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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
16.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE DAVIDESCU c. ROUMANIE

(Requête no 2252/02)

ARRÊT

STRASBOURG

16 novembre 2006

DÉFINITIF

16/02/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Davidescu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,

C. Bîrsan,

V. Zagrebelsky,

E. Myjer,

David Thór Björgvinsson,

Mmes I. Ziemele,

I. Berro-Lefevre, juges,

et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 2252/02) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ioan Ilus Davidescu (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 septembre 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Maria Despa qui a été remplacée par Me Aurelia Popescu. A présent, il est représenté par Me Nicoleta Popescu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Beatrice Ramaşcanu, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le 24 mai 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

4. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1943 et réside à Sinaia.

6. En 1950, en vertu du décret de nationalisation nº 92/1950, l'Etat prit possession d'un bien immobilier, sis au no 26 de la rue Popa Savu, à Bucarest et composé d'un immeuble de trois appartements et du terrain afférent, qui appartenait à la tante du requérant.

7. Les 15, 25 octobre et 13 décembre 1996, l'entreprise H., gérante des biens de l'Etat, vendit respectivement aux époux C.S., aux époux M. et aux époux C.I. les appartements nos 3, 1 et 2 situés dans l'immeuble en question, qu'ils habitaient en tant que locataires.

1. Action en revendication

8. Le 3 juin 1997, le requérant, faisant valoir qu'en vertu du décret 92/1950, les biens appartenant à certaines catégories sociales étaient exemptés de la nationalisation et que sa tante faisait partie d'une de ces catégories, introduisit devant le tribunal de première instance de Bucarest une action en revendication immobilière contre la mairie de Bucarest et l'entreprise H.

9. Par un jugement du 19 septembre 1997, le tribunal fit droit à l'action du requérant, au motif que l'Etat avait pris possession de l'immeuble sans titre valable et ordonna aux parties défenderesses de lui restituer l'immeuble. Les parties défenderesses, bien que légalement citées dans la procédure, ne s'étaient pas présentées et n'avaient pas présenté de mémoire en défense. Sur appel des parties, par un arrêt définitif du 9 avril 1998, le tribunal départemental de Bucarest confirma le jugement rendu en premier ressort.

10. Par un procès-verbal du 9 septembre 1998, le requérant fut mis en possession de l'immeuble et du terrain, mais il constata à cette occasion que les trois appartements de l'immeuble avaient été vendus antérieurement aux locataires. Par une décision du 7 octobre 1998, le maire de Bucarest ordonna la restitution de l'immeuble litigieux au requérant.

11. Par lettre du 29 janvier 2001, la mairie informa le requérant que sa demande de se voir restituer l'immeuble en cause en vertu des dispositions de la loi no 112/1995 avait été rejetée, au motif que immeuble lui avait été déjà restitué par le jugement définitif du 19 septembre 1997.

2. Actions en annulation des contrats de vente

a) action en annulation du contrat de vente de l'appartement no 1

12. Le 15 février 1999, le requérant saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une action contre la mairie de Bucarest, l'entreprise H. et les époux M., en annulation du contrat de vente conclu le 25 octobre 1996 et subsidiairement en revendication de cet appartement. Le requérant se fondait sur le jugement définitif du 19 septembre 1997 par lequel le tribunal de première instance de Bucarest avait constaté son droit de propriété sur l'immeuble litigieux. En outre, il demandait l'annulation du contrat de vente pour cause illicite, en soutenant que les parties étaient de mauvaise foi lors de sa conclusion, dans la mesure où elles savaient à la date de la signature du contrat que le requérant avait entrepris des démarches afin de se voir restituer l'immeuble.

13. Par un jugement du 26 janvier 2000, le tribunal de première instance rejeta sa demande d'annulation du contrat, aux motifs que ce contrat avait été conclu avant la date d'introduction par le requérant de son action en revendication, que ce dernier n'avait pas adressé une notification aux parties de ses démarches et que le contrat respectait les dispositions de la loi no 112/1995. Quant à la demande du requérant de revendication de l'appartement, le tribunal la rejeta au motif qu'elle avait un caractère subsidiaire et qu'il n'en avait été saisi qu'en vue d'ordonner la restitution de l'immeuble après l'annulation du contrat de vente litigieux. Dans la mesure où, en l'espèce, le contrat de vente n'avait pas été annulé, il n'avait pas à statuer sur l'action en revendication du requérant. Le tribunal jugea que la recevabilité de l'action en revendication dépendait de la recevabilité de la demande en annulation du contrat de vente et qu'en l'espèce il ne devait pas comparer les titres de propriété des parties.

