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DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 34489/03
présentée par Jean-Philippe BOUILLOC
contre la France

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 28 novembre 2006 en une chambre composée de :

MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
I. Cabral Barreto,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 21 octobre 2003,

Vu la décision de la Cour de se prévaloir de l’article 29 § 3 de la Convention et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Jean-Philippe Bouilloc, est un ressortissant français, né en 1953 et résidant à Nice. Il est représenté devant la Cour par Me F. Heyraud, avocat à Lyon.

Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, Directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Le 4 octobre 1995, le requérant obtint un diplôme d’Etat de « Docteur en médecine » et, le 31 octobre 1995, une qualification en « médecine générale ».

Le requérant sollicita son inscription au tableau de l’Ordre des médecins auprès du conseil départemental de l’Ordre des médecins des AlpesMaritimes. Ayant pris connaissance du motif de réforme du requérant du service national (« P4 » psychiatrique), le conseil départemental prescrivit une expertise dans les formes prévues par l’article L. 460 du code de la Santé Publique.

Dans leur rapport, en date du l3 octobre 1996, les experts désignés conclurent à « l’inadaptation » du requérant à l’exercice de la profession médicale. Le 10 décembre 1996, le conseil départemental refusa d’inscrire le requérant au tableau de l’Ordre.

Le 15 février 1997, la section disciplinaire du conseil régional de Provence - Côte d’Azur - Corse rejeta l’appel interjeté par le requérant.

Le 13 mai 1997, le conseil national de l’Ordre des médecins refusa d’annuler la décision du conseil régional. Le requérant saisit le Conseil d’Etat d’une requête tendant à l’annulation de cette décision.

Le 9 juin 1999, le Conseil d’Etat annula la décision du conseil national de l’Ordre des médecins.

Le Conseil d’Etat statua notamment dans les termes suivants :

« Considérant que (...) [si] le conseil départemental de l’Ordre des médecins ne peut refuser l’inscription d’un candidat au tableau pour un motif tiré d’une infirmité ou d’un état pathologique incompatible avec l’exercice de la profession sans qu’il ait été procédé au préalable à l’examen de l’intéressé par les experts, il lui appartient de fonder son appréciation sur l’ensemble des éléments portés à sa connaissance dont les conclusions des experts ne constituent qu’un élément.

Considérant que, pour confirmer le refus d’inscription au tableau opposé par le conseil départemental des Alpes-Maritimes (au requérant), la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins s’est fondée sur les conclusions des trois experts qui avaient procédé à son examen, corroborées par son audition par le conseil départemental et le conseil régional ; que toutefois, le Conseil national de l’Ordre des médecins n’apporte aucune précision sur le comportement de M.B lors de ces auditions ; que si les experts ont (...) conclu à un état de santé incompatible avec l’exercice de la médecine, ils ont noté qu’il avait mené à bien (...) ses études supérieures et qu’il n’avait pas eu (...) « de troubles du comportement ou de décompensation psychiatrique caractérisée » ; qu’il ressort, en outre, des pièces du dossier que M.B a accompli et vu valider l’ensemble des stages hospitaliers que comportait sa formation médicale (...) ; que par suite, M.B. est fondé à demander l’annulation de la décision attaquée (...) ».

Le 8 septembre 1999, la section disciplinaire du conseil national de l’Ordre des médecins décida qu’une expertise complémentaire du requérant devait être diligentée. Les experts désignés conclurent à l’incompatibilité de l’état de santé du requérant avec l’exercice de la médecine.

Le 8 novembre 2000, la section disciplinaire du conseil national de l’Ordre des médecins statua une nouvelle fois sur la requête initiale du requérant. Elle releva notamment les difficultés rencontrées par le requérant, tant au niveau universitaire qu’à celui de la validation de ses stages. Rapprochant le cursus universitaire du requérant et les observations concordantes des experts en 1996 et 2000, elle conclut au rejet de la requête.

Le requérant saisit le Conseil d’Etat d’une requête en annulation de cette décision.

