 par la chambre des affaires civiles à titre de bail. Quant au deuxième requérant, la somme qu’il a reçue en échange de tous ses terrains est 350 fois moins que la valeur cadastrale de ceux-ci et 40 fois moins que le montant qu’il a reçu à titre d’arriérés de loyers et de servitude. Dans ces circonstances, les requérants concluent que les indemnités qu’ils ont obtenues sont manifestement inadéquates et disproportionnées par rapport à la valeur réelle des terrains expropriés. D’après eux, seule une compensation égale ou comparable à la valeur cadastrale des terrains serait adéquate, d’autant plus qu’ils avaient acquis les terrains en présumant que leur valeur réelle coïncidait avec leur valeur cadastrale.
Invoquant l’article 14 de la Convention, les requérants se plaignent d’une discrimination fondée sur leur « fortune ». A cet égard, ils soulignent que l’article 2 de la décision du Conseil suprême relative à la mise en œuvre de la loi générale sur l’expropriation, limite le montant de la compensation accordée pour des terrains acquis par voie de donation et, plus généralement, des terrains restitués à leurs propriétaires légitimes, suite au rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, alors qu’aucun plafond de ce genre n’a été posé au regard du reste des propriétaires fonciers. De même, c’est effectivement en fonction de la manière dont ils ont obtenu leurs terrains que les autorités lettonnes ont choisi de leur appliquer la procédure d’expropriation la plus désavantageuse, excluant pour eux toute possibilité de porter le montant des indemnités à l’appréciation des tribunaux. Il y a donc une différence injustifiée de traitement fondée sur le mode d’acquisition de la propriété.
EN DROIT
A. Sur l’exception du Gouvernement
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité partielle tirée du non-épuisement, par les requérants, des voies de recours internes à leur disposition. A cet égard, il fait remarquer que la requête porte sur deux aspects différents de l’expropriation litigieuse : en premier lieu, les requérants se plaignent d’avoir été privés de leurs biens moyennant une procédure irrégulière, donc « dans des conditions non prévues par la loi » ; en deuxième lieu, ils critiquent le montant d’indemnisation reçu. S’agissant de la première des deux branches précitées, le Gouvernement reconnaît que les requérants ont satisfait aux conditions posées par l’article 35 § 1 de la Convention ; en revanche, quant à la deuxième branche, ils y ont failli.
En effet, selon le Gouvernement, il ressort clairement du texte du pourvoi des requérants qu’ils n’entendaient pas se plaindre du calcul exact de l’indemnisation en cause. D’autre part, s’ils étaient en désaccord avec les sommes fixées, ils auraient pu contester le calcul effectué par le Centre d’évaluation immobilière du Service foncier de l’État selon la procédure ordinaire existant à l’époque. Ainsi, ils auraient tout d’abord dû saisir le directeur général du Service foncier d’un recours hiérarchique ; puis, en cas de rejet de ce dernier, ils auraient dû saisir les tribunaux conformément aux articles 239-1 et suivants de l’ancien code de procédure civile. Le Gouvernement insiste notamment sur le fait que les dispositions susvisées remplissaient pleinement les exigences d’accessibilité, de prévisibilité et d’effectivité telles qu’elles sont définies par la jurisprudence constante de la Cour sur le terrain de l’article 35 § 1 de la Convention.
b) Les requérants
Les requérants combattent l’exception du Gouvernement. Ils rappellent d’emblée que l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992 n’autorise le Service foncier de l’État qu’à convertir les prix et les taux d’avant-guerre en prix et taux actuels ; en revanche, il ne prévoit aucune possibilité, pour cet organe, de calculer la valeur réelle et actuelle d’un terrain à exproprier. Pour cette raison, un recours fondé sur les
articles 239-1 et suivants de l’ancien code de procédure civile serait sans utilité dans leur affaire, puisqu’il ne pouvait viser que l’exactitude de conversion des prix. D’autre part, l’article 9, premier alinéa, de la loi générale sur l’expropriation réserve le droit de saisir le tribunal à la seule institution publique ayant suggéré l’expropriation ; or, en appliquant une procédure spéciale qui s’écartait radicalement de cette loi, les autorités ont privé les requérants de toute possibilité de contester le montant des indemnités allouées par voie d’un procès équitable devant un juge.