14. Le 14 février 2000, le requérant interjeta appel, en faisant valoir que le contrat de vente avait une cause illicite et que son action en revendication n'avait pas un caractère subsidiaire. En outre, il soutenait que le tribunal, en vertu de son rôle actif, aurait dû d'office comparer son titre et celui des époux M.

15. Par un arrêt du 15 décembre 2000, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l'appel du requérant quant à l'annulation du contrat de vente. Il valida le contrat de vente au motif que les parties étaient de bonne foi lors de sa conclusion. S'agissant de la demande de revendication de l'appartement, le tribunal départemental fit droit à l'appel du requérant et compara les titres des parties au litige. Il jugea que le titre de propriété des époux M. était préférable, en raison du fait que l'Etat n'était plus le propriétaire de l'immeuble au moment où avait été rendu le jugement définitif du 19 septembre 1997 ordonnant qu'il restitue le bien litigieux au requérant.

16. Le 18 janvier 2001, le requérant forma un recours, en soutenant que le tribunal n'avait pas correctement apprécié les preuves quant à sa demande d'annulation du contrat de vente. En outre, il faisait valoir que dans sa demande introductive d'instance il ne demandait pas la comparaison des titres de propriété et que dès lors, le tribunal départemental avait statué ultra petita.

17. Par un arrêt définitif du 20 septembre 2001, la cour d'appel de Bucarest rejeta son recours. Elle confirma le bien-fondé de la décision rendue en premier ressort dans sa partie concernant la validité du contrat de vente. Elle nota également, après avoir interprété la demande introductive d'instance du requérant, que ce dernier n'entendait pas, en effet, demander la comparaison des titres de propriété.

b) action en annulation du contrat de vente de l'appartement no 2

18. Le 16 février 1999, le requérant saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une action contre la mairie de Bucarest, l'entreprise H. et les époux C.I., en annulation du contrat de vente du 13 décembre 1996, pour cause illicite et, subsidiairement, en revendication de l'appartement.

19. Par un jugement du 19 janvier 2000, le tribunal de première instance rejeta l'action du requérant, au motif que le contrat avait été conclu avant le 9 avril 1998 et que les parties étaient de bonne foi lors de sa conclusion. Par un arrêt du 30 novembre 2000, le tribunal départemental fit partiellement droit à l'appel du requérant, constata la validité du contrat de vente en raison de la bonne foi des époux C.I. mais, après avoir comparé les titres de propriété du requérant et des époux C.I., il donna la préférence au premier.

20. Sur recours des époux C.I., par un arrêt définitif du 3 avril 2001, la cour d'appel de Bucarest cassa cet arrêt et rejeta l'appel du requérant, au motif que le tribunal départemental s'était prononcé ultra petita sur la revendication.

21. Par une décision du 24 mai 2002, la Cour suprême de justice fit droit au recours en annulation introduit par le procureur général sur demande du requérant et en faveur de celui-ci, cassa les trois décisions rendues pendant le premier cycle procédural et renvoya l'affaire devant le tribunal de première instance.

22. Le 12 septembre 2002, le requérant précisa son action, en soutenant qu'elle comportait deux chefs de demande distincts et non pas subsidiaires, à savoir l'annulation du contrat de vente et la revendication de l'appartement no 2.

23. Par un jugement du 19 décembre 2002, le tribunal de première instance rejeta l'action en annulation du contrat de vente, au motif que les acquéreurs étaient de bonne foi lors de la conclusion du contrat. Par ailleurs, le tribunal fit droit à l'action en revendication du requérant. En comparant les titres de propriété des parties au litige, il jugea que le titre du requérant était préférable, en raison du fait que la nationalisation de l'immeuble avait été illégale et que, dès lors, l'Etat n'avait jamais été le propriétaire du bien.

24. Par un arrêt du 4 juin 2003, le tribunal départemental de Bucarest rejeta tant l'appel du requérant que celui des époux C.I.