Le 7 mai 2003, le Conseil d’Etat rejeta sa requête en ces termes :

« (...) Sur la légalité externe :

Considérant que les décisions de la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins statuant en matière d’inscription au tableau de l’Ordre des médecins n’ont pas le caractère de décisions juridictionnelles ; que, par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée, prise en séance non publique, serait intervenue en méconnaissance des stipulations du paragraphe 1 de l’article 6 (...), est inopérant ;

Considérant que la circonstance que le rapport établi le 5 juillet 2000 par les trois experts commis dans les conditions prévues par les dispositions (...) de l’article L. 460 du code de la santé publique et au vu duquel le Conseil national de l’Ordre des médecins a statué, s’est référé à un autre rapport établi le 28 mars 1996 lors d’un précédent examen psychiatrique (...) pour en confirmer les conclusions, n’est pas de nature à entacher d’irrégularité la procédure suivie devant ces instances dès lors que ces deux rapports ont été mis à la disposition de l’intéressé afin de lui permettre de présenter utilement sa défense ;

Considérant que si la section disciplinaire ayant siégé lors de la séance du 8 novembre 2000, comptait trois des membres, dont le président, de la section disciplinaire ayant statué le 13 mai 1997 sur la première demande d’inscription présentée par M.B et dont la décision de rejet a été annulée par une décision du Conseil d’Etat du 9 juin 1999, cette circonstance ne saurait, par elle-même, contrairement aux allégations du requérant, faire regarder la décision attaquée comme entachée de partialité ;

Sur la légalité interne :

(...) Considérant que, par une décision en date du 9 juin 1999, le Conseil d’Etat statuant au contentieux a annulé la décision du 13 mai 1997 par laquelle la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins avait rejeté, sur le seul fondement du rapport d’experts du 28 mars 1996 dont elle soulignait le caractère contradictoire, la demande d’inscription au tableau de l’Ordre des médecins présentée par l’intéressé ; que la chose ainsi jugée par le Conseil d’Etat imposait seulement à la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins de procéder à une nouvelle instruction de la demande, (...) ; qu’elle n’a pas conféré en tout état de cause à M.B le droit d’être inscrit au tableau (...) ;

Considérant que pour confirmer le refus d’inscription au tableau opposé par le conseil départemental des Alpes-Maritimes à M.B, la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins s’est fondée, d’une part, sur les observations et conclusions des experts ayant conclu à l’incompatibilité de son état de santé avec l’exercice de la profession de médecin et, d’autre part, sur les éléments du dossier, notamment les difficultés que l’intéressé a rencontrées lors de ses études de médecine et de ses stages ; (...)

Considérant qu’il résulte de ce qui précède, que M.B n’est pas fondé à demander l’annulation de la décision attaquée ; (...) »

B. Le droit interne pertinent

Les dispositions pertinentes en vigueur au moment de l’introduction de la procédure interne se lisent comme suit :

1. Décret no 48-1671 du 26 octobre 1948, relatif au fonctionnement des conseils de l’Ordre des médecins, des chirurgiens-dentistes et des sages-femmes et de la section disciplinaire du conseil national de l’Ordre des médecins

Article 2

« (...) Le conseil de l’Ordre vérifie les titres du candidat et demande communication du bulletin no 2 du casier judiciaire de l’intéressé. Il refuse l’inscription si le demandeur ne remplit pas les conditions nécessaires de moralité et d’indépendance ou s’il est constaté, dans les conditions prévues à l’article 9 du décret du 4 mars 1959, une infirmité ou un état pathologique incompatible avec l’exercice de la profession (...) »

2. Code de la santé publique

Article L. 356

« Nul ne peut exercer la profession de médecin, (...) en France s’il n’est :

1o Titulaire d’un diplôme, certificat ou autre titre mentionné à l’article L. 356-2 (...)

2o De nationalité française ou ressortissant de l’un des Etats membres de la communauté européenne ou des autres Etats parties à l’accord sur l’Espace économique européen, du Maroc ou de la Tunisie, (...)

Toutefois, lorsqu’un Etat étranger accorde à des médecins, (...) nationaux français ou ressortissants français, le droit d’exercer leur profession sur son territoire, le ressortissant de cet Etat peut être autorisé à pratiquer son art en France par arrêté du ministre de la Santé publique et de la population, si des accords ont été passés à cet effet avec cet Etat et si l’équivalence de la valeur scientifique du diplôme est reconnue par le ministre de l’Education nationale (...)

