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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
16.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE HUYLU c. TURQUIE

(Requête no 52955/99)

ARRÊT

STRASBOURG

16 novembre 2006

DÉFINITIF

23/05/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Huylu c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

MM. C.L. Rozakis, président,
R. Türmen,
Mme N. Vajić,
MM. A. Kovler,
K. Hajiyev,
D. Spielmann,
S.E. Jebens, juges,
et de M. S. Quesada, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 52955/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Binali Huylu (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 août 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me E. Büyükçulha, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Dans sa requête, le requérant alléguait sous l'angle de l'article 2 de la Convention que le décès de son fils avait résulté de l'inaction des autorités nationales.

4. Par une décision du 9 décembre 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1943 et réside à Ankara.

A. Le décès du fils du requérant

7. Arrêté le 11 avril 1996, le fils du requérant, Engin Huylu (ci-après « Engin »), fut inculpé le 21 mai 1996 pour appartenance à une organisation armée illégale.

8. Le 25 septembre 1996, le représentant d'Engin informa la cour de sûreté de l'État que son client avait été opéré à trois reprises.

9. Le 7 novembre 1996, le responsable du service de dermatologie de l'hôpital universitaire d'Ankara indiqua qu'Engin avait été opéré le 7 mars 1996 d'un kyste.

10. Le 27 mai 1997, la cour de sûreté de l'État condamna Engin pour appartenance à une organisation armée illégale à une peine d'emprisonnement de dix-neuf ans et deux mois ainsi qu'à une amende.

11. Le 16 mars 1998, la Cour de cassation cassa cet arrêt.

12. A partir de mars 1998, Engin commença à souffrir de violents maux de tête. Le médecin de la prison diagnostiqua une migraine.

13. Selon le requérant, Engin fut conduit à plusieurs reprises à l'hôpital public de Çankırı. Les gendarmes qui l'accompagnaient lui auraient fait subir des violences physiques et psychologiques et étaient présents lors des consultations, pendant lesquelles Engin aurait eu les mains menottées.

14. Le 4 août 1998, la cour de sûreté de l'État condamna Engin à une peine d'emprisonnement de dix-huit ans et vingt jours ainsi qu'à une amende.

15. Selon le requérant, à partir de fin 1998, Engin ne pouvait plus se nourrir, lire, effectuer des tâches manuelles, pratiquer un sport ou participer aux promenades réglementaires.

16. Le 26 janvier 1999, Engin fut transféré à l'hôpital de Çankırı puis renvoyé à la prison sans avoir pu consulter un médecin. Lors du transfert, les gendarmes qui l'accompagnaient lui auraient infligé des violences.

17. Le 27 janvier 1999, Engin fut à nouveau transféré au service neurologique de l'hôpital public de Çankırı, où on lui administra des médicaments contre la douleur. Sa demande de transfert à l'hôpital d'Ankara fut rejetée.

18. Selon le requérant, à partir de février 1999, Engin ne pouvait sortir de son lit qu'avec l'aide des autres détenus en raison de maux de tête aigus. Il ne pouvait pas se tenir debout, encore moins marcher tout seul. Il tremblait, n'avait pas d'appétit, vomissait et avait des pertes de connaissance.

19. Le 5 février 1999 à 23 heures, Engin fut transféré en urgence à l'hôpital public de Çankırı. Il était inconscient. Le médecin lui prescrivit des médicaments contre la douleur. Il fut reconduit à la prison vers une heure.

20. Le 6 février 1999 à 2 h 40, un médecin de l'hôpital public de Çankırı demanda le transfert d'Engin en urgence au service neurologique de l'hôpital public d'Ankara.

21. Le même jour, à 4 heures, Engin fut transféré à l'hôpital public d'Ankara, non pas dans une ambulance mais à bord d'un véhicule blindé utilisé pour le transfert des détenus.

22. Selon le rapport médical établi le 6 février 1999 par les médecins de l'hôpital d'Ankara, Engin décéda à 6 h 50. Le même jour, le parquet d'Ankara demanda une autopsie pour déterminer la cause du décès. Une analyse supplémentaire fut ordonnée.

23. Le même jour, le parquet d'Ankara délivra un permis d'inhumer. Il indiqua qu'Engin était décédé des suites d'une insuffisance respiratoire et circulatoire.

24. Le rapport des analyses chimiques du 1er mars 1999 indiqua que l'analyse des organes du défunt n'avait pas permis de déceler la présence de stupéfiants, de somnifères ou d'alcool.

25. Le 20 mars 1999, M.E., H.Y. et S.K., trois codétenus d'Engin, furent entendus. Ils déclarèrent que les problèmes de santé d'Engin avaient commencé au début de l'année 1998. L'intéressé avait été conduit à l'infirmerie de la maison d'arrêt où on lui avait donné un médicament contre la douleur. En novembre 1999, il avait eu des douleurs plus aiguës et une migraine avait été diagnostiquée. En janvier 1999, il souffrait de vomissements, avait des problèmes d'équilibre et du mal à s'alimenter.

26. Le 23 mars 1999, Ç.A., un autre codétenu, déclara qu'en décembre 1998, Engin s'était plaint de maux de tête et avait présenté certains symptômes, notamment des vomissements et des tremblements. En janvier 1999, son état de santé s'était aggravé.