25. Par un arrêt définitif du 8 novembre 2003, la cour d'appel de Bucarest fit droit au recours des époux C.I. et rejeta l'action en revendication du requérant. La cour d'appel, se référant à l'article 46 § 2 de la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immobiliers nationalisés pendant le régime communiste, jugea que la seule bonne foi des acquéreurs était suffisante afin de faire prévaloir leur titre de propriété sur celui du requérant. Dès lors, elle rejeta également l'action du requérant en revendication de l'appartement en question.

c) action en annulation du contrat de vente de l'appartement no 3

26. Le 11 février 1999, le requérant saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une action contre la mairie de Bucarest, l'entreprise H. et les époux C.S., en annulation du contrat de vente du 15 octobre 1996 pour cause illicite.

27. Par un jugement du 3 avril 2000, le tribunal de première instance rejeta son action, au motif que le contrat avait été conclu avant le 9 avril 1998 et que le requérant n'avait pas prouvé que les parties étaient de mauvaise foi au moment de sa conclusion.

28. Par un arrêt du 9 octobre 2000, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l'appel du requérant. Il nota que l'intéressé n'avait pas établi avoir notifié aux défendeurs son intention de revendiquer l'immeuble.

29. Par un arrêt définitif du 14 septembre 2001, la cour d'appel de Bucarest rejeta le recours du requérant et confirma les décisions rendues en premier ressort et en appel.

3. Démarches pour obtenir la restitution de l'immeuble litigieux conformément aux dispositions de la loi no 10/2001

30. Le 19 juillet 2001, le requérant adressa une notification à la mairie de Bucarest afin d'obtenir la restitution de l'immeuble sis au no 26 de la rue Popa Savu, à Bucarest, en vertu des dispositions de la loi no 10/2001.

31. Il ressort du dossier qu'à ce jour, le requérant n'a reçu aucune réponse à sa demande.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

32. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31 - 44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 1926, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 3853, 1er décembre 2005) et Porteanu c. Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).

33. La loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001 prévoit que l'indemnisation à laquelle auront droit les personnes qui n'obtiennent pas la restitution de l'immeuble nationalisé, et dont le montant sera fixé à l'issue d'une procédure administrative par une commission centrale, est constituée d'une participation à un organisme de placement de valeurs mobilières, organisé sous la forme de la société par actions Proprietatea (« Proprietatea »). En principe, les bénéficiaires d'une telle indemnité reçoivent des titres de valeur qui seront transformés en actions, lorsque Proprietatea sera cotée en bourse. Par ailleurs, l'article 3 de la loi susmentionnée précise que les titres de valeur ne peuvent pas être vendus avant leur conversion en actions.

34. Le 29 décembre 2005, Proprietatea a été inscrite au Registre du commerce de Bucarest. Afin que les titres de valeurs puissent être convertis en actions émises par Proprietatea et que ces actions puissent par la suite faire l'objet des transactions sur le marché financier, il faut tout d'abord suivre la procédure d'agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Selon le calendrier prévisionnel de Proprietatea, qui a été modifié à plusieurs reprises, l'entrée effective en bourse est prévue vers la fin de l'année 2006.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1

35. Le requérant se plaint d'une atteinte à son droit au respect de ses biens, en raison de la vente par l'Etat des appartements litigieux. Il invoque l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

36. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

37. Citant parmi d'autres les affaires Brezny et Brezny c. Slovaquie ((déc.), no 23131/93, 4 mars 1996), Kopecky c. Slovaquie ([GC], no 44912/98, § 35, 28 septembre 2004) et Constandache c. Roumanie ((déc.), no 46312/99, 11 juin 2002), le Gouvernement considère que la Cour n'est pas compétente ratione temporis pour examiner les circonstances de la nationalisation de l'immeuble litigieux, qui a eu lieu avant l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Roumanie.

38. Le Gouvernement estime que le requérant ne disposait pas d'un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1 au moment des ventes des appartements aux locataires, car son droit de propriété sur l'immeuble n'a pas été reconnu par une décision judiciaire définitive avant ces ventes. Par ailleurs, lors de la vente des appartements à des tiers, l'Etat avait un titre de propriété valide sur ces appartements.

39. Bien que la décision du 9 avril 1998 ait fait droit à l'action en revendication du requérant, ce dernier n'a pas inscrit son droit de propriété sur le registre foncier et n'avait pas versé d'impôt pour l'immeuble (Zwierzynsky c. Pologne, no 34049/96, 19 juin 2001). Le Gouvernement souligne que, comme dans l'affaire Constandache précitée, le requérant avait dirigé son action en revendication contre l'Etat qui, au moment de l'action, n'était plus le propriétaire de l'immeuble en raison de sa vente à des tiers. Dès lors, il considère que la décision du 9 avril 1998 ne pouvait pas faire naître un droit de propriété en faveur du requérant sur l'immeuble en cause. En outre, l'arrêt définitif du 9 avril 1998 constatant le droit de propriété du requérant n'était pas opposable aux tiers acheteurs.

