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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
14.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GREGÓRIO DE ANDRADE c. PORTUGAL

(Requête no 41537/02)

ARRÊT

STRASBOURG

14 novembre 2006

DÉFINITIF

26/03/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Gregório de Andrade c. Portugal,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 octobre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41537/02) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet Etat, M. José Pedro Gregório de Andrade (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 novembre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Par une lettre du 1er février 2005, le conseil du requérant a informé la Cour de ce que ce dernier était décédé, le 2 juin 2004. Son enfant majeur et seul héritier, M. Pedro Manuel Sérgio Fernandes Andrade, a demandé à la Cour de reconnaître sa qualité pour se substituer à son parent dans le cadre de la présente requête. Le 24 octobre 2006, la Cour y a consenti. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera à traiter M. José Pedro Gregório de Andrade comme « requérant », bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à son héritier (Ahmet Sadık c. Grèce, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996V, p. 1641, § 3).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, était représenté par Me F. Pereira Coelho, avocat à Amora (Portugal). L’héritier du requérant est également représenté par ce même avocat. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint.

3. Le requérant alléguait ne pas avoir eu un véritable accès à un tribunal, compte tenu de la notification tardive, par le ministère public agissant en sa représentation, d’une décision de la Cour suprême administrative.

4. Par une décision du 14 décembre 2004, la Cour a déclaré la requête recevable.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant, à la retraite au moment de l’introduction de la requête, était fonctionnaire de la compagnie des chemins de fer de Benguela (« la CFB »), qui opérait en Angola, lorsque ce pays était une colonie portugaise. La CFB disposait d’un fonds spécifique de pensions afin d’assurer le paiement des retraites à ses fonctionnaires.

7. Lors de son retour au Portugal, après l’indépendance de l’Angola, le requérant, qui travailla encore jusqu’à la fin 1993 au Portugal, fut intégré dans le système général de pensions.

8. En septembre 1994, le Centre national des pensions (« le Centre ») fixa au requérant, avec effet au 1er janvier 1994, une pension de vieillesse de 48 030 escudos portugais (PTE), soit 239 euros (EUR), tenant également compte de son intégration au système général de pensions au Portugal.

A. La procédure introduite par le ministère public au nom d’anciens collègues du requérant

9. En 1995, 247 anciens fonctionnaires de la CFB se trouvant dans la même situation que le requérant, mais non celui-ci, demandèrent au ministère public près le tribunal administratif de Lisbonne d’introduire en leur nom une demande en reconnaissance de droits devant ce dernier tribunal. Ils alléguaient faire l’objet d’une discrimination par rapport à leurs anciens collègues qui n’avaient jamais travaillé au Portugal et qui, de par ce seul fait, bénéficiaient de pensions de vieillesse supérieures. En effet, ces dernières pensions étaient calculées d’après des barèmes plus avantageux.

10. Le ministère public, agissant en tant que représentant de ces personnes, introduisit ladite demande, alléguant notamment la violation du principe de non-discrimination.

11. Par un jugement du 19 février 1997, le tribunal rejeta la demande, se fondant sur le défaut de qualité pour agir du ministère public. La Cour suprême administrative annula toutefois, par un arrêt du 3 mars 1998, cette décision et reconnaissait au ministère public qualité pour agir en tant que représentant des intéressés. Le dossier fut donc renvoyé devant le tribunal administratif de Lisbonne.

12. Par un jugement du 15 mai 2000, le tribunal administratif fit droit à la demande et ordonna au Centre de recalculer les pensions des demandeurs de manière à les cumuler avec celles qui étaient calculées d’après les barèmes du fonds de pensions de la CFB.

13. Sur recours du Centre, la Cour suprême administrative confirma le jugement entrepris par un arrêt du 25 janvier 2001.

B. La procédure introduite par le ministère public au nom du requérant

14. Le 18 mai 1998, le requérant demanda au ministère public près le tribunal administratif de Lisbonne d’introduire en son nom une demande similaire à celle qui avait été introduite par ses 247 anciens collègues en 1995. Il alléguait à cet effet se trouver absent du Portugal au moment de la demande formulée par ces personnes mais, se trouvant dans la même situation, avoir intérêt à bénéficier du même traitement. Il soutenait avoir ainsi droit à une pension de vieillesse de 86 170 PTE, soit 429 EUR, au lieu de 48 030 PTE.