27. A une date non précisée, Muh.K., un autre codétenu, confirma les dires de Ç.A.

28. Le 11 mai 1999, le parquet de Çankırı entendit M.K., un codétenu, qui déclara qu'au début Engin avait des crises plusieurs fois par mois. A la fin, elles survenaient trois à quatre fois par semaine. Transféré à l'hôpital de Çankırı, les médecins avaient diagnostiqué une migraine. On lui avait prescrit trois médicaments : il en utilisait deux régulièrement, et le troisième seulement en cas de maux de tête. Ces médicaments étaient sans effet lors des maux de tête, c'est pourquoi ses codétenus lui injectaient par piqûre des produits médicamenteux.

29. Les 11 et 25 mai 1999, le parquet de Çankırı entendit respectivement M.E., Mu.K. et A.N.G., des codétenus d'Engin. Ils confirmèrent la déclaration de M.K.

30. Le 25 mai 1999, le parquet de Çankırı entendit S.K. et Şa.K., deux codétenus qui déclarèrent qu'Engin avait des douleurs qui se manifestaient sous forme de crises qui, vers la fin, étaient très rapprochées ; lors de ces crises, Engin perdait conscience.

31. Le 26 mai 1999, Ergün Huylu et Şahnigar Huylu, respectivement le frère et la sœur du défunt, furent entendus par la police. Ils déclarèrent qu'ils voulaient déposer devant le parquet d'Ankara et non devant la police.

32. Le rapport d'autopsie complémentaire ordonné par le parquet d'Ankara, établi le 23 septembre 1999, indiqua ainsi la cause du décès :

« 1 La personne est décédée de mort naturelle résultant d'une insuffisance respiratoire et circulatoire due à une bronchopneumonie ;

2 Aucun élément traumatique ou toxique n'a contribué au décès ;

3 Selon le rapport du bureau spécialisé des analyses chimiques, l'analyse de sang et les prélèvements des organes internes n'ont révélé la présence d'aucun élément toxique, ni drogue/somnifère ni présence d'alcool. »

33. Le 22 octobre 1999, le directeur de la prison informa le parquet de Çankırı que le transfert des malades à l'extérieur de la ville se faisait soit en ambulance soit en véhicule ordinaire, compte tenu notamment de la situation des condamnés (de droit commun ou non) et des conditions de sécurité.

34. A une date non précisée, Ergün Huylu, l'un des fils du requérant, déposa une plainte à l'encontre des personnes responsables de la mort d'Engin.

B. La plainte à l'encontre des médecins de l'hôpital public de Çankırı

35. Le 9 avril 1999, le requérant déposa une plainte pénale contre le personnel de la prison de Çankırı et les gendarmes qui étaient de service lors des faits, ainsi que contre les médecins de l'hôpital de Çankırı.

36. Le 11 février 1999, le parquet de Çankırı entendit Soner Işık, médecin aux urgences de l'hôpital. Le médecin expliqua que, le 5 février 1999 vers 23 h 55, Engin avait été amené aux urgences ; il l'avait examiné, l'intéressé était fatigué. Il lui avait administré un sérum et donné des antibiotiques, des antalgiques et des vitamines. Plus tard, on l'appela pour lui dire que l'état du patient s'était aggravé ; le transfert d'Engin vers l'hôpital d'Ankara fut ordonné car le médecin pensait qu'il pouvait être atteint d'une tumeur cérébrale. Lorsqu'il l'avait examiné, l'intéressé n'avait pas été capable de parler avec lui ; sur la fiche médicale établie par la prison, il était indiqué que le détenu avait une migraine. Les analyses avaient permis de déceler une infection chez Engin et le médecin avait fait le nécessaire à cet égard.

37. Le 7 avril 1999, le parquet entendit Cüneyt Uzunlar, médecin neurologue. Celui-ci déclara que, le 27 janvier 1999, il avait examiné Engin et diagnostiqué une migraine ; il lui avait prescrit des médicaments. Le 5 septembre 1998, on avait décelé chez l'intéressé une ankylose du pouce gauche.

38. Le 18 août 2000, le procureur de la République de Çankırı intenta à l'encontre des deux médecins incriminés une action pénale pour imprudence et négligence ayant entraîné la mort.

39. Le 22 février 2001, en application de l'article 1 § 4 de la loi no 4616 (paragraphe 52 ci-dessous), le tribunal correctionnel de Çankırı sursit à statuer pour une durée de cinq ans.

C. Plainte à l'encontre du personnel de la prison de Çankırı

40. Le 15 février 1999, le parquet de Çankırı entendit Selim Engez, médecin à la prison. Celui-ci déclara que, le 25 janvier 1999, Engin lui avait rendu visite en lui disant qu'il avait mal à la tête ; il lui avait prescrit des antalgiques. Deux jours plus tard, Engin était revenu le voir ; il était très fatigué et se plaignait d'avoir extrêmement mal à la tête ; le médecin l'avait fait transférer à l'hôpital de Çankırı où l'on avait constaté que l'intéressé souffrait de migraine.

41. Le 15 février 1999, le parquet entendit Hüseyin Kaş, infirmier à la prison. Celui-ci expliqua que, le 6 février 1999, vers 3 h 30, le directeur de la prison l'avait appelé pour accompagner le transfert d'un détenu à Ankara.