Selon les requérants, c’est exactement pour cette raison qu’ils ont intenté une procédure visant à annuler l’enregistrement cadastral du droit de propriété de l’État et le renouvellement de leur titre de propriété. Si les tribunaux avaient fait droit à cette demande, le ministère des Transports serait obligé à suivre la voie habituelle : il devrait tout d’abord entamer avec eux des négociations en vue de parvenir à un accord amiable sur le montant des indemnités ; en cas d’échec, le ministère serait contraint de saisir la juridiction compétente, et c’est alors que les requérants auraient la possibilité de débattre, sur un pied d’égalité avec l’État, le montant susvisé. Certes, devant les tribunaux lettons, les requérants ont essentiellement critiqué l’absence d’une procédure équitable d’expropriation, mais c’était exactement cette procédure qui leur aurait permis de contester la somme d’indemnités allouée. Dans ces conditions, les requérants sont convaincus qu’ils ont satisfait aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention, et que la Cour est dès lors compétente pour examiner les deux aspects de leur grief.
2. Appréciation de la Cour
La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser – normalement par la voie des tribunaux – les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour. Cependant, cette disposition ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; bien au contraire, elle doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Ainsi, les dispositions de l’article 35 § 1 ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (pour un résumé plus complet de la jurisprudence, voir Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 74-77, CEDH 1999‑V).
En d’autres termes, afin de remplir les exigences de l’article 35 § 1, le requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été utilisée, le requérant est libéré de l’obligation de recourir à une autre voie dont le but serait pratiquement le même mais dont l’efficacité n’est pas démontrée (voir Günaydin c. Turquie (déc.), no 27526/95, 25 avril 2002, et Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, 29 avril 2004). Dans une hypothèse où plusieurs recours équivalents s’ouvrent au requérant, il peut choisir celui qui vise son grief principal de la manière la plus directe (voir Croke c. Irlande (déc.), no 33267/96, 15 juin 1999).
En tout état de cause, la charge de la preuve de l’existence d’une voie de recours conforme à l’article 35 § 1 de la Convention pèse initialement sur le gouvernement défendeur. En particulier, ce gouvernement est tenu d’indiquer la base légale précise du prétendu recours (voir Scavuzzo-Hager c. Suisse (déc.), no 41773/98, 30 novembre 2004).
En l’espèce, la Cour constate qu’en janvier 1996, le Centre d’évaluation immobilière du Service foncier de l’État, saisi par les requérants, détermina la valeur cadastrale actuelle des terrains litigieux. En juin 1997 – cette fois à la demande de la direction du Port autonome de Riga – le Centre calcula le montant que les requérants devraient recevoir en compensation selon l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992, c’est-à-dire la valeur cadastrale des terrains en 1940 ajustée par des coefficients de conversion. Or, il ressort clairement des explications des requérants qu’ils ne contestaient, en tant que tels, ni le premier ni le deuxième de ces deux calculs ; leur but était seulement de démontrer que leurs indemnités devaient être calculées à partir de la première et non de la deuxième somme. Toutefois, l’obligation d’utiliser la valeur de 1940 au lieu de la valeur actuelle était expressément imposée par l’article 2 de la décision du Conseil suprême, donc par une disposition législative. Cela étant, la Cour accepte la thèse des requérants – déjà exposée en substance devant le sénat de la Cour suprême – selon laquelle le seul objet d’un éventuel recours contre les décisions du Centre d’évaluation immobilière pourrait être la conformité du calcul litigieux à l’article 2 précité, conformité qu’ils ne contestent pas (voir, mutatis mutandis, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 42, CEDH 1999‑V).
Par ailleurs, la Cour note qu’à l’époque des faits, les requérants n’avaient aucune possibilité de mettre en cause le texte de la décision du Conseil suprême en tant que tel, le recours direct devant la Cour constitutionnelle lettonne n’ayant été ouvert aux particuliers qu’à partir du 1er juillet 2001 (voir Grišankova et Grišankovs c. Lettonie (déc.), no 36117/02, CEDH 2003‑II).