40. Même à supposer que les décisions rendues par les juridictions nationales constituent une ingérence dans le droit de propriété du requérant, le Gouvernement considère qu'elle était prévue par la loi, plus particulièrement par le code civil et le code de procédure civile ainsi que par les dispositions des lois nos 112/1995 et 10/2001, et poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d'autrui. Selon lui, cette ingérence était proportionnée au but poursuivi, dans la mesure où les juridictions nationales ont reconnu la validité des contrats de vente conclus avant que le requérant saisisse le tribunal d'une action en revendication.

41. Le Gouvernement estime que le requérant pouvait obtenir une indemnité en vertu de la loi no 10/2001 modifiée par la loi no 247/2005, ce qui répond aux exigences de l'article 1 du Protocole no 1.

42. Enfin, le Gouvernement demande à la Cour de prendre en compte la réforme instituée par la loi no 247/2005, qui a pour objectif d'accélérer la procédure de restitution et, dans les cas où une telle restitution s'avère impossible, d'octroyer une indemnisation sous la forme d'une participation à un organisme de placement collectif de valeurs mobilières.

43. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Selon lui, la nationalisation avait été illégale et, dès lors, l'Etat avait vendu les appartements en cause alors qu'il n'en était pas le propriétaire. Il présente également des copies des reçus fiscaux faisant la preuve de ce qu'il a versé l'impôt pour l'immeuble.

44. Le requérant considère que l'Etat refuse d'exécuter la décision interne définitive du 19 septembre 1997 alors qu'elle n'a été ni contestée ni annulée par les juridictions nationales.

45. La Cour rappelle que, dans l'affaire Străin précitée, elle a considéré que la vente par l'Etat d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, constituait une privation de propriété contraire à l'article 1 du Protocole no 1 (Străin précité, §§ 39 et 59).

46. De surcroît, dans l'affaire Păduraru précitée (§ 112) la Cour a constaté que l'Etat avait manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d'intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. La Cour a également considéré que l'incertitude générale ainsi créée s'était répercutée sur le requérant, qui s'était vu dans l'impossibilité de recouvrer l'ensemble de son bien, alors qu'il disposait d'un arrêt définitif condamnant l'Etat à le lui restituer.

47. En l'espèce, la Cour n'aperçoit pas de raison de s'écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l'instar des affaires Păduraru et Porteanu (§ 33 de cette affaire), dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires des appartements litigieux avant que le droit de propriété du requérant sur ces biens soit confirmé définitivement avec effet rétroactif. Et, comme dans ces affaires, ainsi que dans l'affaire Străin, le requérant a en l'espèce été reconnu propriétaire légitime, les tribunaux ayant jugé incontestable son titre de propriété, eu égard au caractère abusif de la nationalisation (paragraphes 9 et 10 ci dessus).

48. La Cour rappelle également que dans l'affaire Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 69-70, CEDH 1999VII), le droit de propriété du requérant, confirmé par une décision de justice définitive datant de 1993, se trouvait mis en cause par le tiers intervenant, qui prétendait avoir un droit de propriété sur une partie du même bien en vertu d'un acte d'achat datant de 1973. A ce sujet, la Cour avait dit que la procédure engagée devant elle par M. Brumărescu à l'encontre de l'Etat roumain ne pouvait produire d'effets que sur les droits et obligations de ces seules parties (Brumărescu précité, § 69). Elle a confirmé cette approche dans son arrêt sur la satisfaction équitable, en mettant à la charge de l'Etat roumain l'obligation de rétablir le droit de propriété de M. Brumărescu, « sans préjudice de toute prétention » que le tiers intervenant pourrait avoir à une partie de la propriété du requérant (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 22 in fine, CEDH 2001-I).

49. La Cour note que la vente par l'Etat du bien du requérant, en vertu de la loi no 112/1995 qui ne permettait de vendre que les biens nationalisés de manière légale, empêche celui-ci de jouir de son droit.