42. Le 9 avril 1999, le parquet entendit Hürrem Gümüş, directeur de service à la prison au moment des faits. A sa prise de service, celui-ci avait appris qu'Engin avait été emmené à l'hôpital de Çankırı. Vers 2 heures, ce dernier avait été ramené dans sa cellule ; vers 3 h 45, Hürrem Gümüş avait ordonné son transfert à Ankara.

43. Le 9 avril 1999, le parquet entendit Nevzat Koroman, directeur adjoint de la prison. Celui-ci déclara que, le 5 février 1999, il était de service de 16 heures à 24 heures. A 23 heures, il avait transféré Engin à l'hôpital.

44. Le 19 octobre 1999, le parquet entendit Ali Rıza Yıldırım, directeur de la prison de type E de Çankırı. Celui-ci déclara que, le 6 février 1999, Engin avait été transféré à l'hôpital public de Çankırı, puis avait été reconduit à la prison, pour être ensuite transféré à Ankara.

45. Le 19 novembre 1999, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu à l'encontre d'Ali Rıza Yıldırım, Nevzat Koroman, Hürrem Gümüş, Selim Engez, Hüseyin Kaş, Hasan Demir et Mehmet Ali Kadan.

46. Le 19 novembre 1999, le procureur intenta une action publique à l'encontre de Hürrem Gümüş, directeur adjoint de la prison.

47. Le 13 janvier 2000, la cour d'assises infirma l'ordonnance de non-lieu du 19 novembre 1999 et renvoya Ali Rıza Yıldırım, Hürrem Gümüş, Hüseyin Taş et Selim Engez devant le tribunal correctionnel de Çankırı.

48. Le 27 janvier 2000, le tribunal correctionnel entendit Cüneyt Uzunlar, médecin à l'hôpital public de Çankırı, qui déclara avoir examiné Engin le 27 janvier 1999. Le médecin précisa que l'intéressé souffrait de migraines et qu'il lui avait prescrit un traitement.

49. Le 2 février 2000, le tribunal correctionnel entendit Ali Rıza Yıldırım. Celui-ci déclara que, le jour de l'incident, il avait ordonné le transfert d'Engin à l'hôpital public d'Ankara dans un véhicule blindé car l'ambulance était vétuste.

50. Sur commission rogatoire du tribunal correctionnel, le requérant fut entendu le 7 avril 2000 par le tribunal correctionnel d'Ankara. Il déclara que son fils était malade depuis un an. Il s'était adressé à la direction de la prison pour qu'Engin fût soigné et transféré à l'hôpital public d'Ankara. Son fils avait été transporté à l'hôpital d'Ankara, dans un véhicule blindé et non dans une ambulance. Il affirma que son fils était décédé faute d'avoir été transféré à temps.

51. Le 5 avril 2001, en application de l'article 1 § 4 la loi no 4616, le tribunal correctionnel de Çankırı sursit à statuer pour une durée de cinq ans.

II. LE DROIT INTERNE ET AUTRES TEXTES PERTINENTS

1. La loi no 4616

52. Le 22 décembre 2000 entra en vigueur la loi no 4616 relative à la libération conditionnelle, à l'ajournement des procès et à l'exécution des peines pour les infractions commises avant le 23 avril 1999.

2. Recommandation (98)7 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire, adoptée le 8 août 1998

53. Les parties pertinentes de cette recommandation se lisent comme suit :

« I. Aspects principaux du droit aux soins de santé en milieu pénitentiaire

A. Accès à un médecin

1. Lors de leur admission dans un établissement pénitentiaire et ultérieurement, pendant leur séjour, les détenus devraient avoir accès, si leur état de santé le nécessite, à tout moment et sans retard, à un médecin ou à un(e) infirmier(ère) diplômé(e), quel que soit leur régime de détention. Tous les détenus devraient bénéficier d'une visite médicale d'admission. L'accent devrait être mis sur le dépistage des troubles mentaux, l'adaptation psychologique à la prison, les symptômes de sevrage à l'égard des drogues, des médicaments ou de l'alcool et les affections contagieuses et chroniques.

(...)

3. Un service de santé en milieu pénitentiaire devrait assurer au minimum des consultations ambulatoires et des soins d'urgence. Lorsque l'état de santé des détenus exige des soins qui ne peuvent être assurés en prison, tout devrait être mis en œuvre afin que ceux-ci puissent être dispensés en toute sécurité dans des établissements de santé en dehors de la prison.

4. Les détenus devraient, si nécessaire, avoir accès à un médecin à toute heure du jour et de la nuit. Dans chaque établissement, une personne compétente pour donner les premiers soins devrait en permanence être présente. En cas d'urgence grave, le médecin, un membre du personnel soignant et la direction devraient être alertés. La participation active et l'engagement du personnel de surveillance sont primordiaux.

(...)

9. Pour les trajets vers les hôpitaux, le malade devrait être accompagné, au besoin de membres du personnel médical ou soignant.

B. Equivalence des soins

10. La politique de santé en milieu carcéral devrait être intégrée à la politique nationale de santé et être compatible avec elle. Un service de santé en milieu pénitentiaire devrait pouvoir dispenser des soins médicaux, psychiatriques et dentaires, et mettre en œuvre des programmes d'hygiène et de traitement préventif, dans des conditions comparables à celles dont bénéficie le reste de la population. Les médecins exerçant en milieu pénitentiaire devraient pouvoir faire appel à des spécialistes. Si un second avis est nécessaire, il incombe au service de santé de le solliciter.