De même, la Cour constate qu’en juin 1997, lorsque le Centre d’évaluation immobilière effectua le calcul des indemnités en cause, la procédure d’expropriation était régie par la loi générale de 1923. Les requérants pouvaient donc légitimement espérer qu’elle leur serait applicable et que, conformément aux articles 9 et suivants de cette loi, ils pourraient librement débattre le montant des indemnités devant le juge. Ce ne fut que le 30 novembre 1997 que le Parlement adopta une loi spéciale les visant nommément et s’écartant, à leur égard, de la procédure normale d’expropriation. Considérant que la loi de 1923 leur était toujours applicable – thèse qui semble être confirmée par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 avril 1998 –, les requérants intentèrent une procédure dans le but, justement, d’être autorisés à contester les montants litigieux devant le tribunal compétent. Dans ces conditions, il ne serait ni juste ni raisonnable d’exiger d’eux qu’ils revinssent encore sur les décisions du Centre d’évaluation immobilière et qu’ils les attaquassent pas voir d’un recours séparé.
En résumé, le Gouvernement n’est pas parvenu à convaincre la Cour de l’existence d’une voie de recours effective et adéquate que les requérants auraient dû épuiser au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. L’exception doit dès lors être rejetée.
B. Sur le fond des griefs
1. Grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément
a) Arguments des parties
i. Le Gouvernement
Selon le Gouvernement, l’expropriation litigieuse a été opérée conformément aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1, telles qu’elles sont définies par la jurisprudence de la Cour.
En premier lieu, les requérants ont été privés de leurs biens « pour cause d’utilité publique ». Le but principal de cette mesure était d’assurer le fonctionnement et l’entretien des infrastructures d’énergie et de transport ayant une importance stratégique pour l’État. Ce but s’inscrivait dans un contexte plus large de la réforme foncière effectuée après le retour de la Lettonie à l’indépendance, et il ne peut en aucun cas être dissocié de ce contexte. Or, la réforme foncière est loin d’être limitée à une simple restitution des biens illégalement confisqués par le pouvoir soviétique ; bien au contraire, elle a de multiples aspects, et son principe directeur est la mise en balance des intérêts personnels des propriétaires et des intérêts de la société. Ainsi, par exemple, la restitution des terrains à leurs propriétaires légitimes n’a pas été opérée dans les cas où l’intérêt public exigeait leur maintien entre les mains de l’État.
Dans certaines hypothèses, le législateur a estimé nécessaire de limiter le montant de l’indemnisation versée aux anciens propriétaires, en en fixant le plafond à la valeur cadastrale des terrains en cause à la date du 22 juillet 1940. Plus précisément, ce plafond a été appliqué deux fois : d’abord au regard des anciens propriétaires des vingt-trois terrains occupés par l’aéroport de Riga, ensuite au regard de MM. Vistiņš et Perepjolkins. Le Gouvernement explique qu’en 1940, la valeur cadastrale de tous les terrains concernés était très basse ; après l’invasion soviétique, des infrastructures techniques stratégiquement importantes y ont été érigées, de sorte qu’après le rétablissement de l’indépendance, ladite valeur a augmenté plusieurs fois sans aucun investissement de la part des propriétaires légitimes. En particulier, tel a été le cas des requérants. Le Gouvernement fournit des statistiques montrant qu’au cours de l’année 1996, 89 % de tous les conteneurs expédiés à partir de et à destination de Lettonie ont été acheminés à travers les terrains appartenant à MM. Vistiņš et Perepjolkins. Qui plus est, l’État avait besoin de ces terrains afin d’assurer le développement du Port autonome de Riga, son élargissement, sa rénovation et sa reconstruction, conformément aux plans officiellement approuvés par le gouvernement letton.
En deuxième lieu, le Gouvernement est convaincu que l’expropriation litigieuse a eu lieu « dans les conditions prévues par la loi ». A cet égard, il renvoie aux conclusions des juridictions internes d’après lesquelles la loi du 30 octobre 1997, appliquée en l’occurrence, s’analyse en une lex specialis dérogeant aux dispositions de la loi générale sur l’expropriation. Cette loi était accessible aux requérants et parfaitement prévisible quant à ses effets. Par ailleurs, la loi spéciale susmentionnée devait et doit toujours être lue à la lumière de l’article 2 de la décision du Conseil suprême, tel qu’il a été modifié par la loi du 19 décembre 1996 ; selon le Gouvernement, il en ressort avec assez de clarté que les terrains occupés par des infrastructures de transport, et, a fortiori, obtenus par voie de donation, sont soumis à une procédure spécifique d’expropriation. Au demeurant, il n’était guère déraisonnable, pour le législateur, de s’écarter de la procédure ordinaire pour plusieurs raisons pratiques ; il s’agit notamment de l’insuffisance des moyens budgétaires, dont l’impossibilité, pour l’État, d’offrir aux propriétaires une indemnité à la hauteur de la valeur cadastrale actuelle du terrain en cause. Enfin, le Gouvernement souligne que les dispositions de la loi spéciale du 30 octobre 1997 ont été rigoureusement observées par les autorités chargées de son exécution.