50. En outre, la Cour note que, bien que le Gouvernement soutienne que le requérant avait le droit d'obtenir une réparation, aucune indemnisation ne lui a été octroyée pour cette privation. En effet, le requérant a déposé le 19 juillet 2001 une demande de restitution du bien en vertu de la loi no 10/2001, entre temps complétée par la loi no 247/2005, mais il n'a reçu à ce jour aucune réponse, ni sur la restitution sollicitée, ni à l'égard de l'indemnisation à laquelle le Gouvernement soutient qu'il aurait droit.

51. La Cour observe que bien que le 22 juillet 2005 ait été adoptée la loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001, les opérations préalables à l'octroi d'une indemnisation effective, n'ont pas abouti jusqu'à présent et que selon le calendrier prévisionnel de Proprietatea, son entrée effective en bourse est prévue pour la fin de l'année 2006 (paragraphes 33 et 34 cidessus).

52. A supposer que la demande de restitution formée par le requérant en vertu de la loi no 10/2001 soit recevable et puisse faire l'objet d'une indemnisation, la Cour observe que Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnisation au requérant et que sa demande fondée sur la loi susmentionnée n'a fait l'objet d'aucun examen depuis plus de cinq ans. De surcroît, ni la loi no 10/2001 ni la loi no 247/2005 la modifiant ne prennent en compte le préjudice subi du fait d'une absence prolongée d'indemnisation par les personnes qui, comme le requérant, se sont vu priver de leurs biens restitués en vertu d'un jugement définitif (Porteanu précité, § 34).

53. Dès lors, la Cour considère que la mise en échec du droit de propriété du requérant sur l'immeuble en cause, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive incompatible avec le droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.

54. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

55. Le requérant se plaint du caractère inéquitable des procédures en annulation des contrats de vente conclus entre l'Etat et les anciens locataires et portant sur les appartements nos 1, 2 et 3 de l'immeuble, en faisant valoir, plus particulièrement, que les juridictions nationales ont interprété la législation interne et les preuves de manière erronée. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

56. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

57. La Cour sonsidère, compte tenu de ses conclusions figurant aux paragraphes 45-50 et 53 ci-dessus, qu'il n'y a pas lieu de statuer sur le fond du grief (voir, mutatis mutandis et entre autres, Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 25, CEDH 1999-I, Zanghì c. Italie, arrêt du 19 février 1991, série A no 194-C, p. 47, § 23, et Église catholique de la Canée c. Grèce, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, § 50).

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

59. Le requérant réclame la restitution de l'immeuble. Si la restitution n'est plus possible, il demande la somme de 345 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel, représentant la valeur de l'immeuble. Le requérant fournit une expertise qu'il considère incorrecte et selon laquelle la valeur de l'immeuble litigieux est de 112 985 euros. Il sollicite également, au titre de préjudice moral, la somme de 105 525 EUR représentant les loyers non perçus du 30 septembre 1949 au 30 novembre 2005 pour les appartements en cause.

60. Le Gouvernement estime que la valeur de l'immeuble est de 84 943 EUR, comme cela ressort de l'opinion d'un expert qu'il fournit. Quant au préjudice moral, il considère que les prétentions concernant les loyers non perçus n'ont pas fait l'objet de la présente requête et n'ont jamais été portées devant les juridictions nationales. Par ailleurs, il fait valoir que la Convention est entrée en vigueur quant à la Roumanie le 20 juin 1994 et estime que le prétendu préjudice réclamé par le requérant doit être rapporté à la date où les décisions rejetant ses actions en annulation des contrats de vente ont acquis force de chose jugée.

61. Le Gouvernement considère qu'il n'y a pas de lien de causalité entre la prétendue violation de la Convention et les souffrances invoquées par le requérant, et que l'arrêt de la Cour constatant une éventuelle violation de la Convention pourrait constituer par lui-même une réparation satisfaisante du préjudice moral.

62. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement remarque que, comme cela a été le cas dans l'affaire Broniowski c. Pologne ([GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004V), on doit prendre en considération le large pouvoir discrétionnaire de l'Etat pour choisir les mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux et pour prendre le temps nécessaire à leur mise en œuvre. Il considère que l'adoption de la loi no 247/2005 constitue une réforme radicale dans le domaine de la réglementation du droit de propriété et que ce mécanisme sera effectif dans un délai raisonnable. Ainsi, selon le Gouvernement, le retard dans l'octroi d'une indemnisation représente une circonstance exceptionnelle.