(...)

12. Le rôle du ministère de la Santé devrait être renforcé en matière de contrôle de l'hygiène, de la qualité des soins et de l'organisation des services de santé en milieu carcéral, conformément à la législation nationale. Un partage clair des responsabilités et des compétences devrait être établi entre le ministère de la Santé et les autres ministères compétents, qui devraient coopérer pour la mise en œuvre d'une politique de santé intégrée au sein des prisons.

C. Consentement du malade et secret médical

13. Le secret médical devrait être garanti et observé avec la même rigueur que dans la population générale.

(...)

17. Les prévenus malades devraient pouvoir demander à leurs frais une consultation auprès de leur médecin traitant ou auprès d'un autre médecin extérieur à la prison. Les détenus condamnés peuvent solliciter un deuxième avis médical et le médecin exerçant en milieu pénitentiaire devrait répondre à cette demande de façon bienveillante. Cependant, toute décision quant au bien-fondé de cette demande relève en dernier lieu de la responsabilité du médecin.

18. Aucun détenu ne devrait être transféré dans un autre établissement pénitentiaire sans un dossier médical complet. Le dossier devrait être transféré dans des conditions garantissant sa confidentialité. Les détenus concernés devraient être informés que leur dossier médical sera transféré. Ils devraient pouvoir y opposer leur refus, conformément à la législation nationale.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

54. Le requérant allègue que la mort de son fils résulte de l'inaction des autorités nationales. Il invoque l'article 2 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

55. Le Gouvernement soutient que, dès les premiers symptômes de sa maladie, Engin a été suivi par des médecins. Des analyses et examens médicaux ont été effectués. L'intéressé a été transféré à l'hôpital chaque fois que son état de santé l'a nécessité et, en dernier lieu, il a été conduit à l'hôpital d'Ankara le 5 février 1999. Selon les dépositions des codétenus d'Engin, celui-ci a été emmené à l'hôpital à chacune de ses demandes et ni le médecin ni les responsables de la prison ne se sont opposés à son transfert à l'hôpital. Une seule fois, Engin n'a pas pu être emmené à l'hôpital en raison d'un problème administratif avec les gendarmes. Le décès d'Engin ne saurait être imputé aux autorités, d'autant qu'il n'est pas mort d'une hémorragie cérébrale mais d'une insuffisance respiratoire et circulatoire due à une bronchopneumonie. Le parquet de Çankırı a intenté une action pénale à l'encontre des médecins et des responsables de la prison de Çankırı.

56. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement et réitère ses allégations.

1. Sur l'obligation substantielle de protéger la vie

57. La Cour rappelle que la première phrase de l'article 2 § 1 astreint l'État non seulement à s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Taïs c. France, no 39922/03, § 96, 1 juin 2006, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 89, CEDH 2001III, et L.C.B. c. RoyaumeUni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1403, § 36).

58. L'obligation de protéger la vie des personnes détenues implique également de leur dispenser avec diligence les soins médicaux à même de prévenir une issue fatale (Taïs, précité, § 98, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 130, CEDH 2002IV, et, mutatis mutandis, Hurtado c. Suisse, arrêt du 28 janvier 1994, série A no 280-A, avis de la Commission, pp. 1516, § 79). Le manque de soins médicaux appropriés peut constituer un traitement contraire à la Convention (voir, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 87, CEDH 2000-VII).

59. D'après le Gouvernement, Engin Huylu a été suivi dès les premiers symptômes de la maladie par des médecins et a été soumis à des analyses et des examens médicaux.

60. Pour apprécier les arguments du Gouvernement, la Cour examinera les mesures prises par les autorités pénitentiaires ou médicales pour surveiller l'intéressé eu égard à son état de santé physique, lequel n'a pas pu, ou n'aurait pas dû, échapper aux autorités internes compétentes.

61. En l'occurrence, la Cour observe qu'il ressort du dossier de l'affaire qu'Engin souffrait de violents maux de tête depuis mars 1998, qualifiés de migraines par le médecin de la prison. Son état de santé s'est dégradé à la fin de l'année et a empiré au mois de janvier 1999. Par ailleurs, à partir de la fin de l'année 1998, il ne pouvait plus se nourrir, lire, effectuer des tâches manuelles, pratiquer un sport ou suivre les promenades réglementaires. A partir de février 1999, en raison de maux de tête aigus, il ne pouvait sortir de son lit qu'avec l'aide de ses codétenus. Il ne pouvait pas se tenir debout, encore moins marcher tout seul. Il tremblait, n'avait pas d'appétit, vomissait et avait des pertes de connaissance. D'après les témoignages de ses codétenus, en janvier 1999, il souffrait de douleurs aiguës et de vomissements, avait des problèmes d'équilibre et du mal à s'alimenter. Il était victime également de crises au cours desquelles il perdait conscience. Par ailleurs, les codétenus de l'intéressé ont dû eux-mêmes lui injecter par piqûre des produits médicamenteux. Conduit à l'hôpital public de Çankırı, notamment au service de neurologie, les médecins ont diagnostiqué une migraine et lui ont prescrit des antalgiques.