En troisième lieu, le Gouvernement fait valoir que l’ingérence litigieuse a ménagé un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des requérants. Là encore, le Gouvernement rappelle que l’expropriation des terrains en cause a eu lieu dans le contexte de la grande réforme foncière et immobilière opérée après le retour de la Lettonie à l’indépendance après cinquante ans de régime soviétique communiste. Se référant en particulier à l’arrêt Jantner c. Slovaquie (no 39050/97, 4 mars 2003), le Gouvernement rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne saurait être interprété comme imposant des restrictions quelconques à la liberté d’un État contractant d’établir les conditions sous lesquelles il accepte de restituer les biens qui lui ont été transférés avant qu’il a ratifié la Convention (ibidem, § 34). La Lettonie n’étant pas le successeur légal de l’ex-URSS, elle n’a ni une obligation juridique ni des ressources suffisantes pour offrir une réparation intégrale des torts causés par le régime soviétique. A cet égard, le Gouvernement cite plusieurs arrêts des cours constitutionnelles lituanienne et tchèque, parvenant à la même conclusion.
En particulier, dans les cas où les biens nationalisés ne sont pas restitués à leurs légitimes propriétaires, l’État a choisi d’indemniser ceux-ci non à la hauteur de la valeur actuelle, mais d’après la valeur cadastrale des biens telle qu’elle se présentait au moment de l’annexion de la Lettonie par l’URSS, en 1940. Ce choix n’est pas en soi critiquable, car il est conforme au principe restitutio ad integrum reconnu en droit international ; qui plus est, il a été dûment pesé par le législateur avant son adoption. Il est vrai que les requérants eux-mêmes n’appartiennent pas à la catégorie des propriétaires légitimes indemnisés ; ils ne sont que des acquéreurs du second degré. Toutefois, selon le Gouvernement, surtout lorsqu’il s’agit d’un terrain dénationalisé grevé d’une installation stratégiquement importante, il n’est pas déraisonnable de présumer que ni le propriétaire légitime l’ayant récupéré, ni la personne à laquelle ce propriétaire a aussitôt transmis ce terrain par voie de donation, n’y ont rien investi pendant les cinquante dernières années ; il est donc juste de ne faire aucune distinction entre les deux catégories de personnes et de les indemniser toutes selon la valeur de 1940.
Certes, il peut y avoir des cas où les anciens ou les nouveaux propriétaires ont entre-temps fait des dépenses aux fins de l’entretien du terrain en cause. Dans ces cas, l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992 leur garantit la restitution de ces dépenses. A cet égard, le Gouvernement réitère les arguments qu’il a exposés à l’appui de son exception d’irrecevabilité : si les requérants avaient effectué des investissements dans les terrains litigieux, ils auraient dû en réclamer le remboursement en contestant le montant de l’indemnisation reçue par voie d’une procédure séparée devant les tribunaux, ce qu’ils n’ont pas fait.
En résumé, selon le Gouvernement, la mesure dénoncée par les requérants a ménagé un juste équilibre entre leurs intérêts légitimes et ceux de la communauté, et elle n’a pas fait peser sur eux une « charge disproportionnée » quelconque. Il n’y a donc aucune apparence de violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans la présente affaire.
ii. Les requérants
Les requérants rappellent d’emblée qu’ils n’appartiennent pas à la catégorie des anciens propriétaires auxquels l’État aurait restitué leurs biens confisqués par l’Union soviétique. Bien au contraire, ils ont obtenu les terrains litigieux par voie de contrats civils ordinaires conclus avec des particuliers qui, eux, étaient déjà inscrits sur le cadastre comme propriétaires de ces terrains ; la réforme foncière était donc déjà achevée au regard de ces terrains. En d’autres termes, au moment où ils ont acheté les terrains, ceux-ci se trouvaient dans le libre commerce comme n’importe quel autre bien privé. Dès lors, les droits patrimoniaux des requérants doivent être protégés par les dispositions du code civil régissant l’acquisition de biens, et le Gouvernement a tort de se référer à la législation régissant la restitution, par l’État, des biens illégalement nationalisés.