15. Le 24 juin 1998, le ministère public introduisit, au nom du requérant, la demande en question devant le tribunal administratif de Lisbonne. Le procureur chargé de l’affaire en informa le requérant par une lettre du 26 juin 1998.

16. Par un jugement du 9 novembre 2001, le tribunal fit droit à la demande et ordonna au Centre de recalculer la pension du requérant de manière à la cumuler avec celle qui était calculée d’après les barèmes du fonds de pensions de la CFB.

17. Le Centre fit appel devant la Cour suprême administrative.

18. Par un arrêt du 5 juin 2002, cette juridiction accueillit le recours et infirma la décision attaquée. Elle souligna d’emblée qu’en matière de pensions, dans le cadre de laquelle la réglementation est exhaustive, l’administration dispose d’une marge d’appréciation plus réduite s’agissant d’appliquer le principe de non-discrimination. Elle releva ensuite que cumuler la pension du requérant avec une autre reviendrait à le placer dans une situation plus favorable par rapport aux bénéficiaires du système général de pensions portugais. Il est vrai qu’une inégalité subsistait entre le requérant et ses anciens collègues qui n’avaient pas travaillé au Portugal après l’indépendance de l’Angola mais cela était dû à la différence dans le niveau de rémunération dont bénéficiait le requérant dans ce dernier pays, à l’époque, et celui qu’il avait obtenu ensuite au Portugal. Il n’y avait dès lors aucune violation du principe de non-discrimination. L’un des trois juges fit une déclaration de dissentiment se référant à l’arrêt de la Cour suprême administrative du 25 janvier 2001.

19. Le ministère public adressa copie de cet arrêt au requérant par une lettre datée du 10 juillet 2002, reçue le 15 juillet 2002, alors que l’arrêt en cause était déjà passé en force de chose jugée.

20. A une date non précisée, mais en tout cas après la communication de la présente requête au gouvernement défendeur, le 18 novembre 2003, l’agent du ministère public près la Cour suprême administrative demanda au juge conseiller rapporteur à cette juridiction de notifier personnellement au requérant l’arrêt du 5 juin 2002. L’agent du ministère public faisait valoir avoir pris connaissance, par le biais d’une correspondance reçue de la part de la Procuradoria Geral da República (Office du Procureur général de la République), des griefs soulevés par le requérant à cet égard. L’agent du ministère public indiqua qu’aucun recours en harmonisation de jurisprudence n’avait été introduit car l’arrêt de la Cour suprême administrative méritait l’accord du ministère public. Il admettait cependant que le requérant avait un intérêt à se voir notifier la décision en cause. L’agent du ministère public demanda donc au juge conseiller rapporteur de faire application de l’article 25 du code de procédure du travail, prévoyant l’obligation d’une notification personnelle de l’intéressé lorsque celui-ci bénéficie de l’assistance d’un représentant d’office.

21. Par une ordonnance du 22 septembre 2004, le conseiller rapporteur rejeta la demande, soulignant que la disposition en cause du code de procédure du travail n’était pas applicable en l’espèce.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le rôle du ministère public

22. Aux termes de sa loi organique applicable au moment des faits (la loi no 47/86 du 15 octobre 1986), le ministère public pouvait représenter « les travailleurs et leurs familles dans la défense de leurs droits sociaux » (articles 3 § 1 c) et 5 § 1 d) de la loi no 47/86).

23. Dans sa circulaire no 8/90 du 27 juillet 1990 à l’intention de tous les agents et magistrats du ministère public, le Procureur général de la République précisa le contenu de l’intervention du ministère public à cet égard. S’agissant du contentieux administratif, le Procureur général de la République détermina que la représentation d’office des travailleurs était réservée aux demandes en reconnaissance de droits, en particulier dans le domaine de la sécurité sociale.

B. Le recours en harmonisation de jurisprudence

24. Aux termes des dispositions combinées de la loi de procédure devant les juridictions administratives (articles 102 et 103 du décret-loi nº 267/85, du 16 février 1985) et du code de procédure civile (article 763 et suivants) applicables au moment des faits, il était possible de saisir l’assemblée plénière de la Cour suprême administrative d’un recours en harmonisation de jurisprudence lorsqu’un arrêt était en contradiction avec un autre arrêt, rendu par la même juridiction sur la même question de droit et sous l’empire de la même législation.