62. La situation d'Engin Huylu s'est dégradée de jour en jour, et le 5 février 1999, à 23 heures, il a été transféré d'urgence à l'hôpital de Çankırı. Le matin du 6 février, à 2 h 40, le médecin Soner Işık a demandé son transfert dans le service de neurologie de l'hôpital public d'Ankara, pensant que l'intéressé pouvait être atteint d'une tumeur cérébrale (paragraphe 36 ci-dessus). Nonobstant la gravité de l'état de santé du requérant, ce n'est qu'à 4 heures du matin que le transfert de l'intéressé à l'hôpital public d'Ankara a été ordonné par le directeur de la prison.

63. La Cour constate ainsi que les problèmes de santé du fils du requérant ne pouvaient être ignorés par les autorités pénitentiaires et médicales. A cet égard, la Cour relève en outre que la Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire (paragraphe 53 ci-dessus) prévoient notamment que les détenus malades nécessitant des soins médicaux particuliers doivent être transférés vers des établissements spécialisés ou vers des hôpitaux civils, lorsque ces soins ne sont pas dispensés en prison. Pour les trajets vers les hôpitaux, le malade devrait être accompagné, au besoin de membres du personnel médical ou soignant.

64. En l'espèce, Engin a été transféré à l'hôpital public de Çankırı où, en dépit de la détérioration de son état de santé, il n'a pas pu consulter de médecin (paragraphe 16 ci-dessus). En outre, l'absence d'examens approfondis par des spécialistes, et le fait que ses codétenus aient dû suppléer au manque de soins démontrent que la surveillance de son état de santé n'était pas satisfaisante.

65. La Cour observe que les soins dispensés se sont limités pour l'essentiel à des antalgiques sans qu'aucune analyse ou examen approfondi ne soit effectué alors que l'état d'Engin empirait rapidement, facteur qui aurait dû alerter les médecins et les autorités pénitentiaires quant à la gravité de la pathologie dont il souffrait. Par ailleurs, il est à noter que l'intéressé n'a pas été examiné par le médecin de l'hôpital public de Çankırı à la suite d'un incident impliquant les gendarmes qui l'avaient accompagné (paragraphe 16 ci-dessus). Bien avant la fin tragique d'Engin et face à des signaux d'alarme clairs et à l'aggravation de son état de santé, son transfert dans un hôpital doté de moyens médicaux suffisants et de médecins spécialistes, comme celui d'Ankara, s'imposait afin qu'un diagnostic soit posé et qu'un traitement adéquat lui soit administré, ou que l'intéressé bénéficie de l'assistance de personnes plus compétentes pour enrayer les symptômes tels que les vomissements ou la perte de conscience. Ainsi, son transfert à l'hôpital d'Ankara aurait pu être effectué dès le 27 janvier 1999 par exemple, lorsqu'Engin adressa, sans succès, une demande à cet effet (paragraphe 17 ci-dessus).

66. Le requérant ajoute pour sa part que son fils a été transféré à l'hôpital d'Ankara à bord d'un véhicule blindé et non d'une ambulance. Toutefois, sans vouloir spéculer sur le point de savoir si cette circonstance aurait pu constituer un facteur aggravant dans la mort d'Engin, la Cour constate qu'il s'agit là d'un fait pour le moins révélateur de la manière dont les autorités pénitentiaires ou médicales se sont comportées face à la dégradation de l'état de santé de l'intéressé.

67. Compte tenu de la responsabilité qui incombe aux autorités carcérales d'apporter les soins médicaux requis aux détenus, la Cour estime qu'elles n'ont pas réagi avec la diligence nécessaire face à l'état de santé d'Engin et n'ont pas pris les mesures qui auraient permis de poser le diagnostic de sa maladie et de lui prescrire un traitement adapté. De ce fait, les autorités nationales ont manqué gravement à leur obligation de protéger la santé d'une personne privée de liberté.

68. Dès lors, la Cour est d'avis que les autorités nationales n'ont pas assuré une prise en charge effective de l'état de santé du fils du requérant (voir, mutatis mutandis, Taïs, précité, § 103). Elle en conclut que la manière dont les autorités carcérales et médicales se sont occupées d'Engin Huylu a enfreint l'obligation positive qui leur incombait au titre de l'article 2 de la Convention.

69. Partant, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet substantiel.

2. Sur l'obligation procédurale de mener des investigations effectives

70. Le Gouvernement soutient qu'une enquête pénale a été diligentée à l'encontre des deux médecins. Les codétenus du défunt, ses proches, le personnel de la prison et les gendarmes qui l'avaient conduit à l'hôpital ainsi que les médecins ont été entendus. Les détenus Ş.K. et A.N.G. n'ont pas pu témoigner car ils ne se trouvaient pas dans la cellule au moment des faits. Le Gouvernement met en avant l'absence d'implication des forces de l'ordre dans les faits allégués et la diligence avec laquelle l'enquête pénale a été menée.

71. Le requérant met en cause l'effectivité de l'enquête pénale diligentée par le parquet de Çankırı car les actions pénales dirigées contre le personnel de la prison et l'hôpital de Çankırı ont fait l'objet d'un sursis à statuer sur le fondement de la loi no 4616.

72. L'obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie au sens de l'article 2 implique avant tout pour les États le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie (voir, mutatis mutandis, par exemple, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 89, CEDH 2004XII).