Les requérants font part de leurs doutes quant aux explications du Gouvernement sur la « cause d’utilité publique » poursuivie par l’expropriation litigieuse. En effet, à la différence d’un aéroport dont l’emplacement est déterminé par une multitude de facteurs techniques, l’importance stratégique d’un terrain jouxtant un important cours d’eau reste toujours pratiquement la même. Il n’est pas vrai que seule la construction d’un port confèrerait de la valeur à un tel terrain : en réalité, à l’heure actuelle, la plupart des terrains à Riga, sur les rives de la Daugava, sont inclus dans le territoire du port ; toutefois, ils sont toujours possédés par des particuliers. Selon les requérants, les restrictions imposées à ces propriétaires par la loi sur le Port autonome sont suffisantes pour assurer un bon fonctionnement des structures portuaires, sans qu’il faille procéder à une expropriation. A leurs yeux, le désir des autorités d’exproprier leurs terrains était directement lié au fait qu’ils avaient réussi à faire condamner le Port autonome de Riga au paiement d’importantes sommes à titre d’arriérés de loyers. En d’autres termes, le vrai objectif poursuivi par l’État était de débarrasser le port de son obligation de payer les loyers aux requérants en s’appropriant les terrains concernés pour des sommes dérisoires.
En tout état de cause, les requérants estiment que la mesure litigieuse n’a pas été appliquée « dans les conditions prévues par la loi », et qu’aucun « juste équilibre » n’a été ménagé entre leurs intérêts et ceux de l’État. Pour ce qui est de la première de ces deux conditions, les requérants rappellent qu’au sens de la jurisprudence constante de la Cour, la notion de « légalité » implique nécessairement la prévisibilité des conséquences juridiques de la disposition en cause ; or, cette prévisibilité fait défaut en l’espèce. En premier lieu, les autorités lettonnes n’ont pas appliqué la procédure normale définie par la loi générale sur l’expropriation. En deuxième lieu, c’était le Service foncier de l’État, et non le juge compétent, qui a définitivement fixé le montant de l’indemnisation à verser. En troisième lieu, les modifications de l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992, réduisant le montant des indemnités qu’ils étaient en droit de recevoir, n’ont été adoptées qu’en décembre 1996, c’est-à-dire au moment où ils étaient déjà propriétaires de leurs terrains depuis deux ans.
S’agissant du « juste équilibre » exigé par la jurisprudence de la Cour, les requérants soutiennent que le seul gain auquel on est parvenu suite à l’expropriation litigieuse, c’est l’enrichissement du domaine public : maintenant c’est l’État, et non eux, qui perçoit des loyers pour l’usage des terrains en cause par la société commerciale de transport qui l’utilise à l’heure actuelle. En revanche, un préjudice très grave a été porté aux intérêts des requérants. Selon eux, les sommes qu’ils ont reçues en guise de compensation sont manifestement inadéquates par rapport à la valeur réelle des terrains expropriés : en effet, il est plus de 350 fois inférieur à la valeur cadastrale actuelle de la propriété en cause.
Les requérants reconnaissent que, d’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale, et que les objectifs légitimes « d’utilité publique » peuvent parfois militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande. Toutefois, le montant de l’indemnité accordé par l’État doit toujours rester en rapport raisonnable avec la valeur du bien exproprié, ce qui n’est manifestement pas le cas en l’occurrence. L’État ne saurait enfreindre ce principe tout simplement parce que le bien en cause a été reçu par voie de donation. Qui plus est, dans leur cas, la référence à la valeur cadastrale de 1940 est incompréhensible ; elle est d’autant plus illogique que les baux des terrains sis dans les limites du Port autonome de Riga sont bel et bien plafonnés d’après la valeur cadastrale actuelle.
