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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
9.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
1
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE LEEMPOEL & S.A. ED. CINE REVUE c. BELGIQUE

(Requête no 64772/01)

ARRÊT

STRASBOURG

9 novembre 2006

DÉFINITIF

09/02/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

MM. C.L. Rozakis, président,
L. Loucaides,
Mme E. Steiner,
MM. K. Hajiyev,
D. Spielmann,
S.E. Jebens, juges,
J.-C. Geus, juge ad hoc,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 64772/01) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Marcel Leempoel, et une société relevant du droit de cet Etat, S.A. Editions Ciné Revue (« les requérants »), ont saisi la Cour le 21 décembre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Mes Marianne Leempoel et Antoine De le Court, avocats à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Claude Debrulle, Directeur général de la Direction de la Législation et des Libertés et Droits fondamentaux du Service Public Fédéral (SPF) Justice.

3. Les requérants alléguaient que la mesure de retrait de la vente de l’hebdomadaire Ciné Télé Revue du 30 janvier 1997 à laquelle ils ont été condamnés viole les articles 10 et 53 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de Mme F. Tulkens, juge élue au titre de la Belgique (article 28), le Gouvernement a désigné M. J.C. Geus pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

5. Une audience dédiée à la fois aux questions de recevabilité et à celles de fond s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 2 mars 2006 (article 54 § 3 du règlement).

Ont comparu :

pour le Gouvernement
M. C. Debrulle, agent,

Me A. Schaus, conseil,

M. A. Hoefmans, conseiller ;

pour les requérants
Mes M. Leempoel et A. De le Court, avocats au barreau de Bruxelles,             

conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mes Schaus, Leempoel et De le Court, ainsi qu’en leurs réponses aux questions des juges.

6. Par une décision du 2 mars 2006, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7. Les requérants ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement), mais non le Gouvernement (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Le premier requérant, M. Marcel Leempoel, est un ressortissant belge né en 1924 et résidant à Bruxelles. La deuxième requérante, la S.A. Editions Ciné Revue est une société anonyme de droit belge qui a son siège à Bruxelles.

A. Les auditions de la juge D. devant la Commission d’enquête parlementaire et la remise de son dossier de préparation

9. En octobre 1996, la Chambre des Représentants institua en son sein une commission d’enquête parlementaire « sur la manière dont l’enquête dans ses volets policiers et judiciaires a été menée dans l’affaire DutrouxNihoul et consorts » (ci-après la Commission d’enquête), une affaire qui trouva son épilogue judiciaire par un arrêt de la cour d’assises d’Arlon du 22 juin 2004 et un arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2004. Ses travaux furent diffusés en direct à la télévision et suivis par de très nombreux spectateurs (700 000 selon les requérants).

10. Cette Commission d’enquête procéda à un grand nombre d’auditions, dont celle de la juge d’instruction D., qui avait été en charge de l’instruction concernant la disparition de deux des fillettes enlevées.

11. La juge D. fut entendue une première fois par la Commission d’enquête le 17 décembre 1996. Elle fut avertie, comme tous les autres témoins entendus, qu’elle ne pouvait être tenue à témoigner contre ellemême en vertu de l’article 8 nouveau de la loi du 3 mai 1880 et que tout faux témoignage devant la Commission était passible d’une peine de deux mois à trois ans de prison et d’une interdiction des droits électoraux allant de cinq à dix ans. Cette audition publique fut entièrement retransmise par la télévision. Sur le fondement des procès-verbaux de la Commission d’enquête et d’annotations figurant dans un livre publié par un des membres de la Commission d’enquête, les requérants affirment, dans leurs observations du 29 avril 2005, que la juge fut invitée à remettre les notes qu’elle avait amenées à cette occasion. Le Gouvernement précise que les notes dont il est question dans ces procès-verbaux ne sont pas des notes établies en vue de la comparution devant la Commission d’enquête, mais des notes que la juge avait rédigées dans le cadre de l’instruction sur la disparition des deux fillettes.

12. La juge D. fut convoquée à nouveau le lendemain, pour être cette fois confrontée à un adjudant de gendarmerie, à la suite des déclarations faites par ce dernier. Ces auditions du 18 décembre 1996 se firent toujours au cours d’une audience publique retransmise par la télévision. A l’issue de cette confrontation, la juge D. fut invitée par le président de la Commission d’enquête à lui remettre le dossier de préparation qu’elle avait emmené avec elle. Il s’agissait d’un ensemble de documents divers qu’elle ne s’attendait manifestement pas à devoir remettre aux commissaires : en plus de notes personnelles concernant sa défense, le dossier remis comportait également des recommandations de tierces personnes la conseillant quant à la manière de communiquer et de se présenter devant la Commission. Le dossier ainsi remis fut rendu accessible aux membres de la Commission d’enquête, qui devaient toutefois le consulter sur place sans pouvoir en prendre de copie.

13. En date du 14 janvier 1997, la juge D. fut entendue une nouvelle fois par la Commission d’enquête. A l’occasion de cette nouvelle audition – également publique et retransmise à la télévision – elle fut interpellée par quelques commissaires sur certains extraits de ses notes de préparation remises le 18 décembre 1996.

14. Les auditions dont il a été question furent amplement répercutées et commentées dans la presse quotidienne et hebdomadaire, parfois de manière extrêmement critique à l’égard de la juge, y compris sur la question de sa préparation.

B. La publication de l’article litigieux et la condamnation à retirer de la vente les exemplaires de l’hebdomadaire incriminé

15. Dans son numéro du 30 janvier 1997, l’hebdomadaire Ciné Télé Revue, dont le premier requérant est l’éditeur responsable et la seconde la société d’édition, fit paraître un article signé par un journaliste indépendant, C.M., qui reproduisait in extenso de larges extraits du dossier de préparation que la juge d’instruction D. avait remis à la Commission d’enquête parlementaire. Cet article était annoncé en couverture de la revue avec le titre « Exclusif – Une surprenante attitude : comment la juge D. a préparé sa défense – LES REVELATIONS DE SON DOSSIER » inscrit en surimpression d’une photographie de D. qui occupait environ les deux tiers de la page.

16. L’article, intitulé « la vérité sur le dossier D. », commençait par ces mots :

« Les documents que nous publions aujourd’hui vont surprendre. Il s’agit en effet, ni plus ni moins, des notes amenées à la commission d’enquête parlementaire, en décembre dernier, par D. afin de l’aider dans sa déposition. Des notes dont on a beaucoup parlé, mais que personne n’avait eues en main à ce jour, mis à part les députés. Et encore : ils doivent les consulter sur place et n’ont pu en prendre copie. C’est donc, on l’aura compris, un vent très favorable qui les a amenés entre nos mains. Pourquoi les publier ? Qu’apportent-elles à la compréhension de la tragédie ?

« Quant je passais un examen, je m’y préparais aussi ... » Cette petite phrase prononcée par la juge d’instruction D. devant la commission d’enquête parlementaire en a frappé plus d’un.

Personne, en effet, ne niera le droit des témoins convoqués devant les députés à « se préparer », que ce soit pour aider la vérité à se manifester ou, même, pour tenter de minimiser ses responsabilités : après tout, tant qu’il ne se parjure pas, chacun a bien évidemment le droit de se défendre.

Alors qu’il apparaît aujourd’hui de plus en plus nettement, que la juge d’instruction a sans doute géré correctement le dossier qui lui était confié – si l’on excepte quelques erreurs comme le fait d’avoir confié à un « péjiste » la direction d’une enquête menée pour l’essentiel par la gendarmerie –, elle reste confrontée à l’« accusation de froideur et d’indifférence par les parents de (...) et leur avocat ». Elle tente donc de s’en défendre.

(...)

Si l’on excepte certains documents relevant de sa vie privée au sens le plus strict du terme et que nous n’avons, bien évidemment, aucune intention de publier (leur présence dans ce dossier prouve, en tout cas, que [la juge D.] ne s’attendait pas un seul instant à la saisie de ces pièces, les notes de Mme le juge peuvent, grossièrement, se diviser en deux catégories principales. La première concerne l’instruction proprement dite et la manière dont elle fut menée.

Ainsi trouve-t-on, sur des feuillets épars, la liste des réunions consacrées par la juge, dans son cabinet, à l’affaire en cours, et le nombre de commissions rogatoires internationales (14), de réquisitoires (54), d’apostilles (150), de commissions rogatoires (58) et de mandats de perquisition (11), délivrés, les projets de compterendu des conversations tenues, le 15 août 1996, après les découvertes de S. et L., avec le [juge d’instruction C], ou encore les notes prises en cette mi-août après les découvertes faites par les enquêteurs de Neufchâteau.

(...)

