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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
16.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GUŢĂ c. ROUMANIE

(Requête no 35229/02)

ARRÊT

STRASBOURG

16 novembre 2006

DÉFINITIF

26/03/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Guţă c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Berro-Lefevre, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35229/02) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ilie Guţă (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 septembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Beatrice Ramaşcanu, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le 7 novembre 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu'elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

4. Le requérant est né en 1937 et réside à Piteşti.

5. En 1966, le requérant acheta à B.S. un terrain de 258 m² qui fut nationalisé par l'Etat en 1967. Ce terrain fut mis à la disposition de la société S.

1. Le déroulement de la procédure devant les juridictions de contentieux administratif

6. Le 21 février 1994, le requérant demanda à la mairie de lui indiquer la situation juridique du terrain nationalisé. Faute de réponse, le 10 mai 1994, le requérant et B.S. saisirent le tribunal départemental d'Argeş d'une action en contentieux administratif contre la mairie et la société privée S., en demandant qu'il soit fait injonction à la première de répondre à sa demande.

7. La procédure fut ajournée trois fois sur demande du requérant, afin de lui permettre de soumettre certains documents, de préciser l'objet de son action et de trouver un avocat, ainsi qu'une fois au motif que la société S. n'avait pas été légalement citée à comparaître.

8. Lors de l'audience du 5 juin 1995, le requérant déposa un questionnaire pour faire interroger les parties adverses et l'affaire fut ajournée quatre fois pour permettre à celles-ci d'y répondre. Les 4 septembre 1995 et 19 février 1996, le requérant dirigea également l'affaire contre la société R. et le conseil local.

9. Par un jugement du 23 juin 1996, le tribunal départemental déclina sa compétence en faveur de la cour d'appel de Piteşti.

10. Lors des audiences des 7 février et 22 mai 1997, le requérant précisa l'objet de son action et demanda l'annulation d'une attestation de propriété du 16 juin 1994 délivrée par le conseil local à la société S. sur le terrain en cause et la constatation de son droit de propriété sur ce terrain. L'audience fut ajournée trois fois pour permettre la réalisation d'une expertise et d'une contre-expertise.

11. Par un arrêt du 3 décembre 1997, la cour d'appel rejeta l'action du requérant.

12. Le 3 février 1998, le requérant forma un recours devant la Cour suprême de justice. Toutefois, le dossier fut renvoyé à la cour d'appel afin de permettre à celle-ci de statuer sur la demande de rectifications des erreurs matérielles faite par le requérant. En novembre, le dossier fut retransmis à la Cour suprême de justice pour statuer sur le recours du requérant.

13. Par un arrêt du 20 mai 1999, la Cour suprême de justice souleva d'office l'exception d'incompétence matérielle des juridictions de contentieux administratif et renvoya l'affaire devant le tribunal de première instance de Piteşti.

2. Le déroulement de la procédure devant les juridictions de droit civil

14. Devant le tribunal de première instance, l'affaire fut ajournée à quatre reprises afin de permettre au requérant de trouver un avocat et de préciser sa demande, et afin de citer légalement la société S.

15. Le tribunal de première instance ordonna une expertise sur demande des parties. Les 14 avril, 12 mai et 9 juin 2000, le tribunal ajourna l'affaire en raison du fait que les parties et l'expert M.C. n'avaient pas été régulièrement cités.

16. Lors de l'audience du 7 juillet 2000, le tribunal soumit d'office au débat des parties la réalisation d'une expertise afin de répondre à des questions précises qu'il avait posées. Les parties exprimèrent leur accord et le bureau d'expertise de Ploieşti fut saisi de la nomination des experts.

17. Le 29 septembre 2000, l'expert P.G., désigné par le bureau d'expertise, informa le tribunal qu'il n'était pas compétent pour réaliser l'expertise, et il fut remplacé par B.P.

18. Le 10 novembre 2000, B.P. fut remplacé par P.S., au motif qu'il était surchargé de travail. Le 6 avril 2001, ce dernier fut remplacé par I.I. pour la même raison. Le même jour, le tribunal demanda au bureau d'expertise de prendre des mesures disciplinaires contre les experts nommés dans l'affaire.