73. Les obligations découlant de l'article 2 ne s'arrêtent pas là. Lorsqu'il y a eu mort d'homme dans des circonstances susceptibles d'engager la responsabilité de l'État, cette disposition implique pour celui-ci le devoir d'assurer, par tous les moyens dont il dispose, une réaction adéquate – judiciaire ou autre – pour que le cadre législatif et administratif instauré aux fins de la protection de la vie soit effectivement mis en œuvre et pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et sanctionnées (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998VIII, p. 3159, § 115, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 54, CEDH 2002II, et Perk et autres c. Turquie, no 50739/99, § 54, 28 mars 2006).

74. Sur ce point, la Cour a déjà énoncé que si l'atteinte au droit à la vie ou à l'intégrité physique n'était pas intentionnelle l'obligation positive de mettre en place « un système judiciaire efficace » n'exigeait pas nécessairement dans tous les cas des poursuites pénales, et elle pouvait être remplie si des voies de droit civiles, administratives ou même disciplinaires étaient ouvertes aux intéressés (voir, par exemple, Öneryıldız, précité §§ 91 et 92).

75. A cet égard, la Cour constate d'emblée que la voie pénale a été retenue à la fois par le requérant et le parquet compétent. Elle note qu'un certain nombre d'actes d'investigation ont été effectués par le parquet. Ainsi après le décès d'Engin, le parquet de Çankırı a entendu les codétenus de celui-ci. Des analyses chimiques et un rapport d'autopsie complémentaire ont été ordonnés. A la suite de la plainte du requérant une enquête pénale a été ouverte à l'encontre du personnel de la prison de la maison d'arrêt, des gendarmes qui étaient de service et des médecins de l'hôpital public de Çankırı. A l'issue de cette enquête pénale et compte tenu des éléments recueillis, le parquet a intenté une action au pénal contre les médecins pour imprudence et négligence ayant entraîné la mort. Une autre action pénale a été engagée par le parquet contre cinq membres du personnel de la prison également devant le tribunal correctionnel de Çankırı.

76. La Cour note que ces deux actions pénales, qui auraient pu permettre aux autorités nationales de cerner les responsabilités des uns et des autres, n'ont pas abouti du fait de l'entrée en vigueur de la loi no 4616. Or, au cours de ces deux procès pénaux, les juridictions nationales auraient pu déterminer au cours d'une audience contradictoire sur le fond si des manquements ou négligences de nature à entraîner la mort du fils du requérant avaient été commis. La Cour juge regrettable qu'à la suite de l'entrée en vigueur de la loi no 4616 le tribunal correctionnel ait sursis à statuer pour une durée de cinq ans dans le cadre de ces deux actions. Eu égard aux éléments présentés par les parties, elle relève que ce sursis à statuer résultant de l'application de la loi no 4616 aboutit à une sorte d'immunité légale accordée aux personnes poursuivies. En résumé, l'enquête pénale menée par le parquet a perdu de son intérêt car son but est compromis, étant donné que le recours pénal intenté par le parquet et le requérant est devenu de facto un recours dépourvu de toute effectivité (Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004).

77. En conséquence, la Cour conclut que les autorités n'ont pas mené une enquête effective au sujet du décès du fils du requérant.

78. Partant, il y a eu violation de l'obligation procédurale de l'article 2 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

79. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

80. Le requérant réclame la somme de 10 703 euros (EUR) pour dommage matériel. Sur la base du salaire minimum, c'est la somme que son fils, décédé à l'âge de 23 ans, aurait touchée s'il avait travaillé pour subvenir aux besoins de sa famille. Sur cette somme, 288 EUR correspondent aux frais de funérailles.

81. Le requérant réclame en outre 288 350 EUR pour dommage moral.

82. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qui ne sont aucunement étayées par des éléments de preuve.

83. Selon la jurisprudence de la Cour, il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par un requérant et la violation de la Convention, et cela peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus (voir, entre autres, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), arrêt du 13 juin 1994, série A no 285C, pp. 5758, §§ 1620). Toutefois, en l'espèce, la Cour constate qu'Engin Huylu n'était pas le seul soutien financier de la famille du requérant. Dès lors, elle rejette en entier la demande pour dommage matériel.

84. Cela étant, eu égard aux violations constatées, elle estime qu'outre la douleur et la souffrance qu'Engin Huylu doit avoir éprouvées le requérant, père de l'intéressé, a dû également ressentir de l'angoisse et de la détresse en apprenant les circonstances du décès de son fils et en constatant l'impossibilité pour lui d'obtenir qu'une enquête effective soit menée. Dans ces conditions, et statuant en équité, la Cour accorde au requérant la somme de 15 000 EUR au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

85. Le requérant réclame la somme de 11 564 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions nationales et la Cour. Il ventile cette somme ainsi : 248 EUR pour frais de consultation, 7 808 EUR pour frais de procédure devant le tribunal correctionnel de Çankırı, 136 EUR pour frais de déplacement à Çankırı, 29 EUR pour frais de photocopies, 27 EUR pour frais postaux et 3 316 EUR pour l'introduction de la requête devant la Cour. Il ne fournit toutefois pas de justificatifs pertinents.