Car [la juge D.] est bel et bien conseillée, ce qui est, d’ailleurs, son droit le plus strict... »

17. L’article contenait la reproduction de certaines pièces du dossier saisies par le président de la Commission d’enquête. Parmi celles-ci figurait le premier feuillet de ce dossier, sur lequel la juge D. avait inscrit divers « pense-bêtes », réflexions et mots épars en vue de son audition, ainsi que deux documents, qui n’étaient pas écrits de sa main contenant des notes sur les arguments à faire valoir et la manière de se comporter. De longs commentaires étaient faits à ce propos par l’auteur de l’article.

A côté de la reproduction d’une lettre adressée à la juge, on pouvait lire le commentaire suivant :

« Le retour du cœur... » version magistrature liégeoise : en présentant éventuellement à la Commission (puisqu’elle faisait partie du dossier qu’elle portait sur elle) cette lettre datant de juillet 91, adressée par la pouponnière [X], qui la remercie du don qu’elle a effectué, [D.] voulait-elle prouver aux commissaires qu’elle aime les enfants »

18. Ces révélations furent amplement répercutées dans la presse. Ainsi, dans le quotidien « le Soir » du 31 janvier 1996 on pouvait lire :

« Enfin, la multiplication des gifles assénées par voie de fuites à la juge [D.] ne peut manquer d’interpeller. Ses notes ne révèlent que peu de choses intéressantes, si ce n’est une préparation minutieuse à son audition et une stratégie de réplique qui ne lui est pas opposable. »

19. La juge D. saisit aussitôt, par requête unilatérale, le juge des référés du tribunal de première instance de Bruxelles qui rendit le même jour une ordonnance condamnant le premier requérant à prendre toutes les mesures nécessaires pour retirer, dans les trois heures de la signification de la décision, tous les exemplaires de l’hebdomadaire des points de vente où il avait été diffusé, à peine d’une astreinte de 10 000 francs belges (BEF) (environ 250 euros (EUR)) par exemplaire. La même ordonnance lui faisait également interdiction de distribuer ultérieurement tout exemplaire qui comprendrait la même couverture et le même article. L’ordonnance fut signifiée le 30 janvier 1997 à 20 h 50.

20. Cette décision fut également répercutée dans la presse. Ainsi, dans son édition du 2 février 1997, le quotidien « La libre Belgique » écrivait :

« Jeudi, peu avant minuit, la chambre des référés du tribunal de première instance de Bruxelles a ordonné l’interdiction de la vente du dernier numéro de « Ciné télé Revue » à la demande de [D.]. La juge d’instruction liégeoise avait saisi la chambre des référés dans la soirée pour demander l’interdiction du magazine, estimant que les informations publiées portaient atteinte à son image et à son honneur. En illustration d’un article intitulé « La vérité sur le dossier [D.], l’hebdomadaire – mis en vente dans toutes les librairies du pays depuis jeudi matin – publie des photocopies des notes personnelles « confisquées » à la juge à l’issue de son audition devant la commission parlementaire d’enquête sur les disparitions d’enfants, le 18 décembre 1996. Le tribunal des référés a suivi les conclusions de Me Uyttendaele, avocat de la juge D., qui arguait d’une violation de sa vie privée. »

21. Les deux requérants firent signifier une citation en tierce opposition le 31 janvier 1997. L’affaire fut plaidée contradictoirement à l’audience du 3 février 1997. Le 5 février 1997, le juge des référés du tribunal de première instance de Bruxelles rendit une nouvelle décision par laquelle il confirmait l’ordonnance entreprise. La seule modification était que l’astreinte de 10 000 BEF ne serait due que pour les exemplaires vendus après l’ouverture des points de vente, le 31 janvier 1997, alors que le libraire n’aurait pas été prévenu du retrait de la vente de l’hebdomadaire litigieux. Par ailleurs, dès lors que la seconde requérante avait souhaité intervenir volontairement aux côtés du premier, elle fut condamnée également au respect des mesures ordonnées.

22. Dans sa décision du 5 février 1997, le juge des référés faisait valoir que les documents publiés étaient couverts par le secret de l’enquête parlementaire :

« Attendu qu’à la lecture [du] début d’article, il paraît pouvoir être admis sans réelle contestation sérieuse que le journaliste a conscience de ce que la Commission parlementaire, qui se voit attribuer les pouvoirs d’un juge d’instruction (art. 4 de la loi du 3 mai 1880, modifiée par la loi du 30 juin 1996 relative aux enquêtes parlementaires), peut considérer que certains éléments de son dossier sont couverts par le secret de l’enquête en cours ;

Que l’article 3 de la loi du 30 juin 1996 modifiant la loi du 3 mai 1880 relative aux enquêtes parlementaires prévoit que si les réunions de la Commission sont publiques, celle-ci peut décider le contraire et que dans ce cas « les membres de la Chambre sont tenus au secret en ce qui concerne les informations recueillies » à l’occasion des réunions non publiques de la Commission ; que « toute violation de ce secret sera sanctionné conformément au règlement de la Chambre à laquelle ils appartiennent. La Commission peut lever l’obligation de secret sauf si elle s’est expressément engagée à le préserver ».

Que si la Commission parlementaire a estimé devoir interroger publiquement Mme D. sur certaines de ses notes, l’ensemble de celles-ci n’ont été consultées qu’en réunion tenues à huis clos; qu’il n’est nullement établi que la Commission aurait usé de son droit de lever le secret. »

23. Il relevait également que la publication des notes remises par D. semblait porter gravement atteinte au respect dû à ses droits de la défense et violer, en outre, le respect de sa vie privée dans la mesure où, au-delà de l’activité professionnelle de la juge, c’est sa personnalité même qui faisait l’objet de commentaires. Le juge des référés fit valoir, à cet égard que :

« Lorsque des libertés et droits fondamentaux sont en conflit, un équilibre doit être maintenu ; que le respect de l’un, en l’occurrence la liberté de presse, ne peut porter gravement atteinte à d’autres, dans le cas présent, le respect dû aux droits de la défense et à la vie privée ; que ces droits fondamentaux sont consacrés par les articles 8 et 10 de la CEDH, 19, 22 et 25 de la Constitution belge ».

24. Les requérants interjetèrent appel contre cette décision le 11 février 1997.

C. La procédure de saisie

25. Le 31 janvier 1997, au lendemain de l’ordonnance rendue sur requête unilatérale qu’elle avait obtenue du juge des référés, la juge D. avait fait constater par huissier la présence d’exemplaires de l’hebdomadaire incriminé dans diverses librairies.

26. En date du 25 juin 1997, elle fit pratiquer, sur la base de ces constats d’huissier, une saisie-arrêt sur un compte de la seconde requérante, en exécution de l’ordonnance contradictoire du 5 février 1997.

27. Les deux requérants formèrent opposition à cette mesure devant le juge des saisies du tribunal de première instance de Bruxelles. Par jugement du 17 septembre 1997, celui-ci condamna D. à donner mainlevée volontaire de la saisie-arrêt pratiquée, au motif qu’aucun des constats d’huissier produits pour justifier la débition des astreintes n’établissait l’existence des deux conditions cumulatives imposées par le jugement du 5 février 1997, soit la vente effective et la non-information du libraire. La saisie pratiquée fut, par ailleurs, considérée comme téméraire et vexatoire, et la juge D. fut condamnée à ce titre à verser à la seconde requérante une somme de 100 000 BEF (environ 2 500 EUR) de dommages et intérêts.

D. La procédure d’appel contre la condamnation au retrait de la vente

28. Saisie de l’appel des requérants dirigé contre l’ordonnance contradictoire du 5 février 1997, la cour d’appel de Bruxelles rendit, en date du 8 mai 1998, un arrêt par lequel elle confirmait, mais uniquement à charge du premier requérant, la condamnation à prendre, dans les trois heures de la signification de l’ordonnance du 30 janvier 1997, toutes les mesures utiles pour informer du retrait de la vente les responsables des points de vente où l’hebdomadaire litigieux avait été diffusé, à peine d’une astreinte de 10 000 BEF par exemplaire vendu le 31 janvier 1997, alors qu’il serait établi que le libraire concerné n’avait pas été avisé de l’obligation de retrait de la vente. Elle imposa par ailleurs aux deux requérants, pour une période ne pouvant excéder quatre mois à dater du 30 janvier 1997, l’obligation de retirer de la vente les exemplaires déjà diffusés de l’hebdomadaire et l’interdiction de distribuer ultérieurement tout exemplaire de l’hebdomadaire comportant la même couverture et le même article.