C. La jurisprudence de la Cour suprême administrative et du Tribunal constitutionnel

25. La Cour suprême administrative a statué sur la question juridique en cause dans la présente affaire par plusieurs arrêts, en sus de ceux mentionnés dans l’exposé des faits. Ainsi, au moins un autre arrêt suivant la thèse de celui rendu le 25 janvier 2001 (cf. paragraphes 12-13 ci-dessus) fut prononcé le 4 juillet 2001.

En revanche, la Cour suprême administrative se prononça dans le sens inverse dans ses arrêts des 6 novembre 2001, 5 juin 2002 (rendu dans le cadre de la procédure litigieuse : voir le paragraphe 18 ci-dessus) et 25 mars 2004.

Le ministère public saisit l’assemblée plénière de la Cour suprême administrative d’un recours en harmonisation de jurisprudence à l’encontre de ce dernier arrêt.

26. L’assemblée plénière de la Cour suprême administrative se prononça sur cette matière par un arrêt rendu le 24 mai 2005. Elle confirma la position prise dans les arrêts des 6 novembre 2001, 5 juin 2002 et 25 mars 2004, et décida par conséquent que les intéressés n’avaient pas le droit à cumuler les pensions calculées d’après les barèmes du Centre national des pensions à celles calculées selon les barèmes de la CFB. Cette décision fut depuis lors confirmée par au moins un autre arrêt de la Cour suprême administrative.

27. Par son arrêt nº 185/2006, du 8 mars 2006, publié au Journal officiel le 18 avril 2006, le Tribunal constitutionnel décida que le non cumul en cause ne portait pas atteinte au principe constitutionnel de la non-discrimination.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

28. Le requérant se plaint d’avoir fait l’objet d’une discrimination par rapport à ses anciens collègues qui ont obtenu gain de cause devant la Cour suprême administrative, alors même que l’agent du ministère public chargé de l’affaire, agissant en tant que son représentant, a omis d’attaquer la décision de cette même juridiction l’ayant débouté. Le requérant souligne à cet égard n’avoir reçu copie de l’arrêt en cause qu’alors que la décision était déjà passée en force de chose jugée.

Le requérant dénonce une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, qui se lit notamment ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Arguments des parties

29. Le requérant soutient que le ministère public aurait dû attaquer l’arrêt de la Cour suprême administrative du 5 juin 2002 l’ayant débouté, ne serait-ce qu’en raison de sa position de défenseur de la légalité démocratique. A supposer même que l’agent du ministère public ait estimé que le recours en cause serait inutile, ce que le requérant conteste vu l’existence d’au moins une décision contraire à celle rendue dans son affaire, il aurait alors dû le prévenir en temps utile. Ne le faisant pas et en envoyant la décision en question alors que tout délai d’introduction d’un recours en harmonisation de jurisprudence était déjà écoulé, le ministère public a laissé le requérant sans défense.

30. Le requérant admet qu’il aurait pu choisir un avocat en tant que son représentant. Cependant, on ne saurait lui faire grief d’avoir recherché l’assistance du ministère public, comme le permettait la loi. Le requérant souligne qu’il incombait au ministère public de le prévenir qu’il pourrait ne pas exercer certains recours, afin de lui laisser le choix de s’adresser, en temps utile, à un avocat.

31. Le Gouvernement souligne d’emblée que rien dans le statut du ministère public n’impose à ce dernier d’introduire un recours contre une décision judiciaire, y compris lorsqu’il agit en représentation des travailleurs, aux termes des articles 3 § 1 c) et 5 § 1 d) de sa loi organique (voir le paragraphe 22 ci-dessus). Le ministère public ne se guide en effet à cet égard que par des critères strictement juridiques ; c’est pourquoi l’agent du ministère public chargé de l’affaire du requérant n’a pas demandé l’harmonisation de la jurisprudence, dans la mesure où il a estimé que l’arrêt de la Cour suprême administrative du 5 juin 2002 était juste et fondé.

32. Le Gouvernement rappelle que le requérant disposait de la possibilité d’être représenté par un avocat, ainsi que de celle de demander à être mis au bénéfice de l’assistance judiciaire, au cas où il démontrerait ne pas posséder des ressources suffisantes. Dans la mesure où il a cependant choisi d’être représenté par le ministère public, il se devait d’accepter les dispositions statutaires réglementant l’action de ce dernier.

33. Se référant enfin à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement relève que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicites ainsi qu’à des restrictions dans sa réglementation, qui restent dans la marge d’appréciation accordée aux Etats contractants.