86. Le Gouvernement estime la somme réclamée exagérée et dénuée de fondement.

87. Au vu des diligences accomplies par le représentant du requérant, et statuant en équité sur la base des éléments en sa possession, la Cour alloue en équité à l'intéressé la somme de 5 000 EUR.

C. Intérêts moratoires

88. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention, sous son volet substantiel, quant au décès du fils du requérant ;

2. Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention, sous son volet procédural, quant à l'obligation de l'État défendeur de mener une enquête effective ;

3. Dit, par six voix contre une,

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros) pour frais et dépens ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago Quesada Christos Rozakis
Greffier adjoint Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions suivantes :

opinion concordante de M. Kovler ;

opinion dissidente de M. Türmen.

C.L.R.
S.Q.


OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE KOVLER

C'est avec beaucoup d'hésitations que je souscris à la conclusion de la majorité, selon laquelle il y a eu violation de l'article 2 de la Convention dans cette affaire. A mon avis, les questions relatives au niveau de vigilance avec lequel le fils du requérant a été traité dans les jours précédant sa mort, devaient plutôt être examinées sous l'angle de l'article 3 de la Convention (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/05, § 101, CEDH 2001III). Dans l'affaire Keenan (qui portait sur le suicide d'un détenu atteint d'une maladie mentale), la Cour a conclu à la non-violation de l'article 2 mais à la violation de l'article 3, estimant que le « fait que l'état de Mark Keenan n'ait pas été surveillé de manière effective et que son état ait été apprécié et son traitement défini sans que soient consultés des spécialistes en psychiatrie est constitutif de graves lacunes dans les soins médicaux prodigués à un malade mental dont on connaissait les tendances suicidaires » (§ 116).

Par contre, dans l'arrêt Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, CEDH 2002I), où il s'agissait des poursuites contre un médecin-accoucheur pour homicide par imprudence, la Grande Chambre a conclu que c'était « l'article 2 de la Convention qui est applicable et (...) il n'a pas été violé » (point 2 du dispositif de l'arrêt), en partant du principe (§ 48) que l'article 2 « impose à l'Etat l'obligation non seulement de s'abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction » (L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998III, p. 1403, § 36).

Donc, en l'espèce, deux approches étaient en concurrence. A la lumière des faits de la cause, cette affaire posait la question de la responsabilité directe des autorités dans le décès du fils du requérant. Rien ne porte à croire que l'Etat défendeur aurait délibérément cherché à provoquer la mort. Dans une affaire similaire H.Y. et Hü.Y. c. Turquie (no 40262/98, 6 octobre 2005), s'appuyant sur le rapport médicolégal, la Cour avait renoncé au constat de violation de l'article 2 au motif qu'« une telle conclusion relèverait plus du domaine de l'hypothèse fondée certes sur des suspicions légitimes mais non étayées par des preuves tangibles » (§ 114). La conclusion de cet arrêt est en nette opposition avec l'arrêt Anguelova c. Bulgarie (no 38361/97, CEDH 2002IV) où la Cour a constaté la violation de l'article 2 « quant au fait que les autorités n'ont pas fourni à temps des soins médicaux à l'intéressée » (dispositif de l'arrêt). Enfin, dans l'arrêt Taïs c. France (no 39922/03, 1er juin 2006) concernant la mort d'un détenu placé en cellule de dégrisement, la Cour a considéré « que l'inertie des policiers face à la détresse physique et morale de l'intéressé et l'absence de surveillance policière effective et médicale ont enfreint l'obligation qu'a l'Etat de protéger la vie des personnes en garde à vue » (§ 103). C'est ce


dernier arrêt qui m'a fait définitivement opter pour la constatation de la violation de l'article 2 de la Convention, plutôt que pour celle de l'article 3.

Une observation d'ordre procédural : le 12 avril 2000, le préfet de Çankırı a autorisé l'action pénale engagée à l'encontre des médecins pour imprudence ayant entraîné la mort, au motif qu'ils n'auraient pas posé un diagnostic correct et auraient prescrit une ordonnance sans effectuer d'autres démarches ou examens complémentaires. Par un acte d'accusation présenté le 18 août 2000, sur le fondement de l'article 455 § 1 du code pénal, le procureur de la République de Çankırı a intenté une action pénale pour imprudence et négligence ayant entraîné la mort, à l'encontre des deux médecins incriminés. Or, le 22 février 2001, en application de la loi no 4616 relative à la libération conditionnelle, à l'ajournement des procès et à l'exécution des peines des infractions commises avant le 23 avril 1999, entrée en vigueur le 22 décembre 2000, le tribunal correctionnel de Çankırı a sursis à statuer pour une durée de cinq ans.

Ensuite, il en est de même avec l'action publique que le procureur a intentée le 19 novembre 1999 à l'encontre de Hürrem Gümüş – directeur adjoint de la prison de Çankırı qui était de garde le 6 février 1999 entre minuit et huit heures – pour imprudence et pour n'avoir pas ordonné le transfert d'Engin Huylu à l'hôpital public d'Ankara dans un véhicule approprié, à savoir une ambulance. Cette action pénale à l'encontre du docteur Gümüş a été jointe à celle engagée contre le personnel de la prison de Çankırı. Toujours à la suite de l'entrée en vigueur de la loi no 4616, le 5 avril 2001, le tribunal correctionnel de Çankırı a également sursis à statuer pour une durée de cinq ans.