29. Dans leurs conclusions d’appel, les requérants avaient contesté la recevabilité de l’action dirigée contre eux, au motif que l’article 25 de la Constitution confère une immunité de poursuite aux éditeurs lorsque l’auteur de l’article incriminé est connu et domicilié en Belgique, ce qui était le cas en l’espèce. Dans son arrêt du 8 mai 1998, la cour d’appel de Bruxelles rejeta toutefois ce moyen d’irrecevabilité, estimant qu’il convenait de déroger au mécanisme de l’immunité prévu par l’article 25 de la Constitution « en cas de faute commune à l’auteur d’une part et à l’éditeur, imprimeur ou distributeur d’autre part, sous peine de dénaturer le système mis en place par le législateur en le mettant au service exclusif d’une presse à sensation ». En l’occurrence, il y avait bien apparence de faute dans le chef des deux requérants qui ne pouvaient ignorer que les notes publiées ne pouvaient en principe être consultées que par les commissaires et ne pouvaient pas sortir du parlement, et qui par la publicité tapageuse donnée à l’article avaient contribué à aggraver la situation dommageable dénoncée par D.

30. Les requérants contestaient également qu’il y ait eu, en l’espèce, urgence – condition d’intervention du juge des référés – dans la mesure où « l’essentiel du contenu des notes de l’intimée avait été lu par les membres de la Commission lors de la troisième audition de D. retransmise intégralement et en direct à la télévision le 14 janvier 1997 », et où « l’article litigieux avait déjà reçu, au moment de la signification de l’ordonnance de retrait une large diffusion dans le public ». La cour d’appel répondit sur ce point en faisant valoir que la publication litigieuse pouvait entretenir une confusion dans le public, en laissant entendre que la magistrate avait, devant la Commission d’enquête, qualité non pas de témoin, mais bien de suspecte ou d’accusée. Elle souligna que « cette confusion et l’image négative de D. qu’elle risqu[ait] d’engendrer dans le public lecteur de l’hebdomadaire concerné [était] susceptible de créer un préjudice irréversible pour D. s’il n’y [était] pas mis fin ». Elle fit également valoir que, même si l’hebdomadaire avait déjà reçu une large diffusion au moment de la signification de l’ordonnance de retrait, la mesure sollicitée n’était pas pour autant dénuée d’effet, puisque, « indépendamment du réapprovisionnement des libraires qu’elle pouvait viser, [elle] tendait également à l’interdiction pour le futur de la vente en librairie de l’hebdomadaire, mesure tendant à limiter sensiblement le préjudice vanté par D. ».

31. Sur le fond, enfin, les requérants contestaient la compatibilité de la mesure de retrait ordonnée avec l’article 10 de la Convention et l’article 25 de la Constitution. Ils faisaient valoir que les ingérences autorisées au titre de l’article 10 de la Convention doivent être prévues par une loi accessible, claire et prévisible. Une telle base légale aurait fait défaut en l’espèce, ni l’article 584 du code judiciaire (qui n’est qu’une règle de compétence), ni l’article 1382 du code civil (qui vise à réparer un dommage et non à l’empêcher) ne pouvant, seuls ou combinés, fonder une mesure préventive affectant la liberté de la presse. Qui plus est, l’article 25 de la Constitution belge qui interdit toute censure de la presse serait en l’occurrence plus protecteur que l’article 10 de la Convention et devrait prévaloir à ce titre. Sur ce point, la cour d’appel répondit que « la liberté consacrée par l’article 25 de la Constitution n’est pas illimitée », et que « son exercice peut être restreint de manière préventive en cas d’abus commis à l’occasion de l’exercice de celui-ci ». Elle ajouta qu’il « en est ainsi lorsque le juge des référés, statuant au provisoire, après avoir admis l’urgence et avoir procédé à un examen prima facie des droits en présence, ordonne une mesure destinée à prévenir ou réduire le dommage que risquerait d’engendrer l’exercice apparemment abusif de la liberté consacrée par l’article 25 de la Constitution ». Elle fit valoir également que « lorsque le juge des référés est amené à ordonner une mesure limitative de la liberté prévue par l’article 25 de la Constitution, il ne viole pas la condition de légalité prévue par la Convention ; que, ce faisant, le juge ne statue pas uniquement sur la base de l’article 584 du code judiciaire, qui est effectivement une loi de compétence et non une loi sur le fond, mais qu’il fonde également sa décision sur les articles 1382 et suivants du code civil, constituant le droit commun de la responsabilité, et l’article 18, alinéa 2, du code judiciaire ».

E. L’arrêt de cassation du 29 juin 2000

32. Les requérants se pourvurent en cassation contre l’arrêt du 8 mai 1998 de la cour d’appel de Bruxelles. Leur pourvoi fut toutefois rejeté par un arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2000.

33. A l’appui de leur pourvoi, les requérants firent notamment valoir que l’arrêt avait violé l’article 25 de la Constitution qui prohibe toute forme de contrôle préventif de la publication et de la diffusion d’un écrit de presse. La Cour de cassation rejeta ce moyen aux motifs suivants :

« Attendu que le moyen reproche à l’arrêt d’établir une censure interdite par l’article 25 de la Constitution ;

Attendu que l’arrêt constate qu’au moment du dépôt de la requête unilatérale de la défenderesse tendant à obtenir la condamnation du demandeur à prendre toutes mesures pour retirer dans les trois heures de l’ordonnance à intervenir le numéro 5 de l’hebdomadaire contenant l’article litigieux de tous les points de vente où celui-ci avait été diffusé, cet hebdomadaire était imprimé et mis en vente et qu’il avait, de l’affirmation même des demandeurs, « déjà reçu une large diffusion au moment de la signification de l’ordonnance de retrait » ;

Qu’il résulte de ces constatations que la cour d’appel n’a pas établi de censure ».

34. Les requérants dénoncèrent également une violation de l’article 10 § 2 de la Convention dans la mesure où :

« les dispositions indiquées par l’arrêt comme justifiant les [mesures préventives ordonnées], à savoir les articles 18, alinéa 2, 584 du code judiciaire et 1382 du code civil, ne sauraient être considérées comme des dispositions légales suffisamment précises et prévisibles et donc admissibles en droit interne belge dès lors que, d’une part, interprétées en ce sens, elles dérogeraient à l’article 25 de la Constitution qui interdit toute censure et que, d’autre part, les articles 18, alinéa 2, et 584 du code judiciaire ne sont – comme l’admet du reste l’arrêt – que des lois de compétence et non des lois de fond, lois du reste absolument générales et sans rapport aucun avec la liberté d’expression, tandis que l’article 1382 du code civil constituant, comme l’admet aussi l’arrêt, le droit commun de la responsabilité, n’institue qu’un principe de sanctions a posteriori et ne justifie nullement la mesure de caractère préventif qu’il ne prévoit pas, spécialement en matière de liberté de presse ; que ni séparément ni en combinaison les unes avec les autres, les dispositions invoquées par l’arrêt pour justifier la légalité des mesures de prévention en matière de presse écrite, ni aucune autre disposition applicable en droit belge ne présentent le caractère de « loi » exigé [...] par l’article 10.2 de la Convention [...], ne constituant pas une norme de droit interne accessible aux personnes concernées et énoncée de manière suffisamment précise pour permettre de considérer qu’il peut être dérogé à l’interdit de la censure prescrit par l’article 25 de la Constitution ».

35. Ce à quoi, la Cour de cassation répondit comme suit :

« Attendu qu’il ressort des réponses aux moyens qui précèdent que, d’une part, les mesures ordonnées par la cour d’appel ne constituent pas une censure et que, d’autre part, l’arrêt relève une faute apparente des demandeurs et constate que l’hebdomadaire avait déjà été diffusé lorsque la décision du premier juge leur a été signifiée ;

Qu’il ne ressort pas des énonciations de l’arrêt que lesdites mesures avaient pour seul but de prévenir un dommage ;

(...) ;

Attendu que l’article 10.2 de [la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales] dispose que l’exercice de la liberté d’expression, qui comprend celle de communiquer des informations et des idées et comporte des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions et restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ;

Attendu que cette disposition n’interdit pas toute restriction à l’exercice de la liberté d’expression, pourvu qu’elle trouve son fondement dans la loi ;

Que pour l’application de cette disposition, le terme « loi » désigne toute norme de droit interne, écrite ou non, telle qu’elle est interprétée par la jurisprudence, pour autant que cette norme soit accessible aux personnes concernées et soit énoncée de manière précise ;

Attendu qu’en vertu de l’article 144 de la Constitution, le pouvoir judiciaire est compétent tant pour prévenir que pour réparer une lésion illicite d’un droit civil ;

Attendu que, de même, le juge statuant en référé comme en l’espèce trouve dans les articles 584 et 1039 du code judiciaire la compétence pour prendre au provisoire à l’égard de l’auteur d’une telle lésion les mesures nécessaires à la conservation des droits subjectifs si des apparences de droit les justifient ;

Qu’en présence d’une apparence de faute, ce juge peut en vertu de l’article 1382 du code civil enjoindre à l’auteur du dommage de faire cesser l’état de choses qui cause le préjudice ;

Attendu que ces dispositions constitutionnelles et légales ainsi interprétées de manière constante par la Cour, autorisent les restrictions prévues à l’article 10.2 de la Convention ; qu’elles sont suffisamment précises pour permettre à toute personne, s’entourant au besoin de conseils éclairés, de prévoir les conséquences juridiques de ses actes ;

Que le moyen (...) ne peut être accueilli ».