B. Appréciation de la Cour

34. La Cour rappelle d’abord que l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil ; il consacre de la sorte le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, constitue un aspect. Il ne s’agit pourtant pas d’un droit absolu ; appelant de par sa nature même une réglementation par l’État, il peut donner lieu à des limitations, lesquelles ne sauraient cependant restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même (Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36 ; voir également Philis c. Grèce (no 1), arrêt du 27 août 1991, série A no 209, p. 20, § 59).

35. La Cour rappelle ensuite que « l’article 6 de la Convention n’astreint pas les Etats contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un Etat qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 » (Delcourt c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 14, § 25). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne (Delcourt précité, p. 15, § 26).

36. Aux yeux de la Cour, cette jurisprudence est également valable s’agissant d’un recours en harmonisation de jurisprudence, à soumettre à une formation élargie d’une Cour suprême, comme en l’espèce. Si l’Etat se dote d’une telle possibilité procédurale afin de régler les conflits de jurisprudence, il doit veiller à ce que les justiciables jouissent auprès de l’instance en cause des droits énoncés à l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour rappelle à cet égard que s’il est vrai qu’il ne lui appartient pas, en principe, de comparer les diverses décisions rendues, même dans des litiges de prime abord voisins, par des tribunaux nationaux dont l’indépendance s’impose à elle comme aux États contractants (voir Engel et autres c. Pays-Bas, arrêt du 8 juin 1976, série A no 22, p. 42, § 103), elle se doit cependant d’examiner si l’intéressé a bénéficié, dans le contexte d’un recours en harmonisation de jurisprudence, d’un véritable accès à un tribunal afin de faire valoir ses droits de caractère civil.

37. Se penchant sur le cas d’espèce, la Cour constate d’abord qu’il n’est pas contesté que le requérant s’est vu dans l’impossibilité matérielle de saisir l’assemblée plénière de la Cour suprême administrative, compétente en la matière, d’un recours en harmonisation de jurisprudence, compte tenu de la notification tardive, par l’agent du ministère public qui agissait en tant que son représentant dans la procédure litigieuse, de l’arrêt de la Cour suprême administrative du 5 juin 2002. En effet, lorsque le requérant reçut, le 15 juillet 2002, la lettre de l’agent du ministère public datée du 10 juillet 2002, ledit arrêt du 5 juin 2002 avait déjà acquis force de chose jugée, le délai d’introduction d’un recours en harmonisation de jurisprudence s’étant entre-temps écoulé. La question qui se pose en l’espèce est donc de savoir si cette omission de l’agent du ministère public peut avoir constitué, en tant que telle, une violation du droit d’accès au tribunal du requérant.

38. A cet égard, la Cour constate que les actes et omissions des agents du ministère public, agissant dans le cadre de leurs fonctions officielles, engagent, à n’en pas douter, la responsabilité de l’Etat. Ceci vaut également pour les cas dans lesquels, comme en l’occurrence, l’agent du ministère public est appelé à représenter un simple particulier en justice, une telle représentation étant exercée dans le cadre fixé par la réglementation nationale en la matière. La Cour rappelle à ce titre que les obligations qui incombent à l’Etat en vertu de la Convention peuvent être violées par toute personne exerçant une fonction officielle qui lui a été confiée (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 46, CEDH 1999VII).

39. Pour le Gouvernement, la décision d’introduire ou non un recours en harmonisation de jurisprudence ne devait être prise par l’agent du ministère public qu’en raison de critères strictement juridiques, le requérant ayant accepté une telle autonomie d’action à partir du moment où il a sollicité l’assistance du ministère public. Or, le Gouvernement le souligne, l’agent du ministère public a estimé que l’arrêt du 5 juin 2002 était juste et fondé, raison pour laquelle il a décidé de ne pas introduire ledit recours.