63. Dans ses observations en réponse aux observations complémentaires du Gouvernement, le requérant considère que la modification législative apportée par la loi no 247/2005 a institué un système lourd et inefficace, prometteur de dédommagements lointains, voire illusoires. Il fait valoir que la loi en cause ne réglemente pas la situation des immeubles restitués aux anciens propriétaires, tel le requérant, par une décision de justice définitive. En outre, bien que Proprietatea ait été constituée en décembre 2005, elle n'est pas encore opérationnelle.

64. Se référant aux affaires Strain et Paduraru précitées, le requérant considère que si une réforme radicale du système politique et économique d'un pays pouvait justifier en principe des limitations à une indemnisation, ces circonstances ne sauraient être mises en avant au détriment des principes qui sous-tendent la Convention. En tout état de cause, selon lui, une absence totale d'indemnisation ne saurait se justifier même dans un contexte exceptionnel.

65. Le requérant conteste également l'impartialité de l'expert qui a réalisé le rapport fourni par le Gouvernement, en soutenant que l'existence d'un contrat de prestation de services entre ce dernier et l'expert est en soi de nature à entacher l'impartialité de celui-ci. Il fournit le point de vue d'un expert sur les expertises réalisées en l'espèce et selon lequel la valeur de l'immeuble est de 449 000 EUR.

66. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).

67. Dans les circonstances de l'espèce, la Cour estime que la restitution des appartements nos 1, 2 et 3, sis au no 26, de la rue Popa Savu, à Bucarest, telle qu'ordonnée par le jugement définitif rendu le 19 juillet 1997, par le tribunal de première instance de Bucarest, placerait le requérant autant que possible dans une situation équivalant à celle où il se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. En tout état de cause, à défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser à l'intéressé, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle des appartements.

68. A ce sujet, la Cour note avec intérêt que la loi no 247/2005 portant modification de la loi no 10/2001 qualifie d'abusives les nationalisations opérées par le régime communiste et prévoit l'obligation de restitution d'un bien sorti du patrimoine d'une personne par suite d'une telle privation. En cas d'impossibilité de restitution pour cause par exemple, de vente du bien à un tiers de bonne foi, la loi accorde une indemnité à hauteur de la valeur vénale du bien au moment de l'octroi (titre I, section I, articles 1, 16 et 43 de la loi).

69. En l'espèce, quant à la détermination du montant de l'indemnité pouvant être versée au requérant, la Cour note que les deux parties ont fourni des expertises sur la valeur de l'immeuble litigieux. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local, elle estime la valeur marchande actuelle du bien à 130 000 EUR.

70. Concernant les sommes demandées au titre du préjudice moral pour le manque d'usage des appartements, calculées par rapport au prix de location de ce bien, la Cour ne saurait spéculer sur la possibilité et le rendement d'une location de l'appartement en question (Buzatu c. Roumanie, no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005).

71. De surcroît, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit du requérant au respect de ses biens, pour lesquelles la somme de 6 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

B. Frais et dépens

72. Le requérant demande également 5 950 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et pour ceux encourus devant la Cour, ainsi que pour les dépenses de fournitures et celles liées à la traduction des documents et leur envoi à la Cour. Il fournit des justificatifs pour 1 423,676 EUR. Par lettre du 23 mai 2006, après avoir choisi un nouveau représentant qui a répondu aux observations complémentaires du Gouvernement sur l'article 41 de la Convention, le requérant a majoré ses prétentions concernant le frais encourus dans la procédure devant la Cour de 2 675 EUR, présentant comme justificatif la convention d'honoraires signée avec son nouveau représentant.

73. Le Gouvernement note que le requérant n'a pas présenté de justificatifs pour l'intégralité de la somme demandée et qu'il aurait dû demander le remboursement des frais engagés devant les juridictions internes dans les procédures déroulées sur le plan interne. Il ne s'oppose pas à l'octroi au requérant d'une somme correspondant aux dépenses nécessaires, liées à la procédure judiciaire interne et à celle devant la Cour et qui ont été suffisamment prouvées.

74. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l'accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

75. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner au fond le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit

a) que l'Etat défendeur doit restituer au requérant l'immeuble situé au numéro 26 de la rue Popa Savu à Bucarest, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ; qu'à défaut, l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 130 000 EUR (cent trente mille euros) pour dommage matériel ; qu'en tout état de cause, l'Etat défendeur doit verser au requérant 6 000 EUR (six mille euros) pour dommage moral et 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en lei au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président