36. La juge D., décédée dans l’intervalle, avait aussi engagé, le 30 avril 1997, une action en responsabilité contre l’auteur de l’article litigieux, fondée sur l’article 1382 du code civil, tendant au paiement de dommages et intérêts. Les parties n’ont pas fourni de précisions à ce propos.

II. LE DROIT INTERNE ET AUTRES TEXTES PERTINENTS

37. Les dispositions pertinentes de la loi du 3 mai 1880 relative aux enquêtes parlementaires, telle que modifiée par la loi du 30 juin 1996, sont ainsi rédigées :

Article 1er

« Les Chambres exercent le droit d’enquête conféré par l’article 56 de la Constitution, conformément aux dispositions suivantes.

Les enquêtes menées par les Chambres ne se substituent pas à celles du pouvoir judiciaire, avec lesquelles elles peuvent entrer en concours, sans toutefois en entraver le déroulement. »

Article 4

« § 1. La Chambre ou la commission, ainsi que leurs présidents pour autant que ceux-ci y soient habilités, peuvent prendre toutes les mesures d’instruction prévues par le Code d’instruction criminelle. (...) »

Article 6

« Le président de la Chambre, ou le président de la commission, a la police de la séance.

Il l’exerce dans les limites des pouvoirs attribués aux présidents des cours et tribunaux. »

Article 8

« Toute personne autre qu’un membre de la Chambre qui, à un titre quelconque, assiste ou participe aux réunions non publiques de la commission, est tenue, préalablement, de prêter le serment de respecter le secret des travaux. Toute violation de ce secret sera punie conformément aux dispositions de l’article 458 du Code pénal.

Les témoins, les interprètes et les experts sont soumis devant la Chambre, la commission ou le magistrat commis, aux mêmes obligations que devant le juge d’instruction. »

Article 10

« Les procès-verbaux constatant des indices ou des présomptions d’infractions seront transmis au procureur général près la cour d’appel pour y être donné telle suite que de droit. »

Tout témoin comparaissant devant une commission parlementaire se voit signaler, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 30 juin 1996, qu’il ne peut être tenu de témoigner contre lui-même, en vertu de l’article 8 précité.

38. En ce qui concerne l’article 4 de la loi du 3 mai 1880, M. Uyttendaele (Précis de droit constitutionnel – Regards sur un système institutionnel paradoxal, Marc Uyttendaele, éditions Bruylant, Bruxelles, 2005, § 284) s’est exprimé comme suit sur les pouvoirs d’une commission parlementaire et certains des aspects des décisions de la commission parlementaire instituée dans la présente affaire :

« La Chambre ou la commission, ainsi que leurs présidents pour autant que ceux-ci y soient habilités, peuvent prendre toutes les mesures d’instruction prévues par le Code d’instruction criminelle. Pour l’accomplissement de devoirs d’instruction qui doivent être déterminés préalablement, une requête doit être adressée au premier président de la Cour d’appel qui désigne un ou plusieurs conseillers ou un ou plusieurs juges du tribunal de première instance du ressort dans lequel les devoirs d’instruction doivent être accomplis. Le magistrat désigné est placé sous l’autorité du président de la commission. L’intervention de ce magistrat est requise lorsque des mesures d’instruction comportent une limitation de la liberté d’aller et de venir, une saisie de matériels, une perquisition ou l’écoute, la prise de connaissance ou l’enregistrement de communi­cations ou de télécommunications privées.

Lors des travaux de la commission de la Chambre relative aux disparitions d’enfants, deux témoins ont été invités, devant les caméras de la télévision, à remettre leurs notes personnelles au président de la commission. Une telle démarche s’apparente, à notre estime, à une saisie et nécessitait l’intervention d’un magistrat. Ceci a été confirmé par le Président du tribunal de Première Instance de Bruxelles siégeant en référé, lequel a relevé à propos de la saisie des notes personnelles de [la juge D.]. Dans son ordonnance, il relève « que la lecture du contenu de ces notes ou tout au moins des notes publiées dans l’article litigieux fait bien apparaître que [la juge D.]. n’envisageait pas de remettre celles-ci lorsqu’elle fut appelée à témoigner devant la commission d’enquête parlementaire ( ... ) ; que la contrainte à les remettre, telle qu’alléguée par [la juge D.] apparaît dès lors vraisemblable ; que les conditions dans lesquelles a eu lieu cette prise de documents est à mettre en relation avec les paroles rappelées à chaque témoin, avant son audition (n.d.a. : le droit du témoin de ne pas témoigner contre lui-même), concernant sa défense ; qu’il y a dès lors comme le soutient [la juge D.], apparence d’irrégularités » (Réf. Bruxelles, 30 janvier et 5 février 1997, J.L.M.B. 1997, p. 317). L’interdiction faite par la même commission aux témoins de quitter l’enceinte du Parlement et même d’y circuler librement revêt également un caractère irrégulier, toute privation de liberté supposant l’intervention d’un magistrat.

Ressort-il de l’assimilation opérée par le législateur entre les pouvoirs respectifs du juge d’instruction et de la commission d’enquête que celle-ci exerce une mission en tout point identique à celle d’un juge d’instruction ? Assurément pas. Il serait inconcevable, par exemple, qu’une commission d’enquête décerne un mandat d’arrêt. Le but du constituant et du législateur est de permettre aux com­missions d’enquête de procéder à des investigations, soit pour contrôler l’activité des autres pouvoirs, soit pour améliorer la qualité du travail législatif. Il n’a jamais été question de créer une confusion entre les prérogatives constitutionnelles respectives du pouvoir judiciaire et du Parlement.

On en trouve la confirmation dans les termes de l’article 10 de la loi du 3 mai 1880 qui dispose que « les procès-verbaux constatant des indices ou des présomptions d’infractions seront transmis au procureur général près la Cour d’appel dans le ressort de laquelle elles auront été commises, pour y être donné telle suite que de droit ». Cette disposition révèle, tout d’abord, que la commission d’enquête n’est pas compétente pour poursuivre les auteurs des infractions dont elle aurait connaissance dans l’exercice de sa mission. Ce rôle appartient exclusivement, en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, aux représentants du pouvoir judiciaire. Si la commission d’enquête dispose donc de pouvoirs identiques à ceux d’un juge d’instruction, c’est à la seule fin d’opérer les investigations nécessaires à l’exercice de sa mission. Ensuite, la commission d’enquête est, en vertu de l’article 10 de la loi du 3 mai 1880, seule compétente pour apprécier si les faits dont elle a connaissance au cours de ses travaux sont susceptibles de constituer une infraction. Il s’agit d’une nouvelle application du principe de la séparation des pouvoirs. »

39. Aux termes de l’article 25 (anciennement l’article 18) de la Constitution :

« La presse est libre ; la censure ne pourra jamais être établie ; il ne peut être exigé de cautionnement des écrivains, éditeurs ou imprimeurs.

Lorsque l’auteur est connu et domicilié en Belgique, l’éditeur, l’imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi. »


40. Les dispositions pertinentes du code civil se lisent ainsi :

Article 1382

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. »

Article 1383

« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »

41. Les articles 18 et 584 du code judiciaire se lisent respectivement comme suit :

Article 18

« L’intérêt doit être né et actuel.

L’action peut être admise lorsqu’elle a été intentée, même à titre déclaratoire, en vue de prévenir la violation d’un droit gravement menacé. »

Article 584

« Le président du tribunal de première instance statue au provisoire dans les cas dont il reconnaît l’urgence, en toutes matières, sauf celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire.

Le président du tribunal du travail et le président du tribunal de commerce peuvent statuer au provisoire dans les cas dont ils reconnaissent l’urgence, dans les matières qui sont respectivement de la compétence de ces tribunaux.

Le président est saisi par voie de référé ou, en cas d’absolue nécessité, par requête.

Il peut notamment :

1o désigner des séquestres ;

2o prescrire à toutes fins des constats ou des expertises, même en y comprenant l’estimation du dommage et la recherche de ses causes ;

3o ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde des droits de ceux qui ne peuvent y pourvoir, y compris la vente des meubles délaissés ou abandonnés ;

4o ordonner l’audition d’un ou de plusieurs témoins lorsqu’une partie justifie d’un intérêt apparent, même en vue d’une contestation future, s’il est constant que tout retard apporté a cette audition doit faire craindre que le témoignage ne puisse plus être recueilli ultérieurement. »

42. En se fondant sur l’article 1382 du code civil et les articles 18 et 584 du code judiciaire, le juge des référés a considéré, dans le cadre d’actions en référé visant à interdire la diffusion d’émissions de télévision, qu’il pouvait « intervenir en toute matière, à la seule exception de celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire, pour empêcher, en cas d’urgence et au provisoire, qu’un mal irréparable ne soit causé par une voie de fait ou un abus de droit » (Civ. Bruxelles, réf., 18 décembre 1990 ; Civ. Bruxelles, réf., 12 octobre 1990). La cour d’appel de Bruxelles a précisé que de telles mesures pouvaient être prises pour accorder « protection à un droit évident et où il est certain que la mesure atteindra l’objectif qui lui est assigné » (Bruxelles, 26 octobre 1989).