40. La Cour n’est pas convaincue par ces arguments. Elle observe d’abord que rien n’indique que la raison pour laquelle l’agent du ministère public n’a pas introduit le recours en question ait été son adhésion à la solution de l’affaire par la Cour suprême administrative dans son arrêt du 5 juin 2002. En tout état de cause, rien n’est dit à cet égard dans la lettre de l’agent du ministère public du 10 juillet 2002, qui se borne à adresser au requérant une copie de l’arrêt en cause, sans autres commentaires. Quoi qu’il en soit, un examen de l’ensemble des circonstances de l’espèce permet de conclure que le requérant avait au moins des motifs pertinents de vouloir soumettre la question litigieuse à l’assemblée plénière de la Cour suprême administrative, vu l’incertitude régnant à l’époque en la matière et les diverses décisions contradictoires rendues par les juridictions administratives. D’ailleurs, c’est le ministère public lui même qui a décidé, plus tard et dans le cadre d’une autre affaire, de saisir l’assemblée plénière d’un recours en harmonisation de jurisprudence (voir le paragraphe 25 ci-dessus). Peu importe à cet égard que la ligne jurisprudentielle qui s’est par la suite, après quelques hésitations, imposée à la Cour suprême administrative et au Tribunal constitutionnel ne soit pas celle qui était soutenue par le ministère public, agissant en représentation du requérant, dans sa demande devant les juridictions internes.

41. A supposer même cependant que tel était bien le cas, et que l’agent du ministère public était donc d’accord sur le contenu de l’arrêt du 5 juin 2002, il lui incombait alors de prévenir le requérant de sa décision de ne pas présenter un recours en harmonisation de jurisprudence, ce qui aurait permis à ce dernier de s’adresser à un avocat. En omettant de le faire en temps utile, le ministère public a ainsi empêché le requérant d’exercer un recours que ce dernier estimait important, voire déterminant, pour faire valoir ses droits de caractère civil et défendre ses arguments.

42. Un tel obstacle à l’exercice du droit de recours du requérant a porté atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, sans que le Gouvernement ait avancé d’autres motifs pertinents pouvant justifier une telle limitation de ce droit.

43. Il y a donc eu violation de cette disposition de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 14 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE Nº 1

44. Le requérant a invoqué également, à l’appui de ses griefs, les articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue à l’égard de l’article 6 § 1, la Cour n’estime pas nécessaire de se placer de surcroît sous l’angle de ces dispositions de la Convention, aucune question distincte n’étant soulevée.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

46. L’héritier du requérant demande au titre du dommage matériel les arriérés de la pension de vieillesse telle qu’elle aurait dû être calculée, si la Cour suprême administrative avait pris la décision favorable aux thèses du requérant. L’héritier du requérant demande de ce chef un montant de 56 761,19 euros (EUR). Il demande par ailleurs 32 000 EUR pour préjudice moral.

47. Le Gouvernement souligne qu’accorder la somme demandée au titre du préjudice matériel reviendrait à annuler la décision des juridictions internes et à faire de la Cour une quatrième instance, ce qui serait contraire à l’esprit et au but de la Convention. Quant au montant réclamé au titre du préjudice moral, le Gouvernement le trouve excessif.

48. S’agissant du préjudice matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur ce qu’eût été l’issue de la procédure si le requérant avait eu la possibilité d’introduire un recours en harmonisation de jurisprudence. Elle note cependant que l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour suprême administrative du 24 mai 2005 – ainsi que l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 185/2006 du 8 mars 2006 – a réglé le différend jurisprudentiel en cause dans la présente affaire dans un sens contraire à celui souhaité par le requérant (voir ci-dessus paragraphes 26 et 27). L’on ne saurait donc considérer que les demandes présentées par le requérant à cet égard présentent un lien de causalité avec la violation constatée, de sorte qu’il convient de rejeter cette partie de la demande. En revanche, la Cour accepte que le requérant a subi un préjudice moral certain résultant de l’impossibilité d’introduire le recours en harmonisation de jurisprudence (SARL Aborcas c. France, no 59423/00, § 40, 30 mai 2006). Eu égard aux circonstances de la cause et statuant sur une base équitable comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide d’octroyer à l’héritier du requérant 1 000 EUR.

B. Frais et dépens

49. L’héritier du requérant demande à titre de frais et honoraires la somme de 3 534 EUR, qui s’ajouterait à celle de 701 EUR, déjà reçue au titre de l’assistance judiciaire accordée par la Cour. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

50. La Cour constate que la somme de 4 235 EUR demandée par l’héritier du requérant a été dûment justifiée. Elle la juge raisonnable et l’octroie en entier, moins les 701 EUR déjà reçus au titre de l’assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

51. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

2. Dit qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit

a) que lEtat défendeur doit verser à l’héritier du requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros) pour dommage moral et 4 235 EUR (quatre mille deux cent trente cinq euros) pour frais et dépens moins les 701 EUR (sept cent un euros) déjà versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 novembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président