En résumé, les requérants concluent que la privation de propriété, telle qu’elle a été effectuée en l’occurrence, ne pouvait pas, par définition, servir les intérêts d’équité. Les autorités nationales n’ont dès lors pas su ménager le « juste équilibre » requis, et l’article 1 du Protocole no 1 a été enfreint en l’espèce.
b) Appréciation de la Cour
La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
2. Grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1
a) Arguments des parties
i. Le Gouvernement
Le Gouvernement rappelle que, d’après la jurisprudence constante de la Cour, il y a « discrimination », au sens de l’article 14 de la Convention, lorsque l’État fait subir, sans justification objective et raisonnable, un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables. Or, les requérants et toutes les autres personnes ayant acquis des terrains par voie de donation entre vifs se trouvent dans une situation objectivement différente de ceux qui les ont acheté. En effet, les premiers ont obtenu leur propriété gratuitement et n’y ont rien investi, alors que les seconds ont engagé des dépenses importantes pour acquérir leurs terrains. Les situations des deux catégories de propriétaires ne sont donc ni analogues, ni même comparables.
A supposer toutefois le contraire, le Gouvernement estime que la différence de traitement litigieuse est justifiée par des considérations objectives et raisonnables. Il réitère ses arguments exposés sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément (cf. supra). Il rappelle en particulier que, même lorsqu’il s’agit d’un terrain obtenu gratuitement, les intéressés sont toujours en droit de réclamer le remboursement des dépenses qu’ils ont réellement engagées. La différence de traitement litigieuse repose donc sur le principe d’équité : chacun est indemnisé dans la mesure où il a lui-même investi dans le bien en cause.
Le Gouvernement nie l’assertion selon laquelle la loi du 19 décembre 1996, portant modification de l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992, a été une loi ad hominem adoptée dans le seul but de limiter le montant des indemnités auxquelles les requérants avaient droit. A cet égard, le Gouvernement rappelle que la même loi a également été appliquée aux propriétaires des vingt-trois terrains occupés par l’aéroport de Riga.
Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement conclut que les requérants n’ont subi aucune « discrimination » en l’espèce.
b) Les requérants
Les requérants déclarent ne pas comprendre l’opposition, faite par le Gouvernement, entre les personnes ayant acheté leurs terrains et ceux ayant acquis les leurs par voie de donation. En premier lieu, cette comparaison manque de pertinence puisque personne n’a à ce jour acheté des terrains dans les limites du Port autonome de Riga. En deuxième lieu, ni un contrat de vente ni une donation entre vifs n’impliquent une obligation quelconque, pour les parties, de faire des investissements dans le bien en cause.
Les requérants s’estiment effectivement discriminés par rapport aux propriétaires des autres terrains situés eux aussi sur le territoire du même port ; en effet, ces terrains n’on pas été expropriés, et leurs propriétaires continuent à percevoir des loyers annuels à la hauteur de 5 % de leur valeur cadastrale actuelle. Certes, à la différence des requérants, ces particuliers sont les héritiers directs des anciens propriétaires des terrains ; toutefois, les requérants ne voient aucune raison objective de tracer une distinction entre ces personnes et eux-mêmes.
Les requérants maintiennent leur thèse selon laquelle les modifications de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992 ont été adoptées ad hominem, dans le but de les priver d’une indemnisation adéquate, même s’ils n’étaient pas les seuls à subir les effets de cette décision. Selon eux, en témoigne le fait que le législateur a fait référence à des contrats de donation, ce qui correspondait à leur situation très particulière mais, en revanche, ne visait pas trois autres personnes qui avaient acheté leurs terrains dans les limites de l’aéroport de Riga. Les requérants citent également un exemple plus récent. Ainsi, en janvier 2005, le Gouvernement a entamé une procédure d’expropriation de plusieurs terrains nécessaires à la construction du nouveau bâtiment de la Bibliothèque nationale. Tous les propriétaires de ces terrains les avaient obtenus par voie de restitution, et l’État leur a appliqué la procédure normale prévue par la loi générale sur l’expropriation, sans limiter l’indemnisation à la valeur cadastrale de 1940. Qui plus est, en mars 2005, l’État a proposé à l’un de ces propriétaires une somme qui excède de presque quarante fois la valeur cadastrale actuelle du terrain ; c’est donc exactement l’opposé de ce qui s’est passé avec les requérants. En résumé, il y a bel et bien eu discrimination à leur encontre.
2. Appréciation de la Cour
De même que pour le grief précédent, la Cour estime que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président