A cet égard, et tenant compte de l'expiration du délai de cinq ans à la suite de l'ajournement des procès en question, il aurait été plus que prudent d'inviter le Gouvernement à fournir des informations quant aux suites de la procédure pénale engagée contre les deux médecins et le personnel de la prison. Compte tenu de la méthodologie de la recherche des faits établis par la Cour, notamment dans certaines affaires russes (voir, par exemple, Troubnikov c. Russie, no 49790/99, 5 juillet 2005), la chambre aurait pu aussi demander au gouvernement défendeur le dossier médical d'Engin Huylu.

Tout cela aurait permis, au moment de l'adoption de l'arrêt, de mieux fonder les conclusions sur la violation ou la non-violation de l'article 2 sous son volet procédural quant à l'obligation de l'Etat défendeur de mener une enquête effective. Bien sûr, il incombe avant tout à cet Etat de fournir les preuves de l'efficacité de l'enquête, mais la Cour, à maintes reprises, a demandé aux Etats défendeurs de l'informer sur les suites des enquêtes dans les affaires où les articles 2 ou 3 étaient en jeu.


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE TÜRMEN

(Traduction)

Je regrette de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l'article 2 sous ses volets substantiel et procédural.

Pour ce qui est des détenus, la Cour a déjà eu l'occasion de souligner que les personnes en garde à vue sont fragiles et que les autorités ont le devoir de les protéger (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 91, CEDH 2001III).

Par ailleurs, dans l'affaire Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002I), la Cour a déclaré : « (...) si l'atteinte au droit à la vie ou à l'intégrité physique n'est pas volontaire, l'obligation positive découlant de l'article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n'exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d'établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d'obtenir l'application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l'arrêt. » Ce principe, que la Cour a réitéré dans plusieurs arrêts (par exemple Vo c. France ([GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004VIII), constitue à présent une jurisprudence établie.

Or les deux principes susmentionnés ne sont pas incompatibles. Ainsi, il serait faux de conclure que celui énoncé dans l'arrêt Calvelli et Ciglio ne vise pas les détenus. Ce principe concerne l'aspect médical et clinique de la question et s'applique à tous ceux qui subissent un examen médical, qu'ils soient ou non sous le contrôle de l'Etat. Par ailleurs, l'Etat a l'obligation positive à l'égard des personnes malades se trouvant sous son contrôle de leur fournir un traitement adéquat et de garantir qu'elles soient soumises à un examen médical.

En l'espèce, le défunt, M. Engin Huylu, a commencé à se plaindre de maux de tête en 1998 alors qu'il se trouvait en détention. Nul ne conteste qu'il a été régulièrement envoyé à l'hôpital public de Çankr pour examen et qu'il a vu à chaque fois par un médecin. On lui a donné des médicaments. Lorsque son état de santé s'est détérioré le 5 février 1999, il a d'abord été transféré aux urgences de l'hôpital de Çankr puis au service de neurologie de l'hôpital public d'Ankara.

Dès lors, les autorités ont fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles, eu égard à la nature des plaintes du défunt.

Le fait que M. Huylu a été transféré à Ankara dans une voiture blindée et non dans une ambulance n'a joué aucun rôle dans son décès puisque, selon


les rapports d'autopsie, il est mort de problèmes respiratoires et circulatoires causés par une bronchopneumonie.

Le requérant se plaint que le décès de son fils est dû à l'inaction des autorités nationales. Il ressort des faits de la cause que les autorités pénitentiaires n'ont pas failli à leur devoir d'envoyer l'intéressé à l'hôpital à chaque fois que la nécessité s'en est fait sentir. Elles n'ont en aucun cas empêché le défunt d'être traité de façon appropriée. Au contraire, elles ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour s'assurer que le fils du requérant bénéficiait d'un traitement adéquat.

Par ailleurs, si le requérant pensait qu'une certaine négligence de la part des médecins était la raison essentielle du décès de son fils, il aurait pu entreprendre une action judiciaire contre l'administration de l'hôpital ; pareil recours lui aurait permis de mettre en cause la responsabilité des médecins et de demander des dommages-intérêts en vertu du droit administratif turc, ce pourquoi il aurait eu de bonnes chances de succès. En outre, le requérant aurait pu également demander réparation devant les juridictions civiles. Il ne s'est prévalu d'aucun de ces deux recours.

Le fait que le procureur a engagé une procédure pénale contre les médecins de l'hôpital de Çankr et contre le personnel pénitentiaire, laquelle a été suspendue pour cinq ans en vertu de la loi no 4616, ne remet pas en cause l'effectivité des recours administratifs et civils. Cela ressort explicitement du paragraphe 51 de l'arrêt Calvelli et Ciglio, où la Grande Chambre de la Cour a exprimé l'avis que l'exigence d'effectivité posée par l'article 2 pouvait être satisfaite « (...) si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales ». Il ressort clairement de cette phrase que dans les cas de décès par négligence l'essentiel pour la Cour est l'existence d'un recours civil, qu'il soit possible ou non de saisir les juridictions pénales.

Il est intéressant de relever que la majorité a choisi d'ignorer le raisonnement suivi dans l'arrêt Calvelli et Ciglio sans donner aucune raison qui justifierait son inapplicabilité en l'espèce.

A mon sens, il n'y a donc pas eu violation de l'article 2.