3o Inscrit à un tableau de l’Ordre des médecins, (...) ;

Toutefois, cette dernière condition ne s’applique pas aux médecins, (...) appartenant aux cadres actifs du service de santé des armées. Elle ne s’applique pas non plus à ceux des médecins, (...) qui, ayant la qualité de fonctionnaire de l’Etat ou d’agent titulaire d’une collectivité locale ne sont pas appelés, dans l’exercice de leurs fonctions, à exercer la médecine (...). »

Article L. 460

« Dans le cas d’infirmité ou d’état pathologique rendant dangereux l’exercice de la profession, le conseil régional peut décider la suspension temporaire du droit d’exercer.

Celle-ci, qui est prononcée pour une période déterminée, pourra, s’il y a lieu, être renouvelée. Elle ne peut être ordonnée que sur un rapport motivé adressé au conseil régional, établi par trois médecins experts spécialisés, désignés l’un par l’intéressé ou sa famille, le deuxième par le conseil départemental et le troisième par les deux premiers. En cas de carence de l’intéressé ou de sa famille, la désignation du premier expert sera faite à la demande du conseil régional par le président du tribunal de grande instance.

Le conseil régional peut être saisi soit par le conseil départemental, soit par le conseil national, soit par le préfet ou le directeur départemental de la santé. L’expertise prévue à l’alinéa précédent doit être effectuée au plus tard dans le délai de deux mois à compter de la saisine du conseil régional. Appel de la décision du conseil régional peut être fait devant la section disciplinaire par le médecin intéressé et par les autorités ci-dessus indiquées, dans les dix jours de la notification de la décision. L’appel n’a pas d’effet suspensif. Si le conseil régional n’a pas statué dans le délai de trois mois à compter de la demande dont il est saisi, l’affaire est portée devant la section disciplinaire du conseil national de l’Ordre.

Le conseil régional et, le cas échéant, la section disciplinaire peuvent subordonner la reprise de l’activité professionnelle à la constatation de l’aptitude de l’intéressé par une nouvelle expertise, effectuée, à la diligence du conseil départemental, dans les conditions ci-dessus prévues, dans le mois qui précède l’expiration de la période de suspension. Si cette expertise est défavorable au praticien, celui-ci peut saisir le conseil régional et en appel la section disciplinaire. »

GRIEFS

Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence de publicité des débats devant les conseils départemental, régional et national de l’Ordre des médecins. Il invoque également un manque d’impartialité du conseil national de l’Ordre des médecins, en raison de la présence de certains de ses membres à plusieurs des délibérations tenues par la section disciplinaire et du cumul, au sein de l’Ordre des médecins, des fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement. Il critique enfin les décisions rendues par le conseil national de l’Ordre des médecins le 8 novembre 2000 et par le Conseil d’Etat le 7 mai 2003.

EN DROIT

Le requérant se plaint de l’absence de publicité des débats devant les conseils départemental, régional et national de l’Ordre des médecins, du manque d’impartialité du conseil national de l’Ordre des médecins et des motivations des décisions du conseil national de l’Ordre du 8 novembre 2000 et du Conseil d’Etat du 7 mai 2003. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 § 1 aux instances ordinales concernées, compte tenu de l’étendue de leur contrôle dans le cadre d’une demande d’inscription à un ordre départemental. Il estime en effet que la décision de refus d’inscription à l’Ordre est d’ordre purement administratif dans la mesure où le contrôle exercé par les conseils départemental, régional puis national de l’Ordre se limite au respect des conditions posées par le code de santé publique pour l’exercice de la médecine, de sorte qu’il ne revêt aucun caractère juridictionnel. Le Gouvernement admet qu’il en irait autrement si les organes considérés avaient eu à trancher un litige en matière disciplinaire, mais que tel n’est pas le cas, selon lui, s’agissant d’une décision rejetant une demande de première inscription.