43. L’article 75 du code d’instruction criminelle dispose :

« Les témoins prêteront serment de dire toute la vérité, rien que la vérité; le juge d’instruction leur demandera leurs noms, prénoms, âge, état, profession, demeure, s’ils sont domestiques, parents ou alliès des parties, et à quel degré ; il sera fait mention de la demande et des réponses des témoins. »

44. La Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative au droit au respect de la vie privée se lit comme suit :

« (...) L’Assemblée est consciente que le droit au respect de la vie privée fait souvent l’objet d’atteintes, même dans les pays dotés d’une législation spécifique qui la protège, car la vie privée est devenue une marchandise très lucrative pour certains médias. Ce sont essentiellement des personnes publiques qui sont les victimes de ces atteintes, car les détails de leur vie privée représentent un argument de vente. En même temps, les personnes publiques doivent se rendre compte que la position particulière qu’elles prennent dans la société, et qui est souvent la conséquence de leur propre choix, entraîne automatiquement une pression élevée dans leur vie privée. (...)

C’est au nom d’une interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, que bien souvent les médias commettent des atteintes au droit au respect de la vie privée, estimant que leurs lecteurs ont le droit de tout savoir sur les personnes publiques. (...)

Il est donc nécessaire de trouver la façon de permettre l’exercice équilibré de deux droits fondamentaux, également garantis par la Convention européenne des Droits de l’Homme : le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.

L’Assemblée réaffirme l’importance du droit au respect de la vie privée de toute personne, et du droit à la liberté d’expression, en tant que fondements d’une société démocratique. Ces droits ne sont ni absolus ni hiérarchisés entre eux, étant d’égale valeur.

L’Assemblée rappelle toutefois que le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme doit protéger l’individu non seulement contre l’ingérence des pouvoirs publics, mais aussi contre celle des particuliers et des institutions privées, y compris les moyens de communication de masse. (...)

L’Assemblée invite les gouvernements des Etats membres à se doter, si elle n’existe pas encore, d’une législation garantissant le droit au respect de la vie privée qui contienne les lignes directrices suivantes ou, si une législation existe, à la compléter par ces lignes directrices :

i. garantir la possibilité d’intenter une action civile pour permettre à la victime de prétendre à des dommages et intérêts, en cas d’atteinte à sa vie privée ;

ii. rendre les directeurs de publication et les journalistes responsables des atteintes au droit au respect de la vie privée commises par leurs publications au même titre qu’ils le sont pour la diffamation ;

iii. obliger les directeurs de publication à publier, à la demande des personnes intéressées, des rectificatifs bien visibles, après avoir communiqué des informations qui se sont révélées fausses ;

iv. envisager des sanctions économiques à l’encontre des groupes de presse qui portent atteinte à la vie privée de façon systématique ;

v. interdire le fait de suivre ou de pourchasser une personne pour la photographier, la filmer ou l’enregistrer, de telle sorte qu’elle ne puisse jouir, dans la sphère de sa vie privée, de l’intimité et de la tranquillité normales, voire de telle sorte que cette poursuite provoque des dommages physiques ;

vi. prévoir une action civile (procès privé) par la victime contre un photographe ou une personne directement impliquée, quand des paparazzis se sont introduits illicitement ou ont utilisé « des téléobjectifs ou des micros » pour obtenir des enregistrements qu’ils n’auraient pas pu obtenir sans intrusion ;

vii. prévoir une action judiciaire d’urgence au bénéfice d’une personne qui a connaissance de l’imminence de la diffusion d’informations ou d’images concernant sa vie privée, comme la procédure de référé ou de saisie conservatoire visant à suspendre la diffusion de ces données, sous réserve d’une appréciation par le juge du bien-fondé de la qualification d’atteinte à la vie privée ;

viii. encourager les médias à établir leurs propres directives en matière de publication et à créer un organe auquel tout citoyen pourrait adresser une plainte pour atteinte à la vie privée, et demander la publication d’un rectificatif ; (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

45. Les requérants estiment que le retrait des points de vente du numéro du 30 janvier 1997 de l’hebdomadaire Ciné Télé Revue a violé leur droit à la liberté d’expression et de diffuser des informations que consacre l’article 10 de la Convention, au terme duquel :

Article 10

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Arguments des parties

1. Le Gouvernement

46. Le Gouvernement, qui reconnaît en l’espèce l’ingérence des autorités publiques dans la liberté d’expression des requérants, expose que la mesure litigieuse était prévue par la loi et ne contrevenait pas à l’article 25 de la Constitution. Cette disposition ne prohibe en effet que les mesures préalables à la publication d’un écrit et à sa diffusion, par exemple en le soumettant à une autorisation et à un contrôle, alors que l’hebdomadaire litigieux était publié et largement diffusé au moment où le retrait de la vente a été ordonné, comme l’affirment euxmêmes les requérants. Si la mesure restreignait sans conteste la liberté d’expression, elle n’équivalait pas à une censure.

47. La mesure litigieuse est prévue par les articles 18, alinéa 2, et 584 du code judiciaire, combiné avec l’article 1382 du code civil. Si la possibilité pour le juge de prononcer des ingérences préalables à l’exercice de la liberté d’expression est controversée, ou à tout le moins débattue, celle de prononcer des mesures non préalables ne fait aucun doute. C’est bien de cette dernière possibilité qu’il s’agit en l’espèce, puisque l’hebdomadaire avait déjà été largement diffusé et que le juge s’est contenté de limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé en ordonnant le retrait de la publication, qui portait atteinte au droit d’une personne et engageait, prima facie, la responsabilité des requérants. La mesure de retrait de la vente s’analyse comme une mesure de réparation en nature d’un dommage subi, visant à le faire cesser ou à éviter son aggravation. C’est ce qu’a relevé la Cour de cassation dans son arrêt du 29 juin 2000 en constatant que « le juge peut en vertu de l’article 1382 du code civil enjoindre à l’auteur du dommage de faire cesser l’état de chose qui cause le préjudice ». La Cour a d’ailleurs déjà reconnu que l’article 1382 puisse, sur base de la responsabilité civile, constituer une base légale suffisante pour des mesures d’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I) et qu’une procédure en référé destinée à faire cesser un trouble manifestement illicite constitue la base légale d’une mesure provisoire (Radio France et autres c. France, no 53984/00, Recueil 2004-II).

48. Le Gouvernement considère en outre que la mesure poursuivait des buts légitimes : assurer la protection des droits d’autrui à la vie privée, à la réputation, ainsi qu’aux droits de la défense, et empêcher la divulgation d’informations confidentielles et assurer la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire, en protégeant la réputation d’un magistrat contre un article nuisant à son image sans contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Cumpana et Mazare c. Roumanie, no 33348/96, 10 juin 2003). D’une part, les notes publiées faisaient partie d’un dossier personnel de la juge D., qui ne s’attendait pas à devoir les remettre à la commission parlementaire et qu’elle n’avait pas l’intention de donner à qui que ce soit. Il en résulte, par cela seul, que leur publication nuisait à l’intégrité et au respect de la vie privée de cette personne. Ces pièces avaient un caractère secret et confidentiel, ce que le président de la commission parlementaire a spécifié publiquement, en rappelant qu’elles ne pouvaient être consultées qu’à huis clos et sur place par les membres de la commission qui ne pouvaient en prendre copie. Les publication et diffusion de ces documents, dont le caractère confidentiel avait été consacré publiquement, étaient couvertes par le secret de l’instruction, tel qu’il est notamment prévu par l’article 458 du code pénal et l’article 8 nouveau de la loi du 3 mai 1880. Selon le Gouvernement, les requérants n’ignoraient ni la confidentialité ni l’origine frauduleuse des pièces, parmi lesquelles auraient figuré en outre des notes de l’avocat de la juge (Erdem c. Allemagne, no 38321/97, Recueil 2001-VII). La lecture d’extraits très partiels de ces notes par des membres de la commission parlementaire n’est pas de nature à enlever à ces notes leur caractère confidentiel et les titres de l’article litigieux démontrent que le contenu de ces notes n’avait pas fait l’objet d’une large médiatisation. Les commentaires déplacés, voire injurieux, qui accompagnaient la diffusion des notes dans l’article montrent que ce dernier ne visait pas à contribuer au débat sur certains dysfonctionnements de la justice puisqu’ils visaient la personnalité même de la magistrate comme femme, mère et être humain doté de sentiments. L’Etat n’a, du reste, nullement cherché à éviter le débat sur les dysfonctionnements de la justice puisqu’il a lui-même décidé de médiatiser les auditions de la commission parlementaire en assurant sa diffusion à la télévision, permettant par là toutes sortes de débats, commentaires et diffusion d’informations et d’idées sur la question, par tous les organes de presse, écrivains, commentateurs politiques ou par toute personne s’intéressant à la question.