19. Les 25 mai et 29 juin 2001, l'affaire fut ajournée pour citer à comparaître I.I., en lui enjoignant de préparer le rapport d'expertise en priorité. Le 31 août 2001, faute de dépôt du complément de rapport, le tribunal condamna I.I. au versement d'une amende de 1 000 000 lei roumains (ROL). Le 9 novembre 2001, I.I. fut remplacé par B.P.

20. Le 15 février 2002, le rapport d'expertise fut déposé auprès du tribunal. Le 1er mars 2002, une contre-expertise fut ordonnée à la demande du requérant et le 1er avril 2002, le tribunal demanda au bureau d'expertise de prendre les mesures nécessaires pour sa réalisation dans les plus brefs délais. Après trois ajournements de l'affaire, l'expert déposa le rapport de contre-expertise le 5 juillet 2002.

21. L'affaire fut ajournée une fois à la demande du requérant, qui avait déposé auprès du ministère des Finances une demande de contestation du montant du droit de timbre.

22. Par un jugement du 27 septembre 2002, le tribunal de première instance condamna la société S. à mettre le requérant en possession du terrain de 258 m², mais annula son action en dommages-intérêts pour non­paiement du droit de timbre.

23. Par un arrêt du 25 avril 2003, sur appel de la société S., le tribunal départemental d'Argeş rejeta l'action du requérant. Par un arrêt du 21 novembre 2003, la Cour suprême de justice fit droit à la demande de ce dernier de transférer le dossier à une autre juridiction compétente pour statuer sur son recours. Le dossier fut transféré à la cour d'appel d'Alba­Iulia. Cette dernière ajourna l'affaire deux fois au motif qu'en raison de son complexité, elle avait besoin de temps pour délibérer.

24. Par un arrêt définitif du 23 mars 2004, la cour d'appel fit droit au recours du requérant et condamna la société S. à le laisser en possession du terrain litigieux et à lui verser 58 081 dollars américains à titre de dommages-intérêts pour défaut de jouissance du terrain en cause.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

A. Durée de la procédure

25. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

26. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

27. La période à considérer n'a commencé qu'avec la prise d'effet, le 20 juin 1994, de la reconnaissance du droit de recours individuel par la Roumanie. Elle a donc duré neuf ans et plus de neuf mois, pour respectivement deux et trois degrés de juridiction.

28. Certes, pour apprécier le caractère raisonnable des délais écoulés à partir de cette date, il faut tenir compte de l'état où l'affaire se trouvait alors. Toutefois, il convient de noter qu'en l'espèce, les juridictions nationales ont été saisies de l'affaire seulement un mois environ avant l'entrée en vigueur de la Convention quant à la Roumanie.

1. Sur la recevabilité

29. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.

2. Sur le fond

30. Le Gouvernement rappelle qu'afin d'examiner la durée d'une procédure civile, il faut tenir compte de la complexité de l'affaire ainsi que du comportement des parties. Selon lui, l'affaire était particulièrement complexe, ce qui a eu des conséquences sur la détermination de la juridiction compétente rationae materiae pour statuer (paragraphes 9, 13 et 23 ci-dessus). En outre, l'expertise ordonnée en l'espèce a été difficilement réalisable.

31. La procédure a connu des ajournements pour des motifs de procédure, à savoir la demande du requérant en rectification d'erreurs matérielles, sa contestation auprès du ministère des finances contre le montant du droit de timbre ou encore sa demande de transférer l'affaire à une autre cour d'appel. Par ailleurs, il n'y a pas eu en l'espèce de période d'inactivité imputable aux autorités nationales compétentes.

32. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il remarque que la procédure a été ajournée à plusieurs reprises pour non-respect des exigences procédurales imputables aux autorités et que les délais d'ajournements étaient trop longs. Il estime qu'on ne peut pas lui imputer les demandes d'ajournements nécessaires pour préparer sa défense. Par ailleurs, sa demande de rectification d'erreurs matérielles était due aux erreurs faites par les agents du greffe des juridictions nationales, qui pouvaient avoir des conséquences ultérieurement dans la procédure. En outre, l'expertise, l'élément de preuve essentiel dans l'affaire, n'a pas été exécutée dans un délai raisonnable par les experts.

33. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

34. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).

35. La Cour observe que l'affaire était complexe mais considère qu'en l'espèce, cette complexité ne suffit pas à elle seule pour justifier la durée de la procédure. La Cour constate également que l'attitude du requérant au cours de la procédure a été de nature à causer certains retards, plus particulièrement en raison de la modification à deux reprises de l'objet de son action. En tout état de cause, l'on ne saurait lui reprocher d'avoir usé de divers recours internes pour défendre ses droits (voir, notamment, Erkner et Hofauer c. Autriche, 23 avril 1987, série A, no 117, p. 63, § 68). Par ailleurs, ses actions en rectification d'erreurs matérielles et en contestation du montant du droit de timbre s'inscrivent dans cette même ligne.

36. Toutefois, la Cour constate qu'après plus de cinq ans de procédure les juridictions de contentieux administratif se sont déclarées incompétentes ratione materiae pour juger l'affaire du requérant (Wierciszewska c. Pologne, no 41431/98, § 46, 25 novembre 2003). En outre, l'affaire est restée pendante environ trois ans devant le tribunal de première instance de Ploieşti en raison du manque de diligence des experts. Or, selon une jurisprudence constante, les experts travaillant dans le cadre d'une procédure judiciaire sont controlés par un juge à qui incombe la mise en état et la conduite rapide d'une procédure (voir, parmi beaucoup d'autres, Gesiarz c. Pologne, no 9446/02, § 53, 18 mai 2004).

37. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ».

38. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.

B. Equité de la procédure

39. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l'iniquité de la procédure civile.

40. La Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes, puisqu'il incombe au premier chef aux autorités nationales et, notamment, aux cours et tribunaux, d'interpréter la législation interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2955, § 31). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation.

41. La Cour note que l'action du requérant a été examinée par plusieurs juridictions internes devant lesquelles il a pu exposer les allégations et moyens de défense qu'il a estimés utiles. Les décisions critiquées sont intervenues à la suite d'une procédure contradictoire. Dès lors, et compte tenu également de l'absence d'arbitraire des décisions en cause, la Cour estime que la procédure en question a revêtu un caractère équitable.

42. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1

43. Citant les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1, le requérant se plaint d'une atteinte à ses droits au respect de son domicile et au respect de ses biens en raison de la nationalisation du terrain en 1967.

44. La Cour constate que ces griefs portent sur des faits qui ont eu lieu avant la ratification de la Convention par la Roumanie le 20 juin 1994. Il s'ensuit que ces griefs sont incompatibles ratione temporis avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 35 § 3 et doivent être rejetés en application de l'article 35 § 4.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

46. Le requérant réclame 1 400 135 dollars américains (USD) à titre de préjudice matériel, représentant le manque à gagner pour le terrain de 258 m² pendant la période de 1967 à 2006 ainsi que la mise en possession de ce terrain. Il sollicite également 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

47. S'agissant du préjudice matériel, le Gouvernement note que les prétentions du requérant ne sont pas compatibles avec l'objet de la présente requête, qui vise la durée de la procédure. S'agissant du préjudice moral, il considère la demande du requérant exorbitante par rapport à la jurisprudence de la Cour en matière de durée de procédure civile.

48. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime que le requérant a subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle lui accorde 2 600 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

49. Le requérant demande également 15 000 EUR au titre des frais et dépens sans présenter de justificatifs.

50. Le Gouvernement ne s'oppose pas à l'octroi d'une somme au titre des frais et dépens dans la mesure où la Cour estime qu'ils sont réels, nécessaires et raisonnables.

51. Eu égard à l'ensemble des éléments se trouvant en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue au requérant 400 EUR à ce titre.

C. Intérêts moratoires

52. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 600 EUR (deux mille six cents euros) pour dommage moral et 400 EUR (quatre cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en lei au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.


Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président