Le requérant estime au contraire que les garanties de l’article 6 § 1 s’appliquent à toutes les contestations portant sur les droits de caractère civil. Il affirme que le refus d’inscription à l’Ordre l’empêche d’entretenir des relations contractuelles avec des clients et de percevoir des honoraires, malgré l’obtention de son diplôme de médecine. Il fait donc valoir le caractère patrimonial de sa réclamation. Il rappelle que la Cour a décidé que l’article 6 § 1 était applicable aux procédures relatives à l’accès à une profession réglementée et ce même si l’exercice de cette profession était soumis à autorisation administrative (De Moor c. Belgique, arrêt du 23 juin 1994, série A no 292-A). Il estime que même si la décision devait être considérée comme d’ordre purement administratif, comme l’affirme le Gouvernement, il n’en demeure pas moins qu’elle a une incidence directe sur l’exercice d’un droit de caractère civil. Dès lors, il ne lui apparaît pas nécessaire que le litige porte sur une contestation d’ordre disciplinaire pour que les garanties de l’article 6 § 1 trouvent à s’appliquer : l’obstacle à l’exercice de sa profession étant à lui seul déterminant. Il insiste enfin sur le fait que les instances ordinales appelées à trancher un litige ayant une incidence déterminante sur l’exercice d’un droit de caractère civil et statuant en vertu de dispositions du code de la santé publique à l’issue d’une procédure prévue par ce même code, doivent être considérées comme des « tribunaux » au sens de la Convention auxquels les garanties de l’article 6 § 1 doivent s’appliquer.

D’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 6 § 1 de la Convention ne trouve à s’appliquer que s’il existe une « contestation » réelle et sérieuse (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 30, § 81) portant sur des « droits et obligations de caractère civil ». La contestation peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice (voir notamment Zander c. Suède, arrêt du 25 novembre 1993, série A no 279-B, p. 38, § 22) et l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, l’article 6 § 1 ne se contentant pas, pour entrer en jeu, d’un lien ténu ni de répercussions lointaines (voir notamment les arrêts Masson et Van Zon c. Pays-Bas du 28 septembre 1995, série A no 327-A, p. 17, § 44, et Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre 1994, série A no 294-B, pp. 4546, § 56).

La Cour rappelle que, s’agissant de l’accès à une profession, elle considère, de manière générale, que « lorsqu’une législation subordonne à certaines conditions l’admission à une profession et que l’intéressé y satisfait, ce dernier possède un droit d’accès à ladite profession » (De Moor, précité, p. 15, § 43). Elle ne saurait donc souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel l’article 6 ne trouverait à s’appliquer qu’en matière disciplinaire, mais l’estime au contraire applicable dès l’instant où, les conditions légales étant réunies, le requérant dispose d’un droit d’accès à une profession.

La Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 à des procédures relatives à des refus d’inscription à l’Ordre des médecins (Delord c. France (déc.), no 63548/00, 25 avril 2002 ; Chevrol c. France, no 49636/99, CEDH 2003-III). Dans ces affaires, son examen s’est toutefois limité aux respects des deux premières conditions légales nécessaires à l’inscription au tableau de l’Ordre, à savoir la possession d’un diplôme en médecine et de la nationalité française.

Or, le droit national prévoit une troisième condition légale pour l’exercice de la médecine : l’inscription au tableau de l’Ordre des médecins (article L. 356 du code de la santé publique). Si la réunion des deux premières conditions suffit le plus souvent à obtenir cette inscription, celleci n’est cependant pas de droit lorsque, comme en l’espèce, les instances ordinales appliquent l’article 2 du décret no 48-1671 du 26 octobre 1948.

En l’espèce, l’accomplissement des deux premières conditions n’a pas entraîné l’inscription automatique au tableau de l’Ordre des médecins, faute pour le requérant de présenter un état pathologique compatible avec l’exercice de la médecine. En conséquence, le requérant n’a jamais rempli l’ensemble des conditions légales requises, de manière cumulative, par le droit interne pour exercer la médecine. Il ne saurait donc invoquer un quelconque « droit » à exercer la profession de médecin.

Partant, l’action du requérant ne portait ni sur un « droit de caractère civil », ni sur le « bien-fondé d’une accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

Il s’ensuit que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3, et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

Par ces motifs, la Cour, à la majorité,

Déclare la requête irrecevable.

S. Dollé A.B. Baka
Greffière Président