49. Enfin, l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique, selon le Gouvernement qui rappelle que les journalistes doivent respecter les droits des personnes mises en cause (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, 24 juin 2004), ne pas franchir les bornes fixées aux fins d’une bonne administration de la justice et ne pas porter indûment atteinte à l’autorité du pouvoir judiciaire. Le Gouvernement relève qu’il s’agissait de la publication de notes confidentielles dont certaines étaient des échanges entre client et avocat, dans un article hors de propos avec un quelconque débat judiciaire puisqu’il ne critiquait pas l’impartialité et le professionnalisme de la juge, mais uniquement sa personnalité. Il s’agissait par ailleurs d’une mesure limitée dans le temps et l’Etat a évité de recourir à des actions et mesures pénales, comme il en avait la possibilité par ailleurs. Enfin, la juge avait aussi saisi la juridiction de fond d’une action en responsabilité de l’auteur de l’article et les requérants pouvaient saisir les juridictions du fond pour faire valoir que d’autres mesures auraient suffi pour atteindre le but recherché ou pour contester leur responsabilité civile.

2. Les requérants

50. Les requérants soutiennent d’abord que l’ingérence en cause n’est pas prévue par la loi. En effet, l’application combinée des articles 18, alinéa 2, et 584, 1 du code judiciaire ne constitue pas « une loi expresse et précise » au sens de la Convention. D’une part, les décisions des 30 janvier et 5 février 1997 ne répondaient pas aux conditions d’urgence et de provisoire qu’impose l’article 18, dans la mesure où elles ne limitaient pas la mesure de retrait dans le temps et où des exemplaires de la revue étaient déjà distribués. Certains auteurs et de nombreuses décisions de jurisprudence sont d’avis que le juge des référés ne peut agir en restreignant préventivement la liberté d’expression, à défaut de fondement juridique suffisant. Au moment où les décisions litigieuses ont été prises, la presse a d’ailleurs été unanime pour dire qu’il s’agissait d’un cas rare en Belgique. S’il est vrai que l’article 1382 du code civil énonce le principe général de la responsabilité civile ayant entraîné un dommage à autrui, cette disposition vise à réparer et non à empêcher ou à prévenir des dommages que l’abus apparent de la liberté d’expression aurait engendré ou risque de causer. Par ailleurs, le recours à l’article 1382 du code civil pour justifier le retrait comme valant anticipation sur la sanction à venir ne saurait être justifié, d’une part, parce que les requérants n’ont jamais été condamnés au fond et, d’autre part, parce qu’il n’existe pas de jurisprudence constante sur l’article 1382 en tant que fondement juridique de mesures à caractère préventif, ce qui ôte à ce texte tout caractère de prévision et de prévisibilité dans ce domaine. Les requérants rappellent aussi que l’affaire De Haes et Gijsels dont le Gouvernement se prévaut, concernait une mesure de sanction a posteriori prise par un juge du fond.

51. Les requérants considèrent également que l’ingérence ne poursuivait pas un but légitime. D’une part, la juge D. n’était ni prévenue, ni inculpée, ni même accusée de quoi que ce soit, puisqu’elle ne s’était présentée que comme témoin devant la Commission d’enquête et « qu’il est impossible que la juge D. ne savait pas que son dossier allait lui être demandé lors de sa deuxième audition du 18 décembre 1996 ». Rien ne permettait d’ailleurs de dire que ces notes émanaient de l’avocat de la juge. Il ne saurait pas non plus être question d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et d’assurer la protection du pouvoir judiciaire, les notes remises à la Commission d’enquête n’étant pas couvertes par le secret de l’instruction et leur contenu, concernant la manière de se comporter, n’avaient pas en ellemême un caractère confidentiel. Par ailleurs, aucune des notes publiées n’émanait de l’avocat de la juge, selon les déclarations faites par celle-ci devant la Commission d’enquête parlementaire.

52. Les requérants exposent que l’on ne saurait, d’autre part, parler d’atteinte au droit à la vie privée de la juge. Ils ajoutent que la doctrine et la jurisprudence sont d’avis que l’immunité de la vie privée doit céder le pas devant l’exigence de l’information à l’égard de tout ce qui peut être d’intérêt public pour le citoyen. Or, du fait de la Commission d’enquête, il ne saurait être contesté que la juge était un personnage public et central dans l’affaire. Le public et les parents des victimes attendaient beaucoup de la Commission d’enquête, raison pour laquelle il avait été décidé que les auditions seraient publiques et retransmises en direct à la télévision. Il est aussi apparu des questions des commissaires, lors de la troisième audition de la juge, que les notes remises le 18 décembre 1996 ne donnaient pas d’informations sur l’enquête mais bien sur la manière de se conduire devant la Commission d’enquête. La publication de ces notes présentait donc un intérêt pour le public. Or, la jurisprudence enseigne qu’il y a un intérêt légitime justifiant la publication d’informations personnelles lorsqu’elle apporte une contribution à un débat public relatif à une question d’intérêt général (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 50, CEDH 1999I). D’ailleurs, les commentaires de l’article litigieux ne faisaient que reprendre les questions que s’étaient déjà posées les commissaires, les parents des victimes, la presse et le public en général. Il n’y avait pas non plus dans l’article litigieux de révélations concernant la vie privée de la juge, qui avait d’ailleurs elle-même donné les informations reprises dans les notes publiées dans l’hebdomadaire du 30 janvier 1997 lors de ses trois auditions devant la Commission d’enquête. La reproduction d’une partie des notes relevait du droit du journaliste d’investigation de publier ses sources et par là de crédibiliser son enquête.

53. Selon les requérants, l’ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique, car l’atteinte portée à la liberté d’expression ou d’information ne peut se justifier que dans la mesure où le caractère offensant de l’imputation est évident et où il est certain que l’interdiction faite atteindra l’objectif qui lui est assigné. Or, les décisions critiquées, qui se fondaient sur une apparence de violation des droits de la défense et du droit à la vie privée, ne relèvent pas le caractère offensant de l’imputation. Par ailleurs, certains exemplaires de la revue étaient déjà en vente lorsque la première ordonnance, celle du 30 janvier 1997, a été signifiée au premier requérant. De plus, les faits relatés avaient déjà longuement été évoqués lors de la troisième audition de la juge du 14 janvier 1997, retransmise en direct à la télévision, et ensuite dans la presse le 15 janvier 1997. L’effet utile, ainsi que l’urgence, faisait donc défaut, les faits relatés ayant reçu antérieurement une diffusion et une publicité de grande ampleur (arrêts Observer et Guardian c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A no 213, §§ 68 et 69, et Vereniging Weekblad Bluf c. Pays-Bas du 9 février 1995, série A no 306A). Qui plus est, ce n’est que par l’arrêt du 8 mai 1998 que l’interdiction de distribution de l’hebdomadaire Ciné Télé Revue du 30 janvier 1997 a été limitée à quatre mois. S’agissant d’un hebdomadaire d’actualité, cette limitation de trois mois équivalait à une mesure d’interdiction illimitée et définitive.

54. Les requérants concluent que l’ingérence n’était pas non plus proportionnée au but légitime poursuivi (Bergens Tidende c. Norvège, no 26132/95, Recueil 2000-IV ; Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 49, 27 mai 2004).

B. Appréciation de la Cour

55. La mesure litigieuse sanalyse en une « ingérence » dans lexercice par les intéressés de leur liberté dexpression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint larticle 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, §§ 34-37 ; Fressoz et Roire, précité, § 41).

1. « Prévue par la loi »

56. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » non seulement impose que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi vise la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible dans ses effets (voir, par exemple, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002II, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 56, CEDH 2001VIII et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999III). La condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (Karademirci et autres c. Turquie, nos 37096/97 et 37101/97, § 40, CEDH 2005I).

57. La Cour constate que la Cour de cassation belge a relevé qu’en vertu de l’article 1382 du code civil, le juge des référés peut enjoindre à l’auteur d’un dommage de faire cesser l’état de choses qui cause le préjudice et qu’il ne pouvait, en l’espèce, être question de censure contraire à l’article 25 de la Constitution dès lors que l’hebdomadaire en cause avait déjà été diffusé au moment où la mesure de retrait de la vente fut prise. L’application combinée de l’article 1382 du code civil et des articles 18, alinéa 2, et 584 du code judiciaire devait être considérée comme visant à limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé à la juge par la publication de l’article.

Rappelant que, selon sa jurisprudence constante, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne, la Cour n’aperçoit aucun motif de s’écarter en l’espèce de la conclusion de la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 97, 15 juillet 2003). En l’espèce, il apparaît clairement des faits que la juge a engagé son action le jeudi soir, après avoir été informée de la teneur de l’article paru dans la revue mise en vente le jeudi matin. Il ne saurait donc être question de mesure préalable à la publication comme le prétendent les requérants. L’un des arguments soulevés par ces derniers, à l’appui de la thèse selon laquelle la mesure en cause n’était pas « nécessaire », est d’ailleurs la circonstance que la revue avait déjà été amplement diffusée.

58. L’argument des requérants selon lequel la juge n’a pas agi au fond contre eux est sans pertinence, dans la mesure où elle l’a fait contre l’auteur de l’article. De l’avis de la Cour, le fait qu’elle ait agi en référé contre les requérants et au fond contre l’auteur confirme plutôt la thèse du Gouvernement, partagée par la Cour de cassation, selon laquelle la procédure en référé visait à limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé.

59. Quant à la prévisibilité de la mesure litigieuse, il existait aussi des précédents judiciaires en matière de presse télévisée. Les requérants – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – pouvaient donc prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter de la publication de l’article litigieux. A cet égard, la Cour rappelle qu’il peut être difficile, dans le domaine considéré, de rédiger des lois d’une totale précision et une certaine souplesse peut même se révéler souhaitable pour permettre aux juridictions internes de faire évoluer le droit en fonction de ce qu’elles jugent être des mesures nécessaires dans l’intérêt de la justice (Société Prisma Presse c. France (déc.), no 66910/01, 1er juillet 2003 ; Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, § 33) et de l’évolution des conceptions de la société (Müller c. Suisse, arrêt du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29). La Cour rappelle que l’on doit attendre de professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques pouvant résulter de leurs actes (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996V, § 35) et constate que les requérants sont respectivement éditeur responsable et maison d’édition (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 46 à 48, CEDH 2004-VI).

Quant aux conséquences pouvant résulter de la publication de l’article litigieux, la Cour rappelle aussi les termes du point 14. de la Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée qui invite notamment (rubriques i, ii et vii) les Etats à garantir la possibilité d’intenter une action civile pour permettre à la victime de prétendre à des dommages et intérêts, en cas d’atteinte à sa vie privée, de rendre les directeurs de publication et les journalistes responsables des atteintes au droit au respect de la vie privée commises par leurs publications au même titre qu’ils le sont pour la diffamation et de prévoir une action judiciaire d’urgence au bénéfice d’une personne qui a connaissance de l’imminence de la diffusion d’informations ou d’images concernant sa vie privée.

60. La Cour en conclut que l’ingérence était donc bien « prévue par la loi ».

2. Buts légitimes

61. La Cour constate que lingérence avait pour but de protéger la réputation et les droits dautrui, un but légitime prévu explicitement par le paragraphe 2 de l’article 10. Eu égard à cette conclusion, la Cour ne voit pas l’utilité de se prononcer sur la question de savoir si la mesure avait aussi pour but de protéger, comme le soutient le Gouvernement, d’autres « buts légitimes ».

3. « Nécessaire dans une société démocratique »

62. La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.

a) Principes généraux

63. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, § 51 ; Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).

64. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire, précité, § 45). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des faits reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci ont agi (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 2547-2548, § 51 ; Lehideux et Isorni, précité, § 51).

65. La Cour a par ailleurs souligné à de très nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Elle a en particulier précisé que, si la presse ne doit pas franchir certaines limites, notamment quant aux droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général ; à sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999-III, et Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 55, CEDH 2002-V). La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, par exemple, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, 3e alinéa, CEDH 2004IV et l’arrêt Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).

66. Il convient aussi de rappeler que quiconque, y compris un journaliste, exerçant sa liberté dexpression, assume des « devoirs et responsabilités » dont létendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine). La garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de foi dans le respect de la déontologie journalistique (Goodwin, précité, § 39 ; McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, §§ 83-86, CEDH 2002-III, et Colombani, précité, § 65). En outre, la Cour rappelle que si, en fournissant un support aux auteurs, les éditeurs participent à l’exercice de la liberté d’expression, en corollaire ils partagent indirectement les « devoirs et responsabilités » que lesdits auteurs assument lors de la diffusion de leurs écrits (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV).

67. La Cour doit par ailleurs vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70 in fine). Cette dernière disposition peut nécessiter l’adoption de mesures positives propres à garantir le respect effectif de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover, précité, § 57 ; Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, §§ 61-62).

68. Dans les affaires relatives à la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression dont la Cour a eu à connaître, elle a toujours mis l’accent sur la nécessité que la publication d’informations, de documents ou de photos dans la presse serve l’intérêt public et apporte une contribution au débat d’intérêt général (voir, récemment, Tammer c. Estonie, no 41205/98, CEDH 2001-I, §§ 64 et suiv. ; News Verlags GmbH & Co. KG, précité, §§ 52 et suiv., CEDH 2000-I, et Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, §§ 33 et suiv., 26 février 2002). S’il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de personnalités politiques (Editions Plon, précité, § 53), des publications ayant eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie privée d’une personne, quelle que soit la notoriété de celle-ci, ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65, ainsi que, mutatis mutandis, Campmany y Diez de Revenga et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000-XII, Julio Bou Gibert et El Hogar Y La Moda J.A. c. Espagne (déc.), no 14929/02, 13 mai 2003).

b) Application en l’espèce

69. La mesure de retrait de la vente a été justifiée par les juridictions internes par le fait que les documents publiés étaient couverts par le secret de l’enquête parlementaire, que l’article portait gravement atteinte aux droits de la défense de la juge D. et au respect de sa vie privée dans la mesure où, au-delà de l’activité professionnelle de la juge, c’est sa personnalité même qui faisait l’objet de commentaires.

70. Le caractère confidentiel du dossier remis par la juge ne faisait aucun doute et des mesures spéciales avaient été prises pour le garantir. Cette circonstance, d’ailleurs rappelée au début de l’article, n’était ignorée ni des requérants ni de l’auteur de l’article. Passer outre le caractère confidentiel nécessitait des raisons impérieuses d’intérêt d’information du public. La cour examinera si de telles raisons existaient en l’espèce dans le cadre de son examen des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions nationales pour justifier l’ingérence.

71. Les tribunaux saisis ont également justifié l’ingérence par l’atteinte portée aux droits de la défense de la juge D. Les requérants affirment à cet égard que la juge D. n’était ni prévenue, ni inculpée, ni accusée de quoi que ce soit et qu’elle n’a comparu que comme témoin devant la Commission d’enquête. Rappelant qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter le droit interne, la Cour estime que la considération que les droits de la défense de la juge D. étaient en jeu n’est ni déraisonnable ni arbitraire. S’il est clair que la juge n’était pas, devant la Commission d’enquête, sous le coup d’une « accusation » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Saunders c. Royaume-Uni, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, § 67), force est de constater que les pouvoirs d’une commission d’enquête parlementaire sont en Belgique extrêmement étendus, puisqu’ils peuvent prendre toutes les mesures d’instruction prévues par le code d’instruction criminelle et peuvent entrer en concours avec des enquêtes judiciaires. Bien qu’elle ne pouvait être tenue de témoigner contre ellemême en vertu de l’article 8 nouveau de la loi du 3 mai 1880, la législation faisait obligation à la juge de déposer, sous serment, devant la Commission et tout faux témoignage était en outre passible d’une peine de 2 mois à 3 ans de prison et d’une interdiction des droits électoraux variant de 5 à 10 ans. Vu les aspects spécifiques de la procédure d’enquêtes parlementaires et le fait que ces enquêtes peuvent entrer en concours avec des enquêtes judiciaires ou disciplinaires, les témoignages faits devant la Commission d’enquête peuvent par la suite avoir des répercussions sur la situation de la personne entendue, notamment en application de l’article 10 de la loi du 3 mai 1880. La cour note aussi que l’auteur de l’article litigieux mentionne expressément à ce propos que « chacun a bien évidemment le droit de se défendre. »

72. Il ne fait pas de doute que l’article litigieux se rattachait à un sujet d’intérêt général qui suscitait de nombreux débats. Les travaux de la « Commission Dutroux » s’inscrivaient dans un débat public amplement ouvert à l’époque des faits et articulé autour de l’attitude des autorités belges et, notamment des autorités judiciaires, dans les enquêtes sur les disparitions d’enfants. Il faut cependant encore examiner si, à la lumière de son contenu et du contexte général de la présente affaire, cet article contribuait à la discussion publique de ces questions qui intéressaient la vie de la collectivité et s’il s’inscrivait dans la mission que les médias se voient confier dans une société démocratique. Nul doute que les notes publiées et leurs commentaires pouvaient satisfaire une certaine curiosité du public. Cet aspect ne saurait cependant suffire. Pour légitimer la diffusion, les informations publiées par les requérants devaient aussi posséder la composante essentielle de l’intérêt public. Il convient dès lors, pour peser les intérêts en jeu, de prendre en compte la nature et le contenu de l’article litigieux.

73. Une des informations essentielles qui était fournie dans l’article était que, sur la base du contenu de ses notes, on pouvait déduire que la juge s’était « préparée » préalablement à son audition devant la Commission d’enquête afin d’y faire « bonne figure ». Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une révélation puisque l’article lui-même relève que la juge avait prononcé, lors de son audition, la phrase suivante : « Quand je passais un examen à l’université, je m’y préparais aussi ... ». La Commission d’enquête l’avait aussi spécifiquement interrogée sur ce point lors de son audience du 14 janvier 1997, retransmise intégralement et en direct à la télévision.

Dans son édition du 31 janvier 1996, le quotidien « le Soir » relevait d’ailleurs que les notes ne révélaient que peu de choses intéressantes, excepté la « préparation » préalable (voir supra, paragraphe 18).

On peut donc difficilement considérer, à cet égard, que l’article litigieux a servi l’intérêt public.

74. Plus spécifiquement, l’article reproduisait, accompagné de longs commentaires, certaines pièces rédigées en vue de préparer son audition par la Commission d’enquête. Ces pièces étaient écrites de sa main ou rédigées par des tiers qu’elle avait consultés à cet effet.

75. Dans une société fondée sur la prééminence du droit et le respect des droits de la défense, il est normal qu’un justiciable désireux d’obtenir des conseils en vue d’une comparution en justice ou devant une commission d’enquête dotée de large pouvoirs d’investigation puisse le faire dans des conditions propices à une pleine et libre discussion. Ce principe – qui fonde le régime privilégié dont bénéficie la relation avocatclient (Campbell c. Royaume- Uni, arrêt du 25 mars 1992, série A no 233, §§ 44-48) – ne se limite pas à cette seule relation et s’étend aux conseils qui peuvent être fournis ponctuellement à une personne. La Cour rappelle à cet égard que les systèmes juridiques des Etat membres connaissent nombre de procédures où un justiciable peut agir seul, sans représentation obligatoire d’un avocat, ou des situations où une partie est amenée à agir seule (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, 15 février 2005 ; McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, CEDH 2002). La confidentialité de pareils documents constitue un droit fondamental pour un individu et touche directement les droits de la défense. C’est pourquoi une dérogation à ce principe ne peut être autorisée que dans des cas exceptionnels (Erdem, précité, § 65).

76. Outre le contenu même de l’article litigieux, un élément fondamental à cet égard est le fait que les audiences tenues par la Commission d’enquête étaient intégralement retransmises à la télévision. Comme le soutient le Gouvernement, cette circonstance a permis tous débats, commentaires et diffusion d’informations et d’idées sur le sujet. Le public avait pu, de visu et auditu, prendre connaissance de nombre d’informations sur la question y compris sur le dossier remis par la juge et les notes y figurant, un sujet abordé lors de la troisième audition de la juge. La presse n’avait d’ailleurs pas manqué de les commenter amplement. La retransmission intégrale en direct des audiences tenues par la Commission d’enquête avait permis à l’ensemble du public d’être pleinement informé à cet effet. Les requérants sont restés à défaut de montrer que, même s’ils pouvaient répondre à la curiosité d’un certain public, la publication de certaines notes personnelles de la juge D. et les commentaires figurant dans l’article en cause révélaient de nouveaux éléments d’intérêt public et apportaient une contribution au débat qui existait quant aux travaux de la Commission d’enquête parlementaire.

77. L’ingérence a également été justifiée par l’atteinte portée à la vie privée de la juge D. La Cour constate à cet égard que, si certaines critiques sont énoncées dans l’article litigieux à l’égard de la juge, elles visent plutôt la personnalité propre de celle-ci, telle qu’elle ressort des notes figurant au dossier remis à la Commission d’enquête, que son attitude lors de l’audition par la Commission d’enquête ou comme juge d’instruction. Or, lorsque les informations fournies relèvent du plan personnel, les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation plus large (Société Prisma Presse, décision précitée, et, a contrario, Krone Verlag GMBH & Co. KG, précité, § 37).

78. S’agissant du conflit entre le droit de communiquer des informations et celui de voir protéger la réputation et les droits d’autrui, la Cour rappelle qu’elle a déjà indiqué que, dans certaines circonstances, une personne disposait d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Halford c. Royaume-Uni, arrêt du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, § 45 ; Von Hannover, précité, § 51). Or la Cour réitère que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23, Stjerna c. Finlande, arrêt du 25 novembre 1994, série A no 299-B, p. 61, § 38, et Verliere c. Suisse (déc.), no 41953/98, 28 juin 2001). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’Etat jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (voir, parmi de nombreux précédents, Keegan c. Irlande, arrêt du 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, et Botta c. Italie, arrêt du 24 février 1998, Recueil 1998-I, § 33).

A cet égard, la Cour tient également à rappeler la Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, qui souligne « l’interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression » par certains médias, dans la mesure où ils cherchent à justifier les atteintes au droit inscrit à l’article 8 de la Convention en considérant que « leurs lecteurs auraient le droit de tout savoir sur les personnes publiques » (paragraphe 44 ci-dessus ; Von Hannover, précité, § 42, et Société Prisma Presse, décision précitée).

79. La Cour a affirmé à plusieurs reprises que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que l’article publié apporte au débat d’intérêt général. Or force est de constater qu’en l’espèce cette contribution fait défaut (paragraphes 72 à 74 ci-dessus).

80. Figure également, dans l’article litigieux, une copie d’une correspondance privée de la juge au sens le plus strict du terme. Une pièce relative à des aspects purement privés de la vie d’une personne ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société et les requérants n’ont pas expliqué quels motifs sérieux en justifiait la publication intégrale.

81. Qui plus est, l’utilisation du dossier remis à la Commission d’enquête et les commentaires figurant dans l’article pénètrent au cœur du « système de défense » qu’aurait adopté, ou pu adopter la juge devant la Commission. Or, l’adoption d’un « système de défense » entre dans le « cercle intime » de la vie privée d’une personne et la confidentialité de telles données personnelles doit être garantie et protégée contre toute immixtion.

82. En conclusion, l’article en cause et sa diffusion ne peuvent être considérés comme ayant contribué à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (voir, mutadis mutandis, Jaime Campmany et LopezGaliacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, 12 décembre 2000).

83. Sur la base des ces éléments, la Cour considère que les motifs avancés par les tribunaux pour justifier la condamnation des requérants étaient pertinents et suffisants.

84. Quant à la « proportionnalité » de l’ingérence litigieuse, la Cour estime que la mesure litigieuse ne saurait être considérée comme disproportionnée au but poursuivi. En effet, elle s’est bornée à imposer aux deux requérants, pour une période limitée à quatre mois par la cour d’appel, l’obligation de retirer de la vente les exemplaires déjà diffusés, dans les trois heures de la signification de l’ordonnance du 30 janvier 1997. S’y est ajouté, pour les seuls premiers requérants, la condamnation à prendre, dans le même délai toutes les mesures utiles pour informer du retrait de la vente les responsables des points de vente où l’hebdomadaire litigieux avait été diffusé. L’astreinte de 10 000 BEF par exemplaire vendu le 31 janvier 1997 ne visait que les cas où il serait établi que le libraire concerné n’avait pas été avisé de l’obligation de retrait de la vente.

85. Eu égard à ce qui précède, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention de ce chef.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 53 DE LA CONVENTION

86. Les requérants invoquent également une violation de l’article 53 de la Convention, estimant que leur condamnation a méconnu l’article 25 de la Constitution belge, et que, dans la mesure où cette disposition constitutionnelle organise un régime plus protecteur que celui de l’article 10 de la Convention, son application aurait dû être garantie par l’article 53 de la Convention.

87. Dans le cadre de son examen du grief tiré de l’article 10 de la Convention, la Cour a conclu que l’ingérence en cause était « prévue par loi », en constatant que la décision de retrait de la vente ne constituait pas une mesure préalable à la publication, la procédure en référé visant à limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé (paragraphes 56 à 60 ci-dessus). Eu égard à cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le présent grief, fondé sur l’assertion d’une violation de l’article 25 de la Constitution belge.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

2. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article 53 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 novembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Nielsen Christos Rozakis
